Vivement demain




6h15, Lucas s’éveillait lentement. C’était une journée particulière.

— Oh que c’est bon d’avoir passé une bonne nuit. Tu te rends compte Louise, que quand on était jeune, on devait avaler des tonnes de médicaments pour réussir à dormir correctement. On ne s’endormait jamais quand on le voulait, on se réveillait trop tôt ou trop tard, et jamais du bon pied.

Louise sourit à cette évocation. Elle leva ses grands yeux clairs vers le ciel pour se plonger dans ses souvenirs.

— Le monde a bien changé en peu de temps. Tu te rappelles que lorsqu’on s’est rencontré, quand nous nous sommes mariés, il avait fallu que quelqu’un de la famille se dévoue pour conduire la voiture qui nous a emmenés à la mairie. Quel risque insensé quand on y pense. Comment pouvait-on vivre comme ça ? La moindre erreur humaine, la moindre faute d’inattention, et c’était l’accident. Tout ça a bien changé et c’est tant mieux. Au moins, avec un véhicule automatique sans chauffeur, nous n’avons plus à craindre l’accident.

— Et tu te rends compte que l’on mangeait n’importe quoi aussi. On mangeait ce qui nous tombait sous la main, sans savoir ce dont on avait besoin. C’est à se demander comment on faisait pour ne pas être malade, parce que finalement les gens, ils vivaient quand même, et ils grandissaient. C’est surprenant.

Lucas et Louise se connaissaient depuis plus de 70 ans. Ils avaient reçu de plein fouet la révolution numérique et s’y étaient adaptés avec une étonnante facilité : difficile de refuser le progrès lorsqu’il apporte plus de confort, une meilleure santé, et des conditions de vie améliorées.

Une légère impulsion micro-électrique traversa les électrodes implantées dans le cerveau de Lucas. Le signal se traduisit par la perception d’un son entraînant. Le vieil homme alerte reconnut parfaitement le jingle qui l’invitait à venir consulter une nouvelle information sur sa console. Il plia son avant-bras décharné et porta un regard fatigué vers l’écran souple qui formait une seconde peau. Il lut l’information et ronchonna.

— Louise, on parle, on parle, mais on n’a pas encore pris notre petit-déjeuner. Mon assistant dit qu’il faut s’alimenter maintenant si je veux conserver des paramètres optimum.

Louise sourit d’un air entendu. Lucas avait toujours fait preuve de beaucoup de rigueur dans le suivi des recommandations. C’était la voie la plus sage pour ne pas dévier du modèle raisonnable et ne pas risquer de sombrer dans des abîmes bestiales. Le passé regorgeait d’exemples d’individus dont les émotions incontrôlées s’étaient retournées contre eux : Van Gogh avait souffert d’accès psychotiques qui avaient conduit à sa mort, Gauguin avait tenté de se suicider avant de mourir d’une blessure à la jambe causée par une bagarre.

Néanmoins, Louise s’était toujours octroyée un peu plus de largesse que Lucas, n’hésitant pas à désactiver les alarmes de premier niveau. L’assistance avait ses avantages : suivi permanent des paramètres vitaux, suggestion de repas individualisés, information sur les heures de coucher et de lever les plus opportunes, amélioration du sommeil grâce aux injections finement dosées de sédatif… Louise ne s’en plaignait guère, mais de temps à autre elle appréciait un peu de liberté, elle était heureuse de s’accorder du temps pour rêvasser. « Ce ne sont pas des machines, aussi efficaces soient-elles, qui vont commander ma vie ! », avait-elle coutume de dire, fière de sa petite rébellion.

Ils se rendirent dans la cuisine d’un pas lent mais assuré.

— Tu te rappelles mon lapinou, au début de notre vie, quand il fallait que je te prépare tes repas, que je te servais de bonne à tout faire, c’était le bon temps pour toi.

Lucas éclata de rire, dévoilant ainsi une rangée de dents que les soins dentaires avaient su préserver parfaite.

— C’est ça, plains-toi ma Louise, j’aimerais bien savoir lequel de nous deux aura le plus passé sa vie à servir l’autre.

Ce fut au tour de Louise de rire. Elle s’approcha du cuisineur, cet appareil sans lequel on ne pouvait concevoir la pièce à manger, qui permettait de maintenir automatiquement les denrées au frais, les congeler, les réchauffer, les cuire, les faire mijoter, en prenant en compte les bilans médicaux des gourmets. L’appareil, qui n’existait pas 40 ans auparavant mais avait su rapidement se rendre indispensable, détecta la venue de Louise. La porte s’éclipsa, le plateau s’étira jusqu’à la table pour y déposer les assiettes remplies.

Une fois le petit-déjeuner enfourné, une bonne toilette s’imposa. Ils savouraient leur dernière bouchée lorsque le siège où ils étaient confortablement engoncés prit paisiblement le chemin de la salle d’eau. Le progrès avait ses limites. Ils durent se lever et se déshabiller seuls, l’assistance se limita au porte-vêtements qui maintint au sec leurs effets personnels durant la douche.

