Je sors de chez le médecin, un
spécialiste réputé dont personne n’osera contredire le
diagnostic. Il ne m’a laissé aucun espoir. Cette fichue tumeur
rénale qu’il avait excisée est revenue en force. Elle a tout
colonisé. En langage médical, on dit plutôt métastasé. Mais ça
revient au même. Quel que soit le langage utilisé, le résultat est
identique, elle va me bouffer. Voilà, c’est écrit, la fin d’une
vie. Je ne parviens pas à définir les sentiments qui m’agitent.
Je pourrais avoir de la rage, mais ce n’est pas cela. La rage est
un sentiment positif qui stimule l’action. Je n’ai plus rien à
espérer, ni aucune raison de me battre puisque l’issue de la
bataille est connue : je n’ai plus besoin de rage. Je pourrais
être résignée, avoir capitulé. Mais comment peut-on se résigner
à ne plus être ? « Bonne nuit, ce soir je vous parle, et
demain l’univers poursuivra sans moi sa lente marche. Mais ce n’est
rien, juste un détail sans importance ». Hé non ce n’est
pas un détail, c’est une petite vie, certes, mais c’est la
mienne et j’y tiens !
D’autant qu’elle avait bien
commencé, ma vie. Mes parents ont toujours montré beaucoup
d’attention à mon égard et je conserve un tendre souvenir de mes
années d’enfance.
Je me souviens de ces après-midis au
square Emile Vincent, faisant la course à vélo avec mon père. Les
grandes roues de son super vélo et ses muscles avaient souvent
raison de mon envie de vaincre et du couinement de ma petite
bicyclette dont on avait ôté, peu de temps auparavant, les
roulettes de stabilisation. Nous faisions le tour du square à toute
vitesse, au mépris du danger, des risques de chutes dans les virages
recouverts de gravillons, des risques de collisions frontales avec
d’autres cyclistes évoluant en sens inverse. La route
n’appartenait qu’à nous seuls. Malgré une apparente supériorité
qui ne cessait de m’étonner, mon père me laissait parfois
franchir en tête la ligne d’arrivée fictive.
Je me souviens de Babette, ma mère,
qui nous attendait à la maison avec un sourire bienveillant, un
grand verre de lait, et des biscuits fourrés au chocolat. C’était
une femme au caractère bien trempé, ma mère, une femme à la
poigne d’homme. Elle affichait toujours ses convictions avec
fermeté. Les joutes verbales avec mon père étaient fréquentes et
ressemblaient à un duel entre deux chevaliers qui se battaient
autant pour l’honneur que pour la victoire.
On était heureux, papa, maman et moi,
dans la maison de mon enfance.
C’était il y a si longtemps.
Puis vint l’adolescence, une période
de troubles, de transition, un îlot dérivant entre deux continents
de stabilité. Je n’ai pas échappé à ces bouleversements. J’y
ai même apporté ma touche d’originalité : le flottement ne
fut pas de mon fait mais provint de mon entourage.
Bob a profité des incertitudes de mon
adolescence pour surgir dans ma vie.
J’ai vécu deux années d’égarement,
entre le moment où maman a quitté la maison et celui où Bob a
définitivement fait partie de la famille.
J’étais rongée d’inquiétude, je
ne savais pas si je pouvais lui faire confiance. Heureusement, Bob
était très ouvert au dialogue. Il fut compréhensif, il comprit mes
craintes. Nous avons eu de longues discussions. Mes questions
claquaient parfois comme un coup de fouet, mais ses réponses
recherchaient toujours l’apaisement.
Je me souviens de ce jour où j’étais
si énervée que je me sentais capable de frapper l’intrus qu’il
était à mes yeux.
— C’est qui au juste Bob ?
que je lui ai lancé avec véhémence.
— Considère que je suis tonton
Bob, je suis un peu comme le frère de ta maman, répliqua-t-il avec
douceur.
Comme toujours, je fus désarmée par
sa gentillesse, son abnégation, sa charité. Il semblait prêt à
recevoir tous les coups sans sourciller.
J’ai appris à aimer Bob, tonton Bob,
car il a veillé tendrement sur moi.
Et puis finalement, maman ou tonton
Bob, ce fut du pareil au même car tous les petits détails qui
réjouissaient mon cœur au quotidien demeuraient présents : le
lait-grenadine avec juste ce qu’il fallait de grenadine, les
gouttelettes de citron sur mon épaisse tranche de thon mi-cuit, le
verre de jus de pomme au petit-déjeuner, rempli aux trois-quarts, ni
plus ni moins. Moins et je manquais. Plus et je ne le finissais pas.
J’ai horreur du gâchis. Il me fallait un verre presque rempli pour
ne pas débuter ma journée de mauvaise humeur. J’ai bien dit :
presque.
J’étais heureux avec papa dans la
maison de mon enfance innocente qui me semble si loin.
J’étais heureux avec tonton Bob dans
son appartement.
Plus j’y pense et plus je me dis que
chaque événement d’une vie donne l’impression d’un changement
continuel : papa, maman, tonton Bob, la naissance, la maladie,
la mort. Alors qu’en réalité, rien ne change.
La maladie m’a transformée. J’ai
rapidement compris que j’étais condamnée à brève échéance. Je
n’étais plus la même, ce corps que je savais éphémère mais que
je pensais éternel me trahissait. Je n’existais plus vraiment
puisque j’allais disparaître. Pourtant, mon cœur continuait de
battre pour les mêmes sentiments, pour l’amour que je portais à
mes proches, à mon voisin que je critiquais sans cesse, à ces
inconnus que j’avais croisés dans la rue et envers qui j’avais
pensé être indifférente. Pour l’amour de la vie.
Maman, elle, s’est transformée par
choix. Elle ne se sentait plus en symbiose avec son corps de femme.
Lorsqu’elle a décidé de changer de sexe, mon père a cru que son
monde s’écroulait, mais au final rien d’important n’a changé.
Maman m’aimait et prenait soin de moi. Quand elle est devenue Bob,
tonton Bob m’aimait et prenait soin de moi. Pour l’amour de la
vie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire