Une effervescence
inhabituelle agitait le paisible village de Mallemort. Un corps avait
été retrouvé déchiqueté dans la rivière. Une information triste
mais relativement commune : suicide, pari stupide entre
adolescents, chute en état d’ivresse, les raisons de finir en
décomposition dans la Durance ne manquaient pas.
L’affaire se corsa et prit
de l’ampleur lorsque plusieurs témoins affirmèrent avoir aperçu
un monstre marin qui ressemblait à un requin. La gazette locale, en
mal de lecteurs, sauta sur l’aubaine : le monstre de Mallemort
était né. Dans le village endormi,
il n’en fallut pas moins pour réveiller les vieilles légendes.
Les anciens savaient.
— Je
vous l’avais dit mais vous n’avez pas voulu me croire, piaffait
Jeannot.
— Voyons
Jeannot, tu racontais qu’un sanglier de trois cents kilos t’avait
frôlé. On ne parle pas de chasse, mais de pêche ! tentait de
lui expliquer Mathurin, le tenancier du bar du village, qui avait
pour habitude de jouer les juges de paix lorsque les esprits
échauffés ne parvenaient pas à se départager.
— Et
alors, vingt diou, tu me traiterais de menteur ?
— Bien
sûr que non, je t’aime trop pour ça mon Jeannot, mais ton
sanglier monstrueux, il ne nageait pas ?
Mathurin
avait fini sa phrase en s’étranglant de rire, imité par tous les
clients du bistrot.
— Chasse
ou pêche c’est pareil que je te dis ! Ça fait quarante-cinq
ans que je chasse et je pêchais que t’étais encore en couches,
alors je sais de quoi je parle quand même !
Mathurin
frappa dans ses mains rugueuses pour attirer l’attention.
— Avis
à tous, ce soir, daube de requin que Jeannot a tiré dans la forêt.
Et
tous de rire de plus belle. Jeannot s’avoua vaincu. On ne pouvait
rien tirer de ces entêtés.
— Oh
tiens, je laisse tomber, vous êtes trop de mauvaise foi, remets-moi
plutôt un petit jaune.
Les
débats philosophiques au Café de la Place se déroulaient toujours
sur ce modèle : un ronchon, des rires, et une tournée de
jaunes.
C’est
ainsi que le monstre marin de Mallemort se forgea son identité :
tous les esprits perspicaces approuvaient sa parenté avec les
requins plutôt que les sangliers.
Contre
toute attente, les témoignages de pêcheurs, randonneurs, promeneurs
s’accumulèrent, donnant de la crédibilité aux premiers récits.
La réputation du monstre de Mallemort s’étendit rapidement
au-delà des frontières du village. Pensez-vous, un requin dans une
rivière, il y avait de quoi alimenter les conversations jusqu’aux
prochaines élections.
Théo
n’avait pas prêté attention à cette histoire rocambolesque,
jusqu’à la lecture, par hasard, de l’interview d’un expert
piscicole qui expliquait que
la seule façon d’accorder du crédit à tous ces témoignages
était d’envisager la présence d’un silure aux dimensions
hors-normes. Ce poisson, récemment introduit par l’homme, montrait
des capacités d’adaptation stupéfiantes.
Théo
exulta, il ne pouvait contenir sa joie.
— Louise,
tu te rends compte, un monstre marin, là, juste au pied de la
maison. C’est ma chance !
Théo
avait exercé à peu près tous les métiers de la terre. Maçon,
peintre en bâtiment, livreur, accompagnateur touristique, tous les
petits boulots lui étaient passés entre les mains, sans qu’il
n’en retienne aucun. Là où une personne pessimiste voyait en lui
un bon à rien, il se définissait comme artiste décalé dont la
société contemporaine et mercantile était bien incapable de saisir
le talent.
Louise,
sa femme, lui trouvait certes des défauts, mais son apprenti poète
la faisait rêver, et c’était le plus important à ses yeux. Il
était son homme-enfant, avec des yeux qui pétillaient constamment
d’espoir. Dans son univers à elle, il n’y avait jamais eu de
place pour le chant des oiseaux, les couchers de soleil dont les
reflets illuminent tel un kaléidoscope la surface d’un lac de
montagne, ni les aventures sous-marines de Jules Verne. Son père
avait trimé toute sa vie sur une chaîne d’emballage, saisissant
au passage du tapis roulant les vis et boulons récalcitrants qui,
sans son intervention, auraient bloqué la bonne marche du vénérable
tapis, ogre infatigable qui avançait jour après nuit sans relâche.
