Désespoir

23 pages
(ce n'est pas le teaser, c'est juste le nombre de pages, parce que c'est long pour une nouvelle)


Bien que Gilles Dugule ait certes réussi dans les affaires, sa fréquentation n’était guère recommandable, ce dont il se moquait ouvertement.
— Asocial. Voilà un mot qui me résume. Je n’y peux rien, je ne vous aime pas. Vous me faites perdre mon temps. Vous regardez la télévision, vous vous nourrissez de barbecue, vous buvez de la bière, et vous racontez toujours les mêmes histoires saoûlantes. Vous perdez votre temps et gâchez votre vie. Je suis hyperactif. Je vous vends des télévisions, des programmes télévisés, et même des barbecues. Je suis riche, comblé, à une exception près : vous ! Homo homini lupus est, l’homme est le pire ennemi de son semblable. A quoi me sert ma richesse si je suis condamné à vivre parmi mes pires ennemis ?

Gilles Dugule était d’une ambition sans limite et, malheureusement pour ses semblables, il s’était donné les moyens de satisfaire ses ambitions.
— J’ai atteint la première marche de mon rêve. Aucun humain ne peut plus venir m’importuner. J’ai une propriété d’environ 37 millions de km² : la lune ! Pour tranquilliser ma paranoïa, j’ai installé ma résidence sur la face cachée. Mon premier voisin est à près de 400 000 km, et même équipé d’un appareil d’observation astronomique, il ne peut pas me voir. Avouez que ça relaxe !

Ambitieux, riche, antipathique, il lui restait encore à devenir mégalomane.
— Deuxième marche de mon rêve. Vous vous rappelez Dolly, la première brebis clonée ? C’était déjà moi ! J’ai financé la création de Dolly. Vous pensez que l’histoire s’est arrêtée là ? Tout créateur doit affronter les jaloux, les incapables et les fainéants pour qui toute nouveauté leur renvoie l’image de leur propre dérision. Devant les tollés pseudo-éthiques qu’a levés Dolly, nous nous sommes faits plus discrets sur la suite des événements. Les scientifiques ont appliqué la technique aux vaches. Pourquoi les vaches ? Parce que les vaches sont l’animal le plus utilisé par l’homme. Et parce que dans l’idée d’une brebis, il y a une connotation sympathique, pure, simple, innocente, tandis que remplacer cette vacherie d’humanité par des vaches, qui viendra encore me dire que je n’ai pas d’humour ? Remplacer ai-je dit ? Ah oui, pardon, vous n’avez pas les détails. Il fut un temps où la planète Terre était habitée par des Lunatiques et où la Lune était déserte. Si si. A l’époque présente où vous regardez cet hologramme qui vous raconte mon histoire, ces révélations peuvent vous sembler farfelues. Elles n’en sont pas moins vraies. Votre père à tous, Moi, fut un habitant de la Terre. Je suis mort depuis longtemps et j’ai pris soin d’effacer toute trace de l’Histoire antérieure à ma naissance. L’Histoire de l’humanité commence avec Moi. Vous n’aviez pas besoin d’en savoir plus tant que je ne reprenais pas le contrôle de mon image politique. C’est chose faite, le clonage de conscience est à présent une réalité. Je peux donc vous révéler dans le détail la vérité de vos origines.

La technologie a toujours été amorale. Heureusement ?
— Vous ne pouvez pas imaginer le bonheur de naître à nouveau. J’étais mort. Oui, même Moi, quelle injustice. Encore, que des gueux inutiles meurent, cela se comprend, il faut bien nourrir la terre nourricière. Mais Moi ! Et ces bons à rien de scientifiques qui n’en finissaient pas de mettre au point le clonage de conscience, avec les budgets faramineux que je leur ai octroyés, incapables de régler ce détail avant ma mort. Des chochottes je vous dis, toujours à m’expliquer que malgré le développement exponentiel de la puissance de calcul des ordinateurs et de leur mémoire, simuler le fonctionnement d’un cerveau humain avec ses 100 milliards de neurones interconnectées par des liaisons physiques, chimiques et électriques restait un défi redoutable. Bref, passons, je pardonne maintenant que je suis revenu à la vie. Et puis j’apprécie particulièrement mon nouveau Moi. Totalement numérique, plus de corps encombrant et fragile. Je suis Dieu, en contact instantanément avec chacun d’entre vous. Avouez que ça fait saliver. Bon, je bavarde, je bavarde, mais il faut quand même que je vous révèle toute l’affaire. Alors voilà, il était une fois un être richissime, beau, supérieurement intelligent : Moi. Je me classe parmi les mutants, car j’ai si peu en commun avec les humains qu’il est impossible que j’appartienne à la même espèce. La proximité de ces êtres inférieurs appelés humains m’insupportait au plus haut point. J’ai donc commencé par exceller dans la seule activité capable de les animer : amasser de l’argent. Je ne me débrouillais pas trop mal, j’étais un industriel puissant, mon conglomérat se développait rapidement. Mais pas assez rapidement pour mon ambition. A ce rythme, j’allais mourir comme un humain. Malgré les sommes colossales que j’avais investies dans les bio-technologies, la seule avancée spectaculaire dans le domaine, un début prometteur dans le clonage de conscience, fut l’œuvre de la concurrence. Il y avait de quoi enrager. Je ne pouvais pas voir un autre vivre la destinée que je m’étais réservée sans réagir. Cette découverte me revenait de droit car j’étais celui qui la désirait le plus. Voici comment j’y suis parvenu.

Difficile de stopper le récit d’un égocentrique narcissique mégalomane lorsque tous les regards sont pointés vers lui. Néanmoins les révélations de Gilles Dugule furent stupéfiantes.

Le mercredi 18 octobre 2015 à 08h00 du matin, sur la planète Terre, à l’époque peuplée d’humains, Rosalie et Patricia eurent une bien désagréable surprise en entrant au bloc de chirurgie B de l’Hôpital Américain de Paris où elles travaillaient. Elles venaient de prendre leur service, et comme le leur dictait le planning, elles s’apprêtaient à nettoyer et désinfecter le bloc qui devenait leur territoire pour les quatre heures à venir. C’était la routine, mais elles aimaient leur travail, elles étaient fières, seules au milieu de tant de matériel si sophistiqué, elles avaient l’autorisation, personne d’autre n’avait le droit d’entrer, la salle leur était réservée rien que pour elles. Pour Rosalie qui avait débuté en nettoyant des bureaux insipides tard le soir, ce poste était une aubaine, sans oublier son statut d’agent hospitalier qui était la cerise sur le gâteau. Patricia, quant à elle, était d’une nature à ne pas se satisfaire de la première friandise venue. Elle s’était donc naturellement syndiquée et n’hésitait pas à user de sa forte voix pour manifester son mécontentement. Elle entra la première dans le bloc, et contrairement à ses habitudes, elle resta bouche bée de stupéfaction. Le spectacle était surnaturel. Elles avaient l’habitude d’être surprises, elles voyaient de tout dans cet hôpital, des malades bien portants, des morts, des médecins ivres, mais ce qu’elles avaient sous les yeux à cet instant, c’était bien la première fois. Dispersés sur le sol dans tout le bloc, les corps de toute l’équipe de chirurgie gisaient, baignant dans des flaques de sang. De longues secondes passèrent en silence. Rosalie resta pétrifiée. Patricia fut la première à réagir. Elle hurla aussi fort qu’elle put, en proie à une panique incontrôlable.

L’hôpital ne put étouffer l’affaire. Il ne s’agissait pas d’un banal décès suite à une regrettable erreur médicale, il s’agissait du meurtre de six personnes. Parmi les victimes ne figurait aucun patient, les morts faisaient tous partie du personnel hospitalier. Du jamais vu. Hormis le bloc chirurgical qui fut placé sous scellé, l’hôpital resta ouvert – il était impossible pour les autres hôpitaux de la ville d’accueillir tous les malades – et tenta de fonctionner normalement, mais il n’était question que de l’Affaire. Toute l’équipe de chirurgie s’était fait sauvagement assassiner : le chirurgien, le médecin anesthésiste, l’infirmière anesthésiste, l’infirmière instrumentiste, l’interne, et l’aide-soignante. Assassinés entre 22h40 et 22h55. A 22h35, une panne générale d’électricité avait plongé l’hôpital dans le noir complet. Le groupe électrogène qui devait prendre la relève en cas de coupure électrique ne s’était pas mis en route, ce qui en soi n’était pas étrange puisque les restrictions budgétaires n’avaient pas permis de reconduire le contrat d’entretien. En revanche, le disjoncteur électrique général s’était déclenché sans aucune raison flagrante, ce qui était la cause de la coupure d’électricité.

La police fut très efficace. Moins de 48 heures après les faits, un suspect était déjà en garde-à-vue. La piste du règlement de compte personnel fut immédiatement écartée puisque toute l’équipe avait été tuée. Qui pouvait en vouloir à une équipe médicale entière ? Un patient bien sûr. Un coup d’œil aux cas médicaux litigieux, par ordre chronologique, mena rapidement l’enquêteur vers Ernest Dumoison. Tous les éléments du dossier convergeaient vers ce patient. Le chirurgien assassiné l’avait opéré suite à un accident de voiture. Malheureusement l’intervention avait été un échec et M. Dumoison avait définitivement perdu la vue. Comme un malheur n’arrive jamais seul, la compagnie d’assurance refusa de l’indemniser à hauteur de son préjudice, prétextant que l’intervention chirurgicale était bénigne et n’aurait jamais dû se solder par une cécité définitive. La faute en revenait au chirurgien et l’indemnisation était donc du ressort de son assurance en responsabilité civile professionnelle. Une bataille d’experts médicaux s’ensuivit, l’un affirmant qu’il n’y avait aucune responsabilité du chirurgien car il avait œuvré dans les règles de l’art, l’autre objectant que, eu égard au niveau de compétence de ce chirurgien renommé en ophtalmologie, cet échec médical était fautif. Les faits laissaient à penser que l’intervention était banale, mais que ce chirurgien réputé avait bâclé le travail, préférant intervenir sur les chirurgies avant-gardistes qui faisaient sa renommée, à savoir apporter la vue à des aveugles de naissance grâce à une technologie innovante mêlant œil artificiel et implant neuronal. Tout l’hôpital connaissait M. Dumoison qui était revenu à de multiples reprises harceler le personnel et avait passé des heures dans le hall d’accueil où les médecins, excédés, l’avaient cantonné en profitant de son handicap visuel pour imposer aux hôtesses d’accueil de ne l’accompagner que sur un seul chemin : celui de la sortie. Ivre de rage, Ernest Dumoison avait même haut et fort menacé de mort le chirurgien. Il y avait des témoins à foison, et même un enregistrement vidéo. Et puis il y avait cette scène de crime inhabituelle. Toute l’équipe médicale avait été assassinée avec une rapidité d’autant plus surprenante qu’un noir total régnait au moment des crimes et qu’il n’y avait aucune trace de lutte. On aurait dit une frappe chirurgicale, l’attaque d’un félin, d’un léopard par exemple. Pour être aussi précis et efficace, le, la ou les assassins n’avaient pas pu œuvrer dans le noir, donc ils étaient arrivés sur les lieux avec un éclairage, mais s’ils étaient venus avec de l’éclairage, ils n’auraient pas pu être aussi rapides, car l’équipe médicale les aurait vu arriver. Rapidité, précision, efficacité. Un félin aurait pu avoir cette rapidité et cette efficacité, mais pas cette précision. Un félin n’aurait pas assassiné toute l’équipe sans exception, et sans aucun dommage matériel, sans renverser la moindre fiole, la moindre bouteille. Un humain pouvait avoir eu cette précision et cette efficacité, mais pas cette rapidité. Qu’il surgisse sans lumière à tâtons ou qu’il arrive avec un éclairage, l’équipe aurait réagit et se serait défendue. Restait la possibilité d’un humain équipé de lunette de vision nocturne. Du matériel militaire. Ernest Dumoison avait servi dans les forces spéciales, il faisait partie des rares personnes à être en possession de matériel de vision nocturne. Certes, il était aveugle au moment du crime, mais il avait pu se faire aider. Et pour tout alibi concernant le soir du crime, Ernest Dumoison était soi-disant chez lui en train de dormir. Aucun témoin pour corroborer ses dires. La cause était entendue, on avait les victimes, le coupable, l’arme du crime – un scalpel abandonné sur place – et le mobile, avec en prime la logistique – les lunettes de vision nocturne. Quel acte insensé, affichaient en première page les journaux. Le personnel et les patients n’avaient plus de crainte à avoir, le coupable était identifié et mis hors d’état de nuire. La vie pouvait reprendre son cours.

