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(ce n'est pas le teaser, c'est juste le nombre de pages, parce que c'est long pour une nouvelle)
Bien que Gilles Dugule ait certes réussi dans les affaires, sa fréquentation n’était guère recommandable, ce dont il se moquait ouvertement.
(ce n'est pas le teaser, c'est juste le nombre de pages, parce que c'est long pour une nouvelle)
Bien que Gilles Dugule ait certes réussi dans les affaires, sa fréquentation n’était guère recommandable, ce dont il se moquait ouvertement.
— Asocial. Voilà un mot qui me
résume. Je n’y peux rien, je ne vous aime pas. Vous me faites
perdre mon temps. Vous regardez la télévision, vous vous nourrissez
de barbecue, vous buvez de la bière, et vous racontez toujours les
mêmes histoires saoûlantes. Vous perdez votre temps et gâchez
votre vie. Je suis hyperactif. Je vous vends des télévisions, des
programmes télévisés, et même des barbecues. Je suis riche,
comblé, à une exception près : vous ! Homo homini lupus
est, l’homme est le pire ennemi de son semblable. A quoi me sert ma
richesse si je suis condamné à vivre parmi mes pires ennemis ?
Gilles Dugule était d’une ambition
sans limite et, malheureusement pour ses semblables, il s’était
donné les moyens de satisfaire ses ambitions.
— J’ai atteint la première
marche de mon rêve. Aucun humain ne peut plus venir m’importuner.
J’ai une propriété d’environ 37 millions de km² : la
lune ! Pour tranquilliser ma paranoïa, j’ai installé ma
résidence sur la face cachée. Mon premier voisin est à près de
400 000 km, et même équipé d’un appareil d’observation
astronomique, il ne peut pas me voir. Avouez que ça relaxe !
Ambitieux, riche, antipathique, il lui
restait encore à devenir mégalomane.
— Deuxième marche de mon rêve.
Vous vous rappelez Dolly, la première brebis clonée ? C’était
déjà moi ! J’ai financé la création de Dolly. Vous pensez
que l’histoire s’est arrêtée là ? Tout créateur doit
affronter les jaloux, les incapables et les fainéants pour qui toute
nouveauté leur renvoie l’image de leur propre dérision. Devant
les tollés pseudo-éthiques qu’a levés Dolly, nous nous sommes
faits plus discrets sur la suite des événements. Les scientifiques
ont appliqué la technique aux vaches. Pourquoi les vaches ?
Parce que les vaches sont l’animal le plus utilisé par l’homme.
Et parce que dans l’idée d’une brebis, il y a une connotation
sympathique, pure, simple, innocente, tandis que remplacer cette
vacherie d’humanité par des vaches, qui viendra encore me dire que
je n’ai pas d’humour ? Remplacer ai-je dit ? Ah oui,
pardon, vous n’avez pas les détails. Il fut un temps où la
planète Terre était habitée par des Lunatiques et où la Lune
était déserte. Si si. A l’époque présente où vous regardez cet
hologramme qui vous raconte mon histoire, ces révélations peuvent
vous sembler farfelues. Elles n’en sont pas moins vraies. Votre
père à tous, Moi, fut un habitant de la Terre. Je suis mort depuis
longtemps et j’ai pris soin d’effacer toute trace de l’Histoire
antérieure à ma naissance. L’Histoire de l’humanité commence
avec Moi. Vous n’aviez pas besoin d’en savoir plus tant que je ne
reprenais pas le contrôle de mon image politique. C’est chose
faite, le clonage de conscience est à présent une réalité. Je
peux donc vous révéler dans le détail la vérité de vos origines.
La technologie a toujours été
amorale. Heureusement ?
— Vous ne pouvez pas imaginer le
bonheur de naître à nouveau. J’étais mort. Oui, même Moi,
quelle injustice. Encore, que des gueux inutiles meurent, cela se
comprend, il faut bien nourrir la terre nourricière. Mais Moi !
Et ces bons à rien de scientifiques qui n’en finissaient pas de
mettre au point le clonage de conscience, avec les budgets faramineux
que je leur ai octroyés, incapables de régler ce détail avant ma
mort. Des chochottes je vous dis, toujours à m’expliquer que
malgré le développement exponentiel de la puissance de calcul des
ordinateurs et de leur mémoire, simuler le fonctionnement d’un
cerveau humain avec ses 100 milliards de neurones interconnectées
par des liaisons physiques, chimiques et électriques restait un défi
redoutable. Bref, passons, je pardonne maintenant que je suis revenu
à la vie. Et puis j’apprécie particulièrement mon nouveau Moi.
Totalement numérique, plus de corps encombrant et fragile. Je suis
Dieu, en contact instantanément avec chacun d’entre vous. Avouez
que ça fait saliver. Bon, je bavarde, je bavarde, mais il faut quand
même que je vous révèle toute l’affaire. Alors voilà, il était
une fois un être richissime, beau, supérieurement intelligent :
Moi. Je me classe parmi les mutants, car j’ai si peu en commun avec
les humains qu’il est impossible que j’appartienne à la même
espèce. La proximité de ces êtres inférieurs appelés humains
m’insupportait au plus haut point. J’ai donc commencé par
exceller dans la seule activité capable de les animer : amasser
de l’argent. Je ne me débrouillais pas trop mal, j’étais un
industriel puissant, mon conglomérat se développait rapidement.
Mais pas assez rapidement pour mon ambition. A ce rythme, j’allais
mourir comme un humain. Malgré les sommes colossales que j’avais
investies dans les bio-technologies, la seule avancée spectaculaire
dans le domaine, un début prometteur dans le clonage de conscience,
fut l’œuvre de la concurrence. Il y avait de quoi enrager. Je ne
pouvais pas voir un autre vivre la destinée que je m’étais
réservée sans réagir. Cette découverte me revenait de droit car
j’étais celui qui la désirait le plus. Voici comment j’y suis
parvenu.
Difficile de stopper le récit d’un
égocentrique narcissique mégalomane lorsque tous les regards sont
pointés vers lui. Néanmoins les révélations de Gilles Dugule
furent stupéfiantes.