Rassasiés et lavés, ils étaient prêts pour l’action : place au télé-achat.

— On n’est pas bien là ma Louise, à saliver devant toutes ces merveilles ?

Ils ressentaient un sentiment de plénitude totale, confortablement installés face à l’écran géant dont la nanostructure recouvrait la totalité du mur. Ils étaient noyés sous les informations visuelles et les commentaires élogieux. Ils pouvaient, sans la moindre réflexion, avec l’impulsivité dont savent faire preuve les enfants, commander tout ce qui leur faisait plaisir. Au télé-achat, seuls s’affichaient les articles en rapport avec les moyens financiers du potentiel acquéreur. Chaque prix proposé était personnalisé et prenait en compte les situations individuelles afin d’adapter les propositions de crédits et les différentes options d’achat comptant.

Passé l’heure des achats dirigés vint le repas du midi, suivi d’une sieste réparatrice. Ensuite le régulateur augmenta le nombre de pulsations cardiaques et la pression artérielle afin de mettre les organismes en condition pour la séance quotidienne d’exercice physique. Lucas et Louise retrouvèrent leur association de randonneurs pour une balade vivifiante d’une heure.

La balade terminée, ils s’affalèrent dans le siège de leur véhicule, l’habitacle se referma. Ils apprécièrent, à l’issue de cet effort, le confort du véhicule qui les ramenait sans souci au domicile.

La journée se termina par une séance de balnéothérapie pour favoriser la circulation sanguine.
Louise et Lucas se regardèrent avec un sourire bienveillant.

— Ce soir ce n’est quand même pas une soirée comme les autres ! soupira Lucas.

— Et oui, il faut bien en passer par là, approuva Louise.

— Toute une vie à se mettre au lit le soir, pour profiter d’un sommeil réparateur, soupira Lucas avec nostalgie. Mais ce soir, pas de mise au lit, ce soir il est temps de mourir.
Son assistant – qui ne se trompait jamais – après avoir intégré tous les paramètres physiologiques de Lucas, avait rendu son verdict depuis bien longtemps déjà : c’était ce soir à 23h18 que le cœur de Lucas cesserait de battre.

Louise le regardait tendrement, elle vivrait encore 4 ans et 27 jours. Elle avait passé tant de temps avec Lucas, et ils avaient tant de souvenirs en commun. Ils allaient se quitter ce soir. Demain elle se réveillerait seule.

Ils se prirent la main. Elles étaient moites. Même si tout était prévu et planifié, l’instant qu’ils allaient vivre était unique dans une vie. Par bonheur, leur compagnon électronique personnel gérait habilement leur niveau émotionnel, sans quoi ils seraient probablement morts de frayeur avant l’heure prévue. Ils s’installèrent sur le siège, lequel se déplaça et s’installa dans le véhicule qui se détacha de leur appartement et se mit en route vers le cimetière.

Ils furent reçus au cimetière avec beaucoup de solennité, car les gens de leur génération, celle née avant la révolution numérique, étaient toujours un peu anxieux au moment de mourir. Pourtant il n’y avait là rien de bien dramatique. C’était le lot commun. Tout le monde en passait par là. Lucas s’installa confortablement dans le scanner, et Louise déposa avec délicatesse un grand baiser sur ses lèvres. Ils se sentaient comblés et heureux, preuve que leur régulation hormonale fonctionnait à merveille. Le technicien leur fit les recommandations d’usage puis encliqueta son connecteur sur la broche de Lucas, à la base de son crane, à l’arrière.

Il était 22h18. Dans exactement 60 minutes Lucas mourrait d’un arrêt cardiaque. Une heure, le délai légal était atteint, Lucas pouvait bénéficier d’une euthanasie médicale afin de mourir dignement, sans douleur, sans bave aux lèvres, sans yeux exorbités, sans rictus primitif, sans convulsions animales d’un autre âge.

Le technicien s’adressa solennellement à Louise pour lui demander son approbation :
— Madame ?
Elle lui répondit d’un signe de tête consentant.
Il se tourna vers Lucas. Même réponse avare de mots inutiles.
Louise et Lucas plongèrent leurs regards l’un dans l’autre. Ils étaient prêts.
Le laborantin effleura de son doigt la commande de validation sur l’écran. Lucas s’éteignit immédiatement. Ses paupières se fermèrent et il sombra dans un sommeil définitif. C’était le début.

Le transfert pouvait commencer, toutes les informations contenues dans son cerveau furent intégralement numérisées durant la nuit. Dès le lendemain matin à son réveil, Louise reprit avec Lucas leur discussion là où ils l’avaient arrêtée la veille, sans aucune coupure. La seule différence résidait dans l’absence du corps en chair et en os de Lucas. Louise devait s’adresser à lui via l’une des nombreuses interfaces. Il ne manquait que son corps physique, mais qui regrettait ce vieux corps décharné, poussif, malade, qui, à la fin, ne tenait encore debout que grâce à la magie de la médecine.

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