Théophile sentait la fin
approcher. Ce n’était pas l’idée de la mort qui l’inquiétait
le plus, mais la dégradation progressive et inéluctable de ses
capacités. Sentir que l’on diminue, que l’on devient plus faible
jour après jour, sans aucune lueur d’espoir, était l’épreuve
la plus difficile que Dieu avait infligé à l’homme.
Théophile franchit la porte
de son assureur. Il les avait haï toute sa vie ces assureurs âpres
au gain, mais aujourd’hui que sa santé déclinait, il s’en
remettait à une dernière tentation de ces pêcheurs : le
contrat d’obsèques. Il allait pouvoir planifier ses propres
obsèques, régler chaque détail, pour que tout soit réalisé selon
ses volontés. Comment résister à une telle offre ?
— Entrez entrez cher
Monsieur Dayberis
— Bonjour Monsieur
Picron
— Quel bon vent vous
amène, en quoi puis-je vous être utile ?
— La santé, Monsieur,
la santé, mon médecin m’a ôté tout espoir. Il m’a dit 2 mois
tout au plus. Alors voilà, je voudrais prendre un contrat obsèques.
— Cher Monsieur
Dayberis, vous l’avez peut-être oublié, à notre époque, nous
avons tant de choses à penser qu’on oublie tous quelque chose,
mais vous êtes déjà venu le mois dernier avec votre fils pour
signer un contrat obsèques. Tout est en ordre, vous pouvez vous
rassurer.
Bien avant que son corps ne
commence à défaillir, le cerveau vieillissant de Théophile
Dayberis avait montré des faiblesses, à peine perceptibles au
début, puis de plus en plus avérées. Le dévoué médecin de
famille avait été catégorique : Alzheimer ! La maladie
avait progressé avec une foudroyante rapidité et Théophile
oubliait à présent ce qu’il avait fait l’heure d’avant, tout
en demeurant persuadé du parfait fonctionnement de son esprit.
Le vieil homme n’était pas
totalement convaincu par les paroles de Monsieur Picron.
— Surprenant, cet
oubli, il faudra tout de même que je vérifie que j’ai bien
l’original du contrat chez moi. Je ne fais guère confiance à cet
assureur.
En attendant de régler ce
détail, il se dirigea vers son notaire. Il était temps pour lui de
rédiger son testament. Ses vieux os craquaient de plus en plus dès
que le temps devenait humide, il avait de plus en plus de mal à
monter les quatre marches de la place du village où tout le monde le
connaissait. Il avait passé toute sa vie dans ces lieux paisibles,
œuvrant du matin au soir, sans relâche. On était charpentier de
père en fils chez Dayberis, pas par choix, mais par nécessité,
c’était le destin de la famille.
Il gravit les marches du
perron, sonna à la porte et attendit. Une secrétaire zélée vint
ouvrir.
— Bonjour Monsieur
Dayberis, entrez, je vous en prie.
Tiens donc, elle se rappelait
son nom. Théophile était fier, il avait de l’importance, et cette
étude notariale montrait son sérieux, pensez-vous, se souvenir du
nom de ses clients. La secrétaire l’écouta poliment. C’est
qu’il en avait des requêtes à formuler, il voulait que tout soit
parfait.
— Rassurez-vous,
Monsieur Dayberis, je vous prépare l’acte le plus rapidement
possible, et nous vous recontacterons dès que ce sera prêt.
Rebbeca avait pris l’habitude
de ces visites hebdomadaires du vieillard qui oubliait régulièrement
que son testament avait déjà été rédigé, dès que sa maladie
s’était déclarée, et sa succession réglée. Théophile
repartait rasséréné de ces entrevues, il avait eu une obsession
toute sa vie durant : le paradis. Il avait orienté sa vie dans
ce but : être admis au lieu des délices suprêmes. Il fallait
que tout soit parfait au moment de sa mort. Il avait été très
pieux tout au long de sa vie et avait fait preuve de beaucoup de
charité envers les miséreux. Il priait régulièrement pour
solliciter la bienveillance de Dieu.
— Pardonne-moi Mon
Dieu, j’essaie chaque jour d’aimer mon prochain comme toi-même a
aimé les hommes.
L’amour de son prochain lui
ouvrirait les portes des sphères célestes, il n’en doutait pas.
Dieu s’était fait homme pour expier ses pêchés, à lui,
Théophile, ainsi qu’à toute l’espèce humaine. Il ne devait pas
le décevoir.
Le jour fatidique de sa mort
arriva enfin. Il avait attendu cet instant toute sa vie. L’heure du
Jugement Dernier n’avait jamais été aussi proche. Comme au
restaurant, il allait falloir régler la note. Théophile était
tendu, l’enfer c’est plus long et plus douloureux qu’un mauvais
repas. Allongé paisiblement dans son lit, il sentait son souffle
faiblir. Son corps ne réclamait plus l’indispensable oxygène,
mais au contraire appelait le répit après une vie de sérieux
labeur. Au moment où son cœur cessa de battre, son visage
s’illumina d’un large sourire : il mourut avec autant de
simplicité qu’il avait vécu.
Son âme parcourut un long
couloir sombre qui l’angoissa. Au bout du couloir, une lumière
chaleureuse l’attendait. Et vlan, il atterrit lourdement sur une
dalle de marbre. Tout autour de lui, assis sur des sièges disposés
en cercle, les Sages le scrutaient avec un œil sévère. Il se
liquéfia devant leurs regards et se dit à lui-même :
— Ben c’est pas gagné
mon gars, zon pas l’air avenants ceux-là.
Il se redressa avec
difficulté. Non que son corps lui faisait mal puisqu’il en était
à présent dépourvu, mais après avoir passé tant d’années à
souffrir de son arthrose, il ne pouvait se résoudre aussi rapidement
à ne plus gémir lors de chaque mouvement brusque. L’habitude est
une maladie tenace. Face à lui, l’un des sièges était surélevé.
Il porta son regard sur la personne qui bénéficiait de ce
traitement de faveur. Se sentant observé, sa cible releva la tête
d’un geste rapide pour rejeter ses cheveux en arrière et dévoiler
son visage. Théophile le reconnut immédiatement :
Saint-Pierre ! C’était lui qui décidait de vous élever au
paradis ou vous envoyer sombrer en enfer. Théophile était dans la
salle du Jugement Dernier. Submergé par l’émotion, ses dents
claquèrent et une marée de sueur inconvenante dégoulina jusqu’à
ses pieds. Il ne put que bredouiller :
— Bonjour, Monsieur de
Saint-Pierre, je ne suis qu’un pauvre pêcheur, mais j’ai essayé
toute ma vie de faire le bien autour de moi. Vous pensez que j’ai
une chance d’aller au paradis ?
Saint-Pierre se frotta les
mains nerveusement. Vivant et exerçant au Royaume pour l’éternité,
il avait eu le temps d’assister à des choses peu communes. Si
l’éternité s’achevait un jour, il en aurait des histoires à
raconter. Mais celle-là, pour le coup, on ne la lui avait pas encore
faite. Il était extrêmement embarrassé. Dieu s’était fait
homme, et avait hérité de leur triste condition, et de la maladie,
mais personne n’avait anticipé que la maladie d’Alzheimer lui
ferait perdre la mémoire. A présent, comment expliquer à ce
vieillard malade que c’était lui le patron ?
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