Le mercredi 18 octobre 2015 à 08h00 du
matin, sur la planète Terre, à l’époque peuplée d’humains,
Rosalie et Patricia eurent une bien désagréable surprise en entrant
au bloc de chirurgie B de l’Hôpital Américain de Paris où elles
travaillaient. Elles venaient de prendre leur service, et comme le
leur dictait le planning, elles s’apprêtaient à nettoyer et
désinfecter le bloc qui devenait leur territoire pour les quatre
heures à venir. C’était la routine, mais elles aimaient leur
travail, elles étaient fières, seules au milieu de tant de matériel
si sophistiqué, elles avaient l’autorisation, personne d’autre
n’avait le droit d’entrer, la salle leur était réservée rien
que pour elles. Pour Rosalie qui avait débuté en nettoyant des
bureaux insipides tard le soir, ce poste était une aubaine, sans
oublier son statut d’agent hospitalier qui était la cerise sur le
gâteau. Patricia, quant à elle, était d’une nature à ne pas se
satisfaire de la première friandise venue. Elle s’était donc
naturellement syndiquée et n’hésitait pas à user de sa forte
voix pour manifester son mécontentement. Elle entra la première
dans le bloc, et contrairement à ses habitudes, elle resta bouche
bée de stupéfaction. Le spectacle était surnaturel. Elles avaient
l’habitude d’être surprises, elles voyaient de tout dans cet
hôpital, des malades bien portants, des morts, des médecins ivres,
mais ce qu’elles avaient sous les yeux à cet instant, c’était
bien la première fois. Dispersés sur le sol dans tout le bloc, les
corps de toute l’équipe de chirurgie gisaient, baignant dans des
flaques de sang. De longues secondes passèrent en silence. Rosalie
resta pétrifiée. Patricia fut la première à réagir. Elle hurla
aussi fort qu’elle put, en proie à une panique incontrôlable.
L’hôpital ne put étouffer
l’affaire. Il ne s’agissait pas d’un banal décès suite à une
regrettable erreur médicale, il s’agissait du meurtre de six
personnes. Parmi les victimes ne figurait aucun patient, les morts
faisaient tous partie du personnel hospitalier. Du jamais vu. Hormis
le bloc chirurgical qui fut placé sous scellé, l’hôpital resta
ouvert – il était impossible pour les autres hôpitaux de la ville
d’accueillir tous les malades – et tenta de fonctionner
normalement, mais il n’était question que de l’Affaire. Toute
l’équipe de chirurgie s’était fait sauvagement assassiner :
le chirurgien, le médecin anesthésiste, l’infirmière
anesthésiste, l’infirmière instrumentiste, l’interne, et
l’aide-soignante. Assassinés entre 22h40 et 22h55. A 22h35,
une panne générale d’électricité avait plongé l’hôpital
dans le noir complet. Le groupe électrogène qui devait prendre la
relève en cas de coupure électrique ne s’était pas mis en route,
ce qui en soi n’était pas étrange puisque les restrictions
budgétaires n’avaient pas permis de reconduire le contrat
d’entretien. En revanche, le disjoncteur électrique général
s’était déclenché sans aucune raison flagrante, ce qui était la
cause de la coupure d’électricité.
La police fut très efficace. Moins de
48 heures après les faits, un suspect était déjà en garde-à-vue.
La piste du règlement de compte personnel fut immédiatement écartée
puisque toute l’équipe avait été tuée. Qui pouvait en vouloir à
une équipe médicale entière ? Un patient bien sûr. Un coup
d’œil aux cas médicaux litigieux, par ordre chronologique, mena
rapidement l’enquêteur vers Ernest Dumoison. Tous les éléments
du dossier convergeaient vers ce patient. Le chirurgien assassiné
l’avait opéré suite à un accident de voiture. Malheureusement
l’intervention avait été un échec et M. Dumoison avait
définitivement perdu la vue. Comme un malheur n’arrive jamais
seul, la compagnie d’assurance refusa de l’indemniser à hauteur
de son préjudice, prétextant que l’intervention chirurgicale
était bénigne et n’aurait jamais dû se solder par une cécité
définitive. La faute en revenait au chirurgien et l’indemnisation
était donc du ressort de son assurance en responsabilité civile
professionnelle. Une bataille d’experts médicaux s’ensuivit,
l’un affirmant qu’il n’y avait aucune responsabilité du
chirurgien car il avait œuvré dans les règles de l’art, l’autre
objectant que, eu égard au niveau de compétence de ce chirurgien
renommé en ophtalmologie, cet échec médical était fautif. Les
faits laissaient à penser que l’intervention était banale, mais
que ce chirurgien réputé avait bâclé le travail, préférant
intervenir sur les chirurgies avant-gardistes qui faisaient sa
renommée, à savoir apporter la vue à des aveugles de naissance
grâce à une technologie innovante mêlant œil artificiel et
implant neuronal. Tout l’hôpital connaissait M. Dumoison qui était
revenu à de multiples reprises harceler le personnel et avait passé
des heures dans le hall d’accueil où les médecins, excédés,
l’avaient cantonné en profitant de son handicap visuel pour
imposer aux hôtesses d’accueil de ne l’accompagner que sur un
seul chemin : celui de la sortie. Ivre de rage, Ernest Dumoison
avait même haut et fort menacé de mort le chirurgien. Il y avait
des témoins à foison, et même un enregistrement vidéo. Et puis il
y avait cette scène de crime inhabituelle. Toute l’équipe
médicale avait été assassinée avec une rapidité d’autant plus
surprenante qu’un noir total régnait au moment des crimes et qu’il
n’y avait aucune trace de lutte. On aurait dit une frappe
chirurgicale, l’attaque d’un félin, d’un léopard par exemple.
Pour être aussi précis et efficace, le, la ou les assassins
n’avaient pas pu œuvrer dans le noir, donc ils étaient arrivés
sur les lieux avec un éclairage, mais s’ils étaient venus avec de
l’éclairage, ils n’auraient pas pu être aussi rapides, car
l’équipe médicale les aurait vu arriver. Rapidité, précision,
efficacité. Un félin aurait pu avoir cette rapidité et cette
efficacité, mais pas cette précision. Un félin n’aurait pas
assassiné toute l’équipe sans exception, et sans aucun dommage
matériel, sans renverser la moindre fiole, la moindre bouteille. Un
humain pouvait avoir eu cette précision et cette efficacité, mais
pas cette rapidité. Qu’il surgisse sans lumière à tâtons ou
qu’il arrive avec un éclairage, l’équipe aurait réagit et se
serait défendue. Restait la possibilité d’un humain équipé de
lunette de vision nocturne. Du matériel militaire. Ernest Dumoison
avait servi dans les forces spéciales, il faisait partie des rares
personnes à être en possession de matériel de vision nocturne.
Certes, il était aveugle au moment du crime, mais il avait pu se
faire aider. Et pour tout alibi concernant le soir du crime, Ernest
Dumoison était soi-disant chez lui en train de dormir. Aucun témoin
pour corroborer ses dires. La cause était entendue, on avait les
victimes, le coupable, l’arme du crime – un scalpel abandonné
sur place – et le mobile, avec en prime la logistique – les
lunettes de vision nocturne. Quel acte insensé, affichaient en
première page les journaux. Le personnel et les patients n’avaient
plus de crainte à avoir, le coupable était identifié et mis hors
d’état de nuire. La vie pouvait reprendre son cours.
L’inspecteur de police Edouard
Mirepois, avec son jeune âge et son regard toujours affublé de
lunettes aux verres dont l’épaisseur prêtait à sourire, n’aimait
pas les évidences. « Seul le monde des enfants est
suffisamment innocent pour être simple », avait-il coutume de
dire. Le bureau du préfet avait demandé que ce dossier médiatique
lui soit confié, bien que l’hôpital ne fasse pas partie de sa
circonscription. Son flair lui fit immédiatement relever plusieurs
grains de sable dans la théorie de la culpabilité évidente de
Dumoison. Premier grain de sable. Les victimes avaient été lacérées
de gauche à droite avec le scalpel retrouvé dans la salle
d’opération. Il était donc très fortement probable que
l’assassin manipulait l’objet tranchant de la main gauche. Or
Ernest Dumoison était droitier. Deuxième grain de sable. L’assassin
avait coupé l’électricité au moment de son forfait. Pourquoi ?
Certes, il devenait invisible, mais l’équipe chirurgicale
connaissait les locaux par cœur. Par conséquent l’absence de
lumière était un avantage pour les victimes. Pourquoi donner un
avantage à la proie que l’on pourchasse ? Pourquoi l’amener
sur un terrain où elle est à l’aise ? Troisième grain de
sable. D’après la hauteur des coups portés, l’assaillant
mesurait entre 1m70 et 1m85, très probablement dans les 1m77 ou
1m78. Dumoison là encore ne correspondait pas au profil attendu.
Quatrième grain de sable. L’assaillant connaissait parfaitement
l’hôpital, car il avait pu rejoindre la sortie dans le noir
complet, en prenant soin d’éviter les caméras de surveillance
qui, alimentées par un réseau électrique secondaire, continuaient
à enregistrer. Pour l’inspecteur Mirepois, qu’un éminent
chirurgien ophtalmologue soit assassiné dans le noir ne pouvait être
que l’œuvre d’un aveugle. Or Ernest Dumoison n’était pas un
aveugle au sens propre. Il avait perdu la vue récemment, ce qui
était totalement différent, car depuis qu’il avait perdu la vue,
il était totalement désorienté dans ce monde devenu sans image, et
il était incapable de se diriger sans aide. Cinquième grain de
sable, l’arme du crime était effectivement un bistouri, et non un
scalpel, mais pas le modèle utilisé par l’hôpital, pas plus que
la lame montée sur le bistouri. Sixième grain de sable, Ernest
Dumoison n’avait de cesse de crier son innocence. On clame son
innocence lorsque l’on grille un feu rouge, ou que l’on ne paie
pas le parcmètre, mais pas lorsque l’on a assassiné de sang froid
six personnes et que l’on est démasqué.
Tous ces détails chagrinaient
l’inspecteur Mirepois qui savait par intuition que c’est le
détail qui révèle le mensonge. Lorsqu’il fit part de ses doutes
à voix haute, il rencontra un réprobation générale. On tenait le
coupable, il serait châtié. Pourquoi diable ce jeune inspecteur
venait-il faire du zèle et entraver une soif de vengeance légitime ?
Quelques petites vérifications supplémentaires et dès le lendemain
de son intervention verbale remarqué, l’inspecteur Mirepois fut en
mesure de confirmer que Ernest Dumoison n’était pas l’assassin.
Dans l’opinion publique, au sein du personnel de l’hôpital, et
jusque dans le bureau du Préfet, les paroles de ce jeune inspecteur
faisaient tousser. Son avenir professionnel s’engageait sur une
route désaffectée. Imperturbable aux remarques, l’inspecteur
Mirepois expliqua point par point pourquoi Dumoison était innocent
et qui était le coupable.
— Voyez-vous, l’arme du crime
est un bistouri, en apparence identique à ceux que l’on trouve
dans tous les blocs opératoires de cet hôpital. Et bien pas tout à
fait. Même si ce n’est pas flagrant à l’œil nu, la marque de
ce bistouri n’est pas celle utilisée dans cet hôpital.
Il expliqua ensuite pourquoi l’assassin
était gaucher, en raison du sens des entailles. Puis il précisa que
soit l’assassin avait accès à du matériel de vision nocturne,
soit, éventualité qui n’avait pas été envisagée, il voyait la
nuit, comme les chats.
— Si vous n’avez rien de mieux
que d’essayer de nous convaincre que c’est Catwoman qui a fait le
coup, je vous laisse à vos histoires, j’ai du travail, pesta le
vieux commissaire responsable du dossier, qui n’avait rien contre
une enquête rapidement bouclée.
— Catwoman ou bien n’importe
quel aveugle, s’empressa de continuer l’inspecteur Mirepois. Qui
se déplace aussi facilement la nuit que le jour ? Les chats,
Catwoman, et… les aveugles, asséna-t-il sentencieusement pour
tacler son supérieur hiérarchique.
équipé d’une vision nocturne
technologique comme les militaires ou biologique comme les chats,
l’assassin n’en connaissait pas moins l’hôpital dans ses
moindres recoins puisqu’il avait pu quitter les lieux en évitant
toutes les caméras de surveillance. L’inspecteur Mirepois reprit :
— Notre assassin est donc
gaucher, militaire ou aveugle, mesure 1m77, connaît parfaitement
l’hôpital, et a accès à des bistouris de la marque
« Swann-Morton ». Qui correspond à cette description ?
Personne malheureusement, ni parmi le personnel de l’hôpital, ni
parmi les anciens patients !
Le commissaire fulminait. Ce jeune
inspecteur ridiculisait la profession. Déjà que les temps étaient
difficiles et que la poulaille n’avait pas bonne presse, qui avait
bien pu recruter cet hurluberlu ? Encore un fils à papa planqué
dans le bureau du Préfet et qui n’avait jamais mis un pied dans la
rue ! L’inspecteur Mirepois ne s’arrêta pas en si bon
chemin :
— Personne, sauf le très
célèbre et richissime homme d’affaires Gilles Dugule, qui inclut
dans ses tentaculaires possessions industrielles la marque
« Swann-Morton ». Voilà le nom de votre assassin. Il
mesure 1m77, est gaucher, aveugle de naissance, et connaît
parfaitement l’hôpital pour s’y être fait opérer il y a deux
ans par le professeur Cornouille, l’une des six victimes.
L’assistance était bouche-bée.
Ainsi donc ce jeune inspecteur avait eu raison de douter de
l’évidente culpabilité de Ernest Dumoison.
— Félicitations jeune homme,
reconnut le commissaire. Cette affaire me paraissait à moi aussi
trop simple pour être honnête, il était évident que Dumoison
n’était pas le seul patient à qui le professeur Cornouille
n’était pas parvenu à sauver la vue.
— Au contraire commissaire, la
chirurgie que le professeur Cornouille réalisa sur Monsieur Dugule
fut un succès total. Gilles Dugule, aveugle de naissance depuis 50
ans, a pu voir pour la première fois de sa vie, il y a deux ans, le
monde avec ses propres yeux.
— Mais alors que diable,
bredouilla le commissaire qui commençait à se demander si le jeune
Mirepois n’était pas en train de lui jouer une mauvaise farce.
— J’ai suffisamment d’éléments
pour demander au Procureur un placement en garde-à-vue de Gilles
Dugule, et croyez-moi, d’ici la fin de sa garde-à-vue, il aura
avoué et j’aurai le mobile.
Gilles Dugule n’avait pas pu
s’empêcher d’ajouter des commentaires personnels à son récit.
— Je suis toujours émerveillé
par la naïveté de la jeunesse. Pauvre inspecteur Mirepois qui
pensait pouvoir me placer en garde-à-vue, moi, Gilles Dugule, sur de
simples suppositions, sans le moindre élément concret, et sans
mobile sérieux. Aucun Procureur soucieux de son avenir, et ils
l’étaient tous, n’aurait osé ordonner le placement en
garde-à-vue de l’un des hommes les plus influents au monde sur une
simple intuition, sans aucune preuve matérielle de sa culpabilité.
Quelle plus belle illustration de sa
supériorité que ce pied-de-nez fait aux forces de police. Il
savourait sa victoire.
— Bien sûr que j’étais
coupable. Mon infirmité de naissance fut l’arme décisive de ma
victoire. Ce Cornouille de malheur et son équipe étaient les seuls
à avoir des résultats satisfaisants avec les implants neuronaux.
Cornouille éliminé, un pont d’or se dessinait devant moi.
L’humanité entra rapidement dans l’ère de la transhumanité.
Les cyborgs venaient au monde. Les humains étaient heureux de perdre
un doigt, une main, un bras, une jambe, un œil, car la technologie
leur fournissait un nouvel organe infiniment plus performant, un
membre artificiel directement connecté au cerveau afin de l’animer
par la seule pensée.
Les humains jouaient effectivement son
jeu sans pouvoir imaginer les conséquences.
— Je suis devenu l’habitant le
plus riche de la planète Terre, au point que j’ai pu accomplir ce
que personne d’autre n’avait accompli avant moi : je suis
parti vivre sur une autre planète. Quelle planète ? La lune
pardi ! Comme je vous l’ai dit, je suis issu de ce caillou
inhabité et hostile que l’on nomme Terre. A cette époque, aucun
peuple ne s’épanouissait sur la lune, l’atmosphère y était
même irrespirable. Mon argent me permit de construire un vaste
domaine habitable. J’étais inatteignable, je vivais en autarcie,
je n’avais plus besoin des habitants de la Terre, les choses
sérieuses pouvaient commencer..
Dolly est née le 5 juillet 1996. Pour
le peuple, Dolly ne fut qu’un fait divers sans lendemain. En
réalité Dolly était une étape dans mon dessein de devenir Dieu.
Je vous donne maintenant la version officielle des milieux autorisés.
Cette brebis fut le premier mammifère cloné à partir d’un noyau
de cellule somatique adulte. L’affaire avait fait grand bruit à
l’époque, en raison de la prouesse technique, mais les
implications éthiques nous avaient rapidement contraint à cesser
toute publicité. Les recherches se poursuivirent donc discrètement,
sans information au grand public. Tout projet engendre son lot de
détracteurs. Les implications des manipulations génétiques étaient
trop importantes pour que les lobbys du secteur des bio-technologies
fassent l’impasse sur la manne financière qu’ils en attendaient,
surtout que nous nous trouvions, mon portefeuille et moi, au bout du
lobby. Pourquoi Dolly aurait-elle dû ne pas avoir droit à sa
descendance, comme tout un chacun ? Dolly eut donc sa
descendance, une descendance créée de toute pièce. A chaque
nouvelle naissance, les scientifiques perfectionnaient leur
savoir-faire, on lui greffa une oreille de cochon, puis des cornes de
taureau, un testicule, pas le deuxième de peur qu’elle acquiert
trop de caractère et perde en docilité. On lui greffa également un
3° œil, mais celui-ci inquiéta ses concepteurs : l’existence
de la magie noire persistait à l’état latent dans le cerveau
reptilien des savants. A force de greffes, on finit par lui greffer
des neurones. A force de neurones, on finit par lui greffer un
cerveau conséquent, et à force de cerveau les descendants de Dolly
finirent par acquérir la fonction de penser, puis la fonction de
parler, et à force de leur greffer des cerveaux, les descendants de
Dolly finirent même par penser plus efficacement que leurs
concepteurs. Pour confirmer que la technique n’était pas réservée
aux brebis, mais universelle, les scientifiques appliquèrent le même
traitement à Cathy, une vache, sans répéter, cette fois-ci,
l’erreur de médiatiser leur expérience. Et c’est ainsi que
Dolly, 27° du nom, et la vache Cathy, 14° du nom, se dirent un
jour, autour d’un bol de fourrage, qu’au nom du droit pour tous,
au nom du bien-être, au nom de la cause animale, il n’était plus
raisonnable de laisser le monde aux mains des humains. Quand on
voyait ce qu’ils en faisaient ! Et puis, sans qu’elles osent
toutes les deux l’avouer, elles avaient une revanche à prendre, eu
égard aux tonnes de steaks que les humains continuaient d’avaler.
Bien entendu, mon honnêteté naturelle m’oblige à avouer que des
implants de suggestion étaient discrètement dissimulés dans leurs
cerveaux de façon à orienter leurs pensées dans la direction qui
m’arrangeait. Dolly et Cathy fomentèrent un complot. Bien sûr,
elles devaient dès le départ dissimuler à leurs concepteurs le
fait qu’elles avaient la faculté de penser et de parler. Seuls
quelques-unes de mes relations les plus proches étaient au courant.
Les scientifiques qui les avaient créées voulaient seulement
vérifier si les greffes prenaient. A aucun moment, ces imbéciles
n’avaient songé aux conséquences des greffes réussies. Greffez
une troisième jambe à un bipède, et vous n’obtenez pas un bipède
à trois pattes, mais un tripède. Greffez un cerveau humain à une
vache et vous n’obtenez pas une vache particulière, mais un humain
particulier. Greffez à une vache un cerveau humain bodybuildé par
plusieurs greffes pour augmenter ses performances, et vous obtenez un
être dont vous ne pouvez pas appréhender les aptitudes qui sont
supérieures à celles de ses concepteurs.
Dolly et Cathy mirent à exécution
leur plan machiavélique. Elles s’arrangèrent pour fournir plus de
viande et de lait que leurs cousines non génétiquement modifiées.
Les humains, naturellement, en tirèrent la conclusion hâtive qu’il
était préférable d’utiliser les animaux modifiés. Petit à
petit, au même titre qu’Homo Sapiens remplaça Néandertal, les
animaux modifiés supplantèrent les races d’origine. Les vaches et
les brebis devinrent des animaux quasi magiques. Elles apportaient à
l’homme tout ce que celui-ci souhaitait : lait, viande. Elles
obéissaient avec une compréhension déconcertante, au point que les
hommes recommencèrent à utiliser des vaches de trait pour cultiver
des champs. Les agriculteurs technocrates avaient bien ri en voyant
les vaches envahir les champs, depuis leur bureau aseptisé, aux
commandes d’ordinateurs qui dirigeaient les tracteurs automatisés
le plus efficacement possible en intégrant un nombre effarant de
données telles que le contenu du sol, les conditions climatiques à
venir, la valeur boursière des matières premières, le prix d’achat
des coopératives. Mais l’ordinateur ne faisait qu’exécuter le
programme de son concepteur, tandis que les vaches faisaient preuve
d’initiative et d’une adaptabilité remarquable pour un prix
modique. Le plus difficile était de monter les vaches à l’étage
avec l’élévateur, puisque toutes les cultures étaient à cette
époque réalisées en milieu artificiel et en étage. Il n’avait
pas été prévu lors de la conception de monter des vaches en étage.
Mais là où les vaches ne pouvaient pas passer, on envoyait des
brebis. Elles furent ensuite utilisées comme débroussailleuses car
on ne savait par quel miracle, les brebis et les vaches mangeaient
uniquement les mauvaises herbes, laissant en place ce que l’on
souhaitait voir pousser, ainsi elles remplacèrent avantageusement
les engrais et les pesticides. Il suffisait de planter n’importe
quoi, et la vache et la brebis se chargeaient de rendre le champ le
plus fertile possible, gratuitement. Dolly et Cathy, de façon
insidieuse, prirent ainsi le contrôle de toute la chaîne
agro-alimentaire. Pas une fraise ne poussait sans que Dolly ou Cathy
ne le décident et contrôlent tout le cycle de culture. Pas un
radis, pas une salade ne grandissait sans leur agrément. Tous les
champs de blé, de maïs, et les rizières étaient sous le contrôle
des vaches. Le contrôle de la nature passait entre les mains de ces
deux herbivores. La culture leur était entièrement dévolue. Les
humains ne se posaient pas la question de savoir pourquoi, ils ne
regardaient que leur intérêt mercantile, financier, et immédiat.
Si la vache et la brebis parvenaient à faire pousser les cultures,
peu importait par quel miracle, tant qu’ils y gagnaient de
l’argent. Tous les fruits, tous les légumes, toutes les céréales
et une grande majorité de la viande passèrent sous le contrôle des
vaches et des brebis. Seul le monde aquatique, la pisciculture, leur
résistait. Elles n’avaient pas de solution pour maîtriser la
culture des poissons. Néanmoins, comme les vaches et les brebis
fournissaient leur viande à foison, les prix des produits protéinés
s’effondrèrent, et les produits de la mer furent de moins en moins
consommées, jusqu’à devenir des produits de luxe très coûteux
car très peu répandus. Pas un humain ne se nourrissait, et cela à
son insu, sans le contrôle de Dolly. Arriva le jour où Cathy et
Dolly contrôlèrent la totalité de la filière des fruits, des
légumes, des céréales, du riz et de la viande. Et c’est à ce
stade que le monde des humains s’écroula.