Sa
mère, brave femme, s’était démenée avec les maigres ressources
du foyer pour offrir à ses cinq enfants un toit digne de ce nom,
propre et soigneusement rangé, et un repas suffisamment nourrissant.
Pour Louise, les rêves de princesses, les princes charmants, les
carrosses magiques n’étaient que des chimères imaginaires. Aussi,
lorsqu’elle obtint un emploi de greffière au tribunal de commerce,
elle vécut sa nomination comme la réussite de sa vie. Elle avait
enfin un métier, un vrai, respectable et dont elle était fière.
Elle disposait d’un bureau pour elle toute seule, avec un
ordinateur et une pile de dossiers tous plus importants les uns que
les autres. Sa voie était tracée, il ne lui manquait qu’un
amoureux. Théo remplit parfaitement ce rôle. Il vivait dans les
étoiles et apportait à Louise cette part de rêve qui lui faisait
tant défaut.
Après
s’être essayé à la peinture et la sculpture, Théo vivait
pleinement sa passion pour la photographie. Le monstre de Mallemort
enflamma son imagination. Il décréta instantanément que ce serait
lui, Théo, et lui seul, qui dévoilerait au monde des clichés
exclusifs. Cet animal était venu pour lui, c’était sa bonne
étoile qui le lui avait envoyé.
Sitôt
dit, sitôt fait, il se précipita pour prendre quelques leçons de
plongée sous-marine, puis parcourut les petites annonces sur
internet, à la recherche d’une paire de palmes, d’une bouteille
et d’un détendeur bon marché.
Le
seul obstacle qui lui barrait encore la route de la renommée était
le caisson étanche pour l’appareil photo. Impossible de trouver du
matériel photographique sous-marin à prix décent. Mais ce détail
n’était pas de taille à stopper son engouement. Il repoussa le
problème à un futur plus bienveillant. Chaque chose en son temps.
D’abord localiser le monstre, ensuite il trouverait une solution
pour le matériel photo, et il reviendrait pour immortaliser
l’instant.
Dès qu’elle fut informée
de son projet, sa femme Louise s’y opposa vertement.
— Ah non, ça suffit
comme ça les conneries. Tu comptes te noyer ou quoi ?
Théo ne lâcha rien.
— C’est la chance
de ma vie, que je te dis.
— La chance de
gaspiller le peu d’argent que je gagne. Déjà qu’on termine
chaque fin de mois dans le rouge !
— J’ai déjà le
matériel, acheté pour trois fois rien sur internet. Dix euros la
paire de palmes.
Il omit de parler du matériel
photo. Inutile de compliquer davantage la situation.
Louise ne voulut rien savoir.
Elle se posa en protectrice des mésaventures dues à l’immaturité
de son homme.
— Et si tu le trouves
ton monstre qui a déchiqueté un homme, tu comptes faire quoi ?
Lui demander de poser pour la photo ? argumenta-t-elle.
— T’inquiètes,
fais-moi confiance, tenta-t-il de la convaincre. A vrai dire, il
n’avait effectivement aucune idée de ce qu’il ferait une fois
face au monstre. Les artistes ne se posent pas ce genre de question.
Quoique ait pu dire Louise,
la décision de Théo était prise, aucun retour en arrière n’était
possible, il ne laisserait pas passer la chance de sa vie. Peut-être
qu’une pareille occasion ne se reproduirait plus jamais.
Le
grand jour arriva enfin.
Il s’immergea dans la
rivière, plus déterminé que jamais. Il allait déloger le monstre.
La mise à l’eau le rappela à la réalité plus durement qu’il
ne l’avait souhaité. Ses cours de plongée en piscine ne l’avaient
pas préparé à cela. L’eau était glaciale. Le froid le saisit de
la tête aux pieds, et rapidement il claqua des dents avec un bruit
de roulement de tambour que rien ne semblait pouvoir interrompre. Le
courant se mit de la partie, il était plus fort qu’il ne l’avait
prévu. Impossible de nager à contre-courant, il fut contraint de se
laisser porter par le cours de la rivière. Mais le pire restait à
venir : la visibilité était tout simplement inexistante. Il ne
voyait fichtre rien dans cette soupe opaque. Même s’il avait été
face au monstre, à une distance de dix centimètres, il ne l’aurait
pas distingué.
Son épopée héroïque se
transforma rapidement en un tour de manège où il fut ballotté à
l’égal des autres immondices que charriait la rivière. Il finit
par se résigner. Il remonta à la surface et s’échoua sur la
berge. Cette première plongée était un échec. Il n’avait rien
maîtrisé, n’avait rien vu, il avait eu froid et peur. Plus que
tout, il se sentait ridicule et honteux. Le courant l’avait
transporté bien plus loin qu’il ne l’avait imaginé, dans un
bras secondaire et désaffecté de la rivière. Il était seul,
bredouille et perdu.
Et ce fut à ce moment-là
que le miracle se produisit. Il le vit, là, sur la berge en face, le
monstre titanesque qui alimentait rumeurs et ragots. Il était
conforme en tous points. Une gueule énorme, une taille d’au moins
trois mètres de long, et un appétit de carnassier vorace. Le
monstre s’était, là, juste devant lui, volontairement échoué à
la manière des cachalots, pour saisir un goéland qui avait eu la
mauvaise idée de venir se désaltérer à cet endroit.
Mais point d’aileron de
requin, point de rangées de dents acérées. Théo avait pris le
temps d’étudier les animaux marins extraordinaires, les histoires
non élucidées, les évolutions rarissimes de requins. Ce monstre-ci
était de taille hors-norme, plus de cent cinquante kilos, mais n’en
était pas moins qu’un silure très commun. Pas de quoi faire la
une d’un magazine ni se forger une réputation. Ses forces
l’abandonnèrent de déception. Tant d’efforts et d’espoir pour
rien.
Il s’affala sur le dos,
les bras en croix, anéanti. Il était si épuisé qu’il lui sembla
entendre des voix. Son esprit lui jouait des tours. Un violent bruit
sec, comme un coup de feu, le fit tressaillir. Non, son esprit ne lui
jouait pas un mauvais tour, la détonation était bien réelle. Théo
se redressa d’un bond, piqué par le virus de l’aventure. Un
monstre, un coup de feu. Et si le monstre avait été terrestre,
comme l’avait suggéré Jeannot ? Si le silure n’avait été
qu’une coïncidence ! Des chasseurs seraient aux trousses de
l’animal. La saison de chasse n’avait pas débuté. Si des coups
de fusil étaient tirés, il ne pouvait s’agir que d’un événement
exceptionnel. Son cœur palpitait violemment dans sa poitrine. Il
allait peut-être l’obtenir, son reportage photo extraordinaire !
Que diable, il n’avait même pas son appareil photo. Tant pis, il
improviserait. Et le danger que représentait le monstre ? Il
n’était même pas armé ! Il
s’élança sans prendre le temps de répondre à ces questions qui
sourdaient dans son esprit. Il avançait, avançait, avançait, rien
d’autre ne comptait. Il rencontrait de plus en plus de difficultés
pour se frayer un passage parmi les broussailles. Le
large chemin qui, tout à l’heure, longeait le bord de l’eau s’en
était maintenant franchement écarté et s’était changé en un
sentier serpentant entre les buissons épineux. Fallait-il
continuer ? Rebrousser chemin ?
La curiosité l’emporta
sur la prudence. Il continua, l’œil aux aguets, tout ouïe, à pas
feutrés, tel un prédateur que l’instinct met en alerte. A mesure
de son avancement, des sons se firent entendre, d’abord aussi
discrets que le bruissement des feuilles, puis de plus en plus
audibles. Pour finir, les sons se transformèrent en paroles
parfaitement compréhensibles. Il marqua un arrêt. Même si la
démarche n’était pas très honnête, il jugea bon de prendre un
avantage sur les inconnus. Il demeura discret et écouta.
— Si je te dis qu’il
n’y a pas de problème, je le connais ce gars, quand t’as tiré
trois piges dans la même cellule qu’un gars, tu sais ce qu’il a
dans la tête !
— Y a plutôt
intérêt, parce que ton gars, pote ou pas pote, s’il nous la fait
à l’envers, je lui réserve le même sort qu’à l’autre abruti
qui s’est servi dans notre marchandise, j’en fais des morceaux et
je le donne à bouffer aux poissons. De la poudre pure à
quatre-vingt-dix pour cent, bordel, ça ne se coupe pas !
Ces mots le statufièrent
instantanément de frayeur. Il n’était plus question de continuer
sur ce sentier serpentant entre les buissons. Il rebroussa chemin
dans la plus grande précipitation.
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