Théo suivait le même rituel chaque soir, quatre fois par semaine :
il quittait nonchalamment sa modeste demeure, s’engouffrait dans le
RER B, station " La
Courneuve – Aubervilliers ", et attendait patiemment le
train de 20h31 qui le menait directement au Parc des Expositions où
il prenait son poste de veilleur de nuit à 21h exactement.
Pour
occuper le temps durant le trajet, il avait pris l’habitude de
feuilleter des romans d’espionnage dont il était particulièrement
friand. Il aimait ces atmosphères inquiétantes, si loin de sa
routine quotidienne, ces destins qui basculaient au coin d’une rue,
lui qui risquait au plus dans sa vie de devoir affronter une panne de
l’escalier mécanique en sortant du wagon. Ses romans ne le
quittaient jamais, ils étaient sa double vie, son îlot secret, un
univers familier où l’impossible se vivait à chaque respiration.
Il se sentait parfois si captivé par le récit qu’il éprouvait
l’étrange sentiment de le vivre réellement, ou de l’avoir vécu.
Il aimait son travail qui respirait
la sérénité. Il pouvait s’appuyer en toute circonstance sur les
inflexibles procédures qui encadraient tout événement imprévu. En
aucun cas il ne prenait une initiative, et cette situation était
reposante.
Les
nuits de travail monotones, la surveillance d’écrans qui ne
dévoilaient jamais aucune nouveauté, les mêmes blagues avec les
collègues, le même sandwich sans saveur, les yeux qui se fermaient
naturellement vers trois heures trente du matin et qu’il fallait
encore maintenir ouvert une heure durant, toute cette routine
allégeait ses désagréments de santé.
Il était de santé fragile,
souffrant de migraine, régulièrement sujet à des vomissements ou
des pertes d’équilibre. Depuis plusieurs mois son médecin
traitant multipliait les ordonnances, modifiait les prescriptions,
augmentait les dosages, mais rien n’y faisait. Théo était un
malade chronique. L’un de ceux qui hantent les salles d’attente
des
médecins. S’étonnant de la persistance des symptômes, son
médecin lui demanda de passer un scanner. La boite de Pandore
s’ouvrait car l’examen de routine révéla la présence d’un
objet dans son lobe frontal.
Théo tomba des nues. Ainsi, il
vivait depuis toujours avec une masse dans le cerveau qui n’y avait
pas sa place, et il n’était pas au courant ! Il acquit
soudainement une grande importance pour le corps médical qui déclara
formellement, après moultes concertations, qu’une intervention
chirurgicale était indispensable.
Théo ne voyait pas d’un très bon
œil que des inconnus viennent lui farfouiller l’intérieur de la
boite crânienne, mais son opinion et sa santé ne lui appartenaient
plus. Il se sentait étranger à lui-même. Il n’était pas
médecin, et son crane était devenu un cas médical, il n’en
disposait donc plus à sa guise.
L’intervention fut un succès
total. Le neurochirurgien était fier de son œuvre. Il avait extrait
sans aucun dommage collatéral une balle de petit diamètre.
— Vous pouvez être rassuré,
vos migraines et pertes d’équilibre ne sont plus qu’un mauvais
souvenir, lui annonça-t-il non sans fierté. Le seul point qui
m’intrigue est que les lésions générées par le corps étranger
auraient dû provoquer une amnésie.
Or Théo n’était pas amnésique,
loin s’en fallait, il se souvenait de tout. Il se souvenait
de
son prénom, de son travail, de son adresse, de son passé, il se
souvenait qu’hier il s’était rendu au travail, ainsi que les
jours précédents.
— Et vos parents, vous vous
en souvenez ? insista le chirurgien.
Ses
parents ? Ah non, il n’y avait jamais réfléchi. La maison de
son enfance ? Non. A vrai dire, il n’avait pas de raison de
chercher à s’en souvenir. Il fouilla dans ses souvenirs, Non,
rien, pas de parents, pas de maison d’enfance, pas de souvenirs
d’école…
— Si
j’étais amnésique, je le saurais tout de même, pleurnicha Théo
qui sentait poindre la catastrophe.
Le
praticien n’eut aucune pitié.
— Pas
obligatoirement, l’amnésie peut être sélective.
Un autre point intriguant subsistait
dans cette affaire médicale, mais celui-ci était du ressort de la
police : que faisait une balle dans ce crâne ?
Le
policier qui lui rendit visite sur son lit d’hôpital était un
homme de taille imposante à la mine patibulaire, pas un de ces
petits commissaires de téléfilm au regard perçant. Il se contenta
de lui montrer avec insistance le petit objet qu’il tenait entre le
pouce et l’index.
— Le
toubib dit que vous êtes amnésique. C’est bien ma veine, car
j’aurais beaucoup aimé connaître l’histoire de cette balle.
Elle ne vous inspire rien ?
Si
quelque chose inspirait Théo, c’était de la défiance à l’égard
de ce policier antipathique.
Le
fonctionnaire continua.
— C’est
une balle
d’arme de poing inhabituelle, fabriquée en fibre de carbone. Elle
est indécelable aux détecteurs de métaux et capable de traverser
un gilet pare-balles standard de type IIIA qui stoppe sans difficulté
une balle traditionnelle de ce calibre. Aucune manufacture officielle
ne fabrique ce genre de munition.
Cette nouvelle glaça d’effroi Théo qui serra fortement, comme
pour se rassurer, le livre qu’il ne quittait pas.