A l’image des humains français de
1939 qui pensaient être en sécurité derrière leur ligne Maginot
renforcée et ne virent pas la déferlante nazie débarquer sur eux
après avoir simplement contourné la ligne de défense, un siècle
plus tard, les boucliers anti-missiles, les services de
bactériologie, le GIGN, le RAID, l’inspecteur des impôts, et tous
les services de surveillance secrets et non secrets du monde entier,
ne virent pas arriver sur eux la catastrophe. Du jour au lendemain,
d’une seule voix, de façon plus subite et radicale qu’une panne
informatique mondiale, toutes les vaches et toutes les brebis
modifièrent leur comportement. Elles détruisirent les cultures,
laissèrent pousser les mauvaises herbes, se contaminèrent
volontairement pour rendre leur viande non comestible. Elles
attrapèrent des épidémies de variole qu’elles propagèrent, et
se mirent même à mordre les éleveurs qui venaient les examiner
pour essayer de comprendre leur comportement. Elles mordaient en
transmettant d’anciennes maladies telle que la rage. En l’espace
de quelques semaines, le temps que les dirigeants des différentes
nations dans le monde entier réunirent leurs conseillers qui
établirent des rapports et planifièrent de nouvelles réunions, le
temps que tout cela se mit en place et il n’y avait plus aucune
denrée alimentaire, plus aucune matière première disponible. Il
n’y avait plus de viande, plus de céréales mangeable, plus de
fruit, plus de légume. Les humains n’eurent pas le temps de se
mobiliser pour trouver une solution, d’autant qu’ils ne
comprirent absolument pas d’où venait l’attaque. L’espèce
humaine s’éteignit dans un chaos indescriptible.
J’étais le dernier terrien et le
premier lunatique. Grâce à la banque de conservation d’ovules que
j’avais pris soin d’emporter, j’ai pu écrire une nouvelle page
de l’Histoire de l’Homme. Le père de tous les Hommes c’est
moi. Vous êtes tous mes enfants.
Gilles Dugule jubilait. Il avait vaincu
les terriens, il était le père de tous les lunatiques, il venait de
vaincre la mort, et il se commandait un nouveau corps comme il
choisissait, dans sa jeunesse, un nouveau costume. Même Jésus,
lorsqu’il s’était fait homme, n’avait probablement pas choisi
son enveloppe charnelle et avait endossé ce qu’on lui avait
refourgué. Gilles avait des exigences pointilleuses, il faillit
décourager l’équipe de chercheurs qui n’avait pas de solution
pour lui apporter à la fois un corps sportif pour ses rendez-vous
galants et une allure physique plus négligée pour mettre en valeur
ses qualités intellectuelles. Il devait choisir. Le transfert de sa
conscience dans un nouveau corps prit donc un certain temps. En
revanche, pour créer sa femme, le choix fut facile : il ne
désirait pour compagne que la plus jolie. Mais là encore, son
équipe eut un accès de stress car il imposa de créer avec
discrétion quelques maîtresses toutes plus jolies les unes que les
autres. Il choisit le prénom de sa future femme : “Laure”.
Un clin d’œil à un métal précieux, donc cher, qu’il avait
accumulé lors de ses premières réussites financières, il y avait
fort longtemps, dans une vie dont aucun de ses contemporains n’avait
connaissance.
Il avait gravi tous les échelons,
d’Homme à Dieu en passant par Lunatique carné puis Lunatique
numérique puis Lunatique croisé chair-titane. Il pouvait enfin
jouir de sa réussite.
Inévitablement, la victoire lui parut
rapidement bien plus fade que le chemin pour y accéder. Il commença
à s’ennuyer. Sa femme se démenait autant qu’elle pouvait pour
l’égayer et lui rendre le sourire, au point qu’il finit par en
tomber amoureux. Lui, le dieu vivant, amoureux de sa création. Peu
lui importait la nature avilissante de ce ridicule sentiment animal,
elle seule parvenait à le rendre heureux. Il ne pouvait plus se
passer de sa présence. Les autres Lunatiques l’agaçaient. Même
ses splendides maîtresses avaient l’attrait de poupées de
chiffon. Homo homini lupus est.
Une décision s’imposait. Ivres
d’amour, ils quittèrent la Lune pour une escapade sur la planète
inhabitée la plus proche : Mars. Mais une toute petite année
suffit pour qu’ils désaoulent totalement et utilisent la poésie
pour communiquer :
— Je te hais, t’es vraiment
trop con, mais comment j’ai pu me foutre dans une galère pareille
avec un naze comme toi !
— C’est à moi que tu
demandes ? Mais tu t’es vu pouffiasse, t’es bonne à rien,
tu sers à rien, bordel pourquoi je t’ai emmenée avec moi ?
Pourtant les débuts sur Mars avaient
tenu leurs promesses. A leur arrivée, ils contemplaient les
tourbillons de poussière derrière la vitre, se blottissaient l’un
contre l’autre en appréciant la chaleur ambiante qui contrastait
avec la météo apocalyptique à l’extérieur, et se câlinaient
tendrement. Laure plantait son regard au fond de l’âme de Gilles
et rien ne manquait à leur bonheur.
— Je suis si bien auprès de
toi, je pourrais passer ma vie comme ça à ne rien faire que sentir
ta chaleur et tes bras me serrer contre toi, lui assurait-elle avec
certitude.
Gilles ne prononçait pas une parole,
ces instants étaient si magiques qu’il préférait les conserver
tels quels. Grâce à Laure, il trouvait que la vie était une
invention merveilleuse. Que demander de mieux lorsque la vie expose
sa rudesse et que vous l’observez au chaud et entouré d’amour.