L’inspecteur de police Edouard Mirepois, avec son jeune âge et son regard toujours affublé de lunettes aux verres dont l’épaisseur prêtait à sourire, n’aimait pas les évidences. « Seul le monde des enfants est suffisamment innocent pour être simple », avait-il coutume de dire. Le bureau du préfet avait demandé que ce dossier médiatique lui soit confié, bien que l’hôpital ne fasse pas partie de sa circonscription. Son flair lui fit immédiatement relever plusieurs grains de sable dans la théorie de la culpabilité évidente de Dumoison. Premier grain de sable. Les victimes avaient été lacérées de gauche à droite avec le scalpel retrouvé dans la salle d’opération. Il était donc très fortement probable que l’assassin manipulait l’objet tranchant de la main gauche. Or Ernest Dumoison était droitier. Deuxième grain de sable. L’assassin avait coupé l’électricité au moment de son forfait. Pourquoi ? Certes, il devenait invisible, mais l’équipe chirurgicale connaissait les locaux par cœur. Par conséquent l’absence de lumière était un avantage pour les victimes. Pourquoi donner un avantage à la proie que l’on pourchasse ? Pourquoi l’amener sur un terrain où elle est à l’aise ? Troisième grain de sable. D’après la hauteur des coups portés, l’assaillant mesurait entre 1m70 et 1m85, très probablement dans les 1m77 ou 1m78. Dumoison là encore ne correspondait pas au profil attendu. Quatrième grain de sable. L’assaillant connaissait parfaitement l’hôpital, car il avait pu rejoindre la sortie dans le noir complet, en prenant soin d’éviter les caméras de surveillance qui, alimentées par un réseau électrique secondaire, continuaient à enregistrer. Pour l’inspecteur Mirepois, qu’un éminent chirurgien ophtalmologue soit assassiné dans le noir ne pouvait être que l’œuvre d’un aveugle. Or Ernest Dumoison n’était pas un aveugle au sens propre. Il avait perdu la vue récemment, ce qui était totalement différent, car depuis qu’il avait perdu la vue, il était totalement désorienté dans ce monde devenu sans image, et il était incapable de se diriger sans aide. Cinquième grain de sable, l’arme du crime était effectivement un bistouri, et non un scalpel, mais pas le modèle utilisé par l’hôpital, pas plus que la lame montée sur le bistouri. Sixième grain de sable, Ernest Dumoison n’avait de cesse de crier son innocence. On clame son innocence lorsque l’on grille un feu rouge, ou que l’on ne paie pas le parcmètre, mais pas lorsque l’on a assassiné de sang froid six personnes et que l’on est démasqué.

Tous ces détails chagrinaient l’inspecteur Mirepois qui savait par intuition que c’est le détail qui révèle le mensonge. Lorsqu’il fit part de ses doutes à voix haute, il rencontra un réprobation générale. On tenait le coupable, il serait châtié. Pourquoi diable ce jeune inspecteur venait-il faire du zèle et entraver une soif de vengeance légitime ? Quelques petites vérifications supplémentaires et dès le lendemain de son intervention verbale remarqué, l’inspecteur Mirepois fut en mesure de confirmer que Ernest Dumoison n’était pas l’assassin. Dans l’opinion publique, au sein du personnel de l’hôpital, et jusque dans le bureau du Préfet, les paroles de ce jeune inspecteur faisaient tousser. Son avenir professionnel s’engageait sur une route désaffectée. Imperturbable aux remarques, l’inspecteur Mirepois expliqua point par point pourquoi Dumoison était innocent et qui était le coupable.
— Voyez-vous, l’arme du crime est un bistouri, en apparence identique à ceux que l’on trouve dans tous les blocs opératoires de cet hôpital. Et bien pas tout à fait. Même si ce n’est pas flagrant à l’œil nu, la marque de ce bistouri n’est pas celle utilisée dans cet hôpital.
Il expliqua ensuite pourquoi l’assassin était gaucher, en raison du sens des entailles. Puis il précisa que soit l’assassin avait accès à du matériel de vision nocturne, soit, éventualité qui n’avait pas été envisagée, il voyait la nuit, comme les chats.
— Si vous n’avez rien de mieux que d’essayer de nous convaincre que c’est Catwoman qui a fait le coup, je vous laisse à vos histoires, j’ai du travail, pesta le vieux commissaire responsable du dossier, qui n’avait rien contre une enquête rapidement bouclée.
— Catwoman ou bien n’importe quel aveugle, s’empressa de continuer l’inspecteur Mirepois. Qui se déplace aussi facilement la nuit que le jour ? Les chats, Catwoman, et… les aveugles, asséna-t-il sentencieusement pour tacler son supérieur hiérarchique.
équipé d’une vision nocturne technologique comme les militaires ou biologique comme les chats, l’assassin n’en connaissait pas moins l’hôpital dans ses moindres recoins puisqu’il avait pu quitter les lieux en évitant toutes les caméras de surveillance. L’inspecteur Mirepois reprit :
— Notre assassin est donc gaucher, militaire ou aveugle, mesure 1m77, connaît parfaitement l’hôpital, et a accès à des bistouris de la marque « Swann-Morton ». Qui correspond à cette description ? Personne malheureusement, ni parmi le personnel de l’hôpital, ni parmi les anciens patients !
Le commissaire fulminait. Ce jeune inspecteur ridiculisait la profession. Déjà que les temps étaient difficiles et que la poulaille n’avait pas bonne presse, qui avait bien pu recruter cet hurluberlu ? Encore un fils à papa planqué dans le bureau du Préfet et qui n’avait jamais mis un pied dans la rue ! L’inspecteur Mirepois ne s’arrêta pas en si bon chemin :
— Personne, sauf le très célèbre et richissime homme d’affaires Gilles Dugule, qui inclut dans ses tentaculaires possessions industrielles la marque « Swann-Morton ». Voilà le nom de votre assassin. Il mesure 1m77, est gaucher, aveugle de naissance, et connaît parfaitement l’hôpital pour s’y être fait opérer il y a deux ans par le professeur Cornouille, l’une des six victimes.
L’assistance était bouche-bée. Ainsi donc ce jeune inspecteur avait eu raison de douter de l’évidente culpabilité de Ernest Dumoison.
— Félicitations jeune homme, reconnut le commissaire. Cette affaire me paraissait à moi aussi trop simple pour être honnête, il était évident que Dumoison n’était pas le seul patient à qui le professeur Cornouille n’était pas parvenu à sauver la vue.
— Au contraire commissaire, la chirurgie que le professeur Cornouille réalisa sur Monsieur Dugule fut un succès total. Gilles Dugule, aveugle de naissance depuis 50 ans, a pu voir pour la première fois de sa vie, il y a deux ans, le monde avec ses propres yeux.
— Mais alors que diable, bredouilla le commissaire qui commençait à se demander si le jeune Mirepois n’était pas en train de lui jouer une mauvaise farce.
— J’ai suffisamment d’éléments pour demander au Procureur un placement en garde-à-vue de Gilles Dugule, et croyez-moi, d’ici la fin de sa garde-à-vue, il aura avoué et j’aurai le mobile.

Gilles Dugule n’avait pas pu s’empêcher d’ajouter des commentaires personnels à son récit.
— Je suis toujours émerveillé par la naïveté de la jeunesse. Pauvre inspecteur Mirepois qui pensait pouvoir me placer en garde-à-vue, moi, Gilles Dugule, sur de simples suppositions, sans le moindre élément concret, et sans mobile sérieux. Aucun Procureur soucieux de son avenir, et ils l’étaient tous, n’aurait osé ordonner le placement en garde-à-vue de l’un des hommes les plus influents au monde sur une simple intuition, sans aucune preuve matérielle de sa culpabilité.

Quelle plus belle illustration de sa supériorité que ce pied-de-nez fait aux forces de police. Il savourait sa victoire.
— Bien sûr que j’étais coupable. Mon infirmité de naissance fut l’arme décisive de ma victoire. Ce Cornouille de malheur et son équipe étaient les seuls à avoir des résultats satisfaisants avec les implants neuronaux. Cornouille éliminé, un pont d’or se dessinait devant moi. L’humanité entra rapidement dans l’ère de la transhumanité. Les cyborgs venaient au monde. Les humains étaient heureux de perdre un doigt, une main, un bras, une jambe, un œil, car la technologie leur fournissait un nouvel organe infiniment plus performant, un membre artificiel directement connecté au cerveau afin de l’animer par la seule pensée.

Les humains jouaient effectivement son