Ils passaient des nuits entières à contempler les traînées noires
que creusaient les tourbillons dans le sol rouge orangé. Ils
possédaient enfin leur eldorado et l’avaient bien mérité. En
arrivant sur Mars, Laure et Gilles avaient découvert le bonheur
d’une vie simple et frugale qui obligeait à s’en tenir aux
valeurs essentielles. Ils avaient découvert le bonheur qui se
cachait dans la profondeur d’un regard. Ils vivaient repliés sur
eux-mêmes, et c’était tout ce dont ils avaient besoin. Ils ne
manquaient de rien et avaient leur amour pour compléter leur
bonheur. Tout était parfait.
Ce qui avait vaincu cet amour qu’ils
pensaient indestructible, c’était le froid et les tourbillons de
poussières. Oui, simplement le froid et la poussière. Mais pas
n’importe quel froid, pas l’été indien marseillais, non, un
froid qui avait la particularité de ne jamais finir, un froid qui
continuait à sévir malgré le soleil et le changement des saisons,
un hiver continuel ! La tranquillité des matins poussiéreux
tous identiques les uns aux autres laissa peu à peu sa place à une
monotonie pesante. Les levers se firent de plus en plus difficiles,
les couchers de plus en plus tôt. Lorsque rien ne vous motive ni ne
vous distrait, vous vous couchez tôt.
Ils réalisèrent un matin que la
situation avait changé à leur insu. Ce matin-là, Laure se leva
comme d’habitude, et se dirigea vers la cuisine pour préparer son
petit-déjeuner. Elle voulut prendre sa tasse mais Gilles s’en
était servi quinze minutes plus tôt. Cela la mit dans une rage
folle. Elle courut dans le salon où Gilles s’était installé pour
passer la nuit, ce qu’il faisait de plus en plus de puis quelques
semaines, et elle se défoula copieusement sur lui :
— J’en ai par-dessus la tête,
ton bol c’est celui avec l’espèce de titi ridicule de gamin
immature alors j’aimerais bien que tu arrêtes de prendre ma tasse.
Tous les matins tu prends ma tasse, et je suis obligée de boire dans
ton bol à titi débile. Il est petit, il a pas d’anse, et c’est
pas ma tasse, alors tu vas me faire le plaisir de te lever d’ici,
de bouger ton gros c.., et d’aller me laver ma tasse pour que je
puisse prendre mon petit-déjeuner.
Gilles resta interloqué par la
virulence des propos. Jamais Laure ne lui avait parlé sur ce ton. Au
début de leur relation, lorsque Laure se levait, elle se lovait avec
langueur dans ses bras. Aujourd’hui elle le menaçait.
— Mais qu’est-ce que tu me
fais ? Est-ce que tu te rends compte que tu es en train de me
faire un délire parce que je t’ai pris ta tasse ?
Elle réalisa à ce moment le ridicule
de la situation. Ils avaient tout plaqué pour partir ensemble sur
une autre planète, et aujourd’hui ils s’engueulaient pour un
titi sur une tasse. Laure comprit que quelque chose avait changé,
insidieusement. Depuis de nombreuses semaines, elle ne rêvait plus
le soir en se couchant dans les bras de Gilles, et elle ne chantait
plus le matin en se levant. La faute en était à cet hiver
poussiéreux qui n’en finissait pas, cela faisait onze mois qu’ils
étaient là. Onze mois où la température était restée
immuablement hostile, onze mois d’hiver, onze mois de froid
glacial, onze mois de poussière. L’antipathie du climat avait
déteint sur leurs caractères. Ils réalisèrent subitement que ces
derniers temps, ils avaient passé plus de temps à s’engueuler
qu’à s’embrasser. était-ce déjà là tout ce qui restait de
leur amour. Gilles se fit apaisant, il tenta de la calmer :
— écoute Laure, il serait bon
que nous discutions, je crois que nous avons un problème et que la
situation nous échappe. Je ne me suis pas enfui sur une planète
inhabitée pour venir m’engueuler avec toi. Je t’aime et je n’ai
pas envie que l’on devienne comme ces couples qui se balancent
leurs pantoufles au visage.
Laure ne pouvait qu’acquiescer. Elle
aussi avait tout quitté pour suivre Gilles. Elle aimait Gilles plus
que tout. Il était son pygmalion. Elle ne voulait pas perdre cet
amour, elle ne le supporterait pas.
Ils passèrent cette journée à
discuter. Ils avaient tous les deux envie de trouver une solution à
ce qui semblait une impasse. Ils prirent les résolutions que
prennent tous les couples dans ces moments-là : essayer d’être
plus à l’écoute de l’autre, de faire plus attention aux désirs
de l’autre. Ils avaient tous les deux envie d’avancer ensemble,
rien ne pouvait les arrêter. Leur longue, nécessaire, et utile
discussion, se termina inévitablement dans la chambre où ils
scellèrent par des actes mémorables leur nouvelle alliance. Le
lendemain matin, ils se réveillèrent tous les deux d’une humeur
joviale. Laure n’eut pas l’occasion de piquer une colère à
propos de sa tasse, puisque lorsqu’elle arriva dans la cuisine, son
petit-déjeuner l’attendait, dans sa tasse à elle, rien qu’à
elle. Le bol au titi était resté rangé. Gilles avait pris son café
dans un bol moins ridicule, un bol d’adulte où il ne s’entendrait
pas reprocher de commencer la journée avec un titi grotesque. La
journée s’annonçait merveilleuse. Laure commanda l’ouverture de
l’écran de protection pour laisser entrer la lumière d’une si
belle journée. Elle fut accueillie par la grisaille habituelle. Elle
n’eut pas le temps de réprimer une moue instinctive. Cette vision
ne l’enchantait guère. La poussière, encore la poussière et sa
tristesse, toujours la poussière. Gilles ne fut pas aussi fin dans
le ressenti qu’il eut en dirigeant son regard vers l’extérieur :
— Putain de temps. Toujours
cette grisaille, ce froid, il n’y a plus jamais un rayon de soleil
pour égayer la journée. Laure ne répondit pas parce qu’elle
partageait bien son avis. Inutile de s’étendre sur quelque chose
qu’ils ne pouvaient pas changer. Ils étaient là, ils avaient
souhaités être là, dans ce désert de poussière glacée, et elle
ne pouvait pas abonder dans son sens, à se dire qu’ils seraient
mieux partout, sauf ici. La journée aurait pu se dérouler dans le
plus grand des bonheurs, mais ils avaient toujours ce petit pincement
au cœur, tous les deux :
— Saloperie de poussière
froide.
Comment avoir le cœur chaud quand on
vit dans un hiver perpétuel. Ils étaient habitués au rythme des
saisons. Même lors d’un hiver rude, on s’entraidait, on se
serrait les coudes, parce qu’on savait qu’après l’hiver venait
le printemps. Ici, après l’hiver venait l’hiver. On ne pouvait
pas se serrer les coudes en se disant :
— Allez, juste un petit effort,
demain sera meilleur.
Parce que demain n’était pas
meilleur. Demain c’était encore l’hiver poussiéreux, et
après-demain aussi. Foutu hiver de poussière.
Les journées reprirent leur cours
normal.
La deuxième fois que Laure piqua sa
crise tôt le matin, le titi sur la tasse n’y était pour rien.
Cette fois-ci c’était à cause de la brosse à dent. Gilles
s’était trompé de brosse à dents. Quel drame ! Il avait
utilisé la brosse à dents de Laure. Elle se jeta littéralement sur
lui. Elle l’empoigna par l’épaule en lui mettant sous le nez,
d’un air menaçant, la brosse à dents qu’il avait utilisée et
qu’il n’avait même pas rincée. Elle était si menaçante que
Gilles eut presque peur. Il se dit que si elle avait tenu une arme au
lieu d’une brosse à dents, il aurait pu craindre pour sa vie, et
nota qu’il lui faudrait vérifier le bon enregistrement de son
clone numérique. On ne sait jamais. Cette fois-ci il ne chercha pas
à arranger la situation. Il savait qu’il ne pourrait pas stopper
les tourbillons de poussière. C’était la poussière qui leur
était devenue insupportable, ces tourbillons interminables, cet
hiver qui empêchait les oiseaux de chanter, les fleurs de fleurir,
les abeilles de butiner, la nature de prendre des couleurs. Bien sûr,
Laure n’avait pas la mémoire de tout ceci, mais ses souvenirs
faisaient souffrir Gilles. Ici tout restait toujours poussiéreux. Un
hiver d’hôpital, un hiver de morgue, gris et froid. On se serait
attendu à voir apparaître des tiroirs que l’on aurait pu tirer,
et à l’intérieur de chaque tiroir, on aurait rencontré un
cadavre étiqueté. C’était à peu près la sensation qu’ils
avaient en ouvrant les tiroirs de leurs commodes, l’impression de
vivre dans une morgue. Voilà ce que les tourbillons leur
apportaient : vivre dans une morgue. Ils avaient rêvé d’amour,
de lumière, de chaleur, comme tous les couples amoureux, et ils
étaient descendus à la morgue, au troisième sous-sol d’un
hôpital abandonné. En fin de compte, ils passaient leur vie dans
une morgue triste, monotone, silencieuse, grise et froide. Peut-être
sa conscience lui faisait-elle payer aujourd’hui le malheur qu’il
avait causé autrefois dans un hôpital. Il ne savait plus quoi
penser.
Les jours se succédèrent ainsi. Ils
ne s’engueulaient même plus. Leurs cœurs étaient devenus trop
froids pour s’engueuler. La monotonie du paysage, la monotonie de
leurs vies, la monotonie de ce climat, de cette vie poussiéreuse,
avait gagné leurs cœurs qui étaient devenus désabusés,
indolents. « A quoi bon ? », ressentaient-ils. A
quoi bon. De toute façon, après les tourbillons viendraient les
tourbillons. Ils s’étaient résignés. Ils avaient tout quitté,
avaient tout recommencé, pour ça. Ils n’avaient pas évité tous
les écueils, ils n’avaient pas vu arriver la poussière. Les
tourbillons gelés avaient raison d’eux, ils glaçaient toute
passion, ils ne pouvaient leur échapper. Laure et Gilles ne
pouvaient accepter de vivre un amour retenu, un amour poussiéreux
sans passion, un amour mesuré. Vivre ensemble impliquait vivre une
vie exubérante, pleine d’émotions, de chaleur. Ce froid
poussiéreux terrassait leurs aspirations à la chaleur des
sentiments.
La suite de leur histoire leur apparut
comme une évidence. Ils n’eurent pas besoin de se parler. Ils ne
pouvaient pas mettre fin à leur aventure et rentrer séparément sur
la Lune en reconnaissant leur échec. Leurs personnes et leurs égos
étaient trop publics, trop exposés.
Alors un matin, ils se levèrent si
tard et si indolents qu’ils n’eurent pas le courage de
s’habiller. Ils se prirent par la main, ouvrirent la porte pour
avoir la confirmation que les tourbillons étaient toujours là. Ils
étaient bien là. Gilles était en caleçon. Il enfila un tee-shirt
genre marcel avec un gros titi dessus. Finalement il aimait bien ses
titis. Laure n’enfila rien de plus que la nuisette sexy qu’elle
portait déjà et qui n’excitait plus personne depuis plusieurs
mois. Main dans la main ils marchèrent. Ils avançaient. Ils
savaient où ils allaient. Ils savaient pourquoi ils y allaient.
C’était la seule chose qu’il leur restait à faire. Ils
entrèrent dans la salle de contrôle. Ils inversèrent leur
générateur à impulsion électromagnétique et le dirigèrent vers
leur propre réseau. Le réseau leur rendait la vie possible sur
Mars, il gérait l’atmosphère de leur domaine et leur
approvisionnement en nourriture, et il abritait également leur clone
numérique. Ils déclenchèrent un flash magnétique majeur. Aucun
circuit électronique sur la planète ni aucune source d’énergie
ne résista au champ magnétique de l’impulsion. Les éclairages
s’éteignirent. Le silence était total. Ils s’installèrent
confortablement et se regardèrent les yeux dans les yeux, avec le
plus d’amour et de sincérité possible en attendant que le froid
ou l’asphyxie ne les gagne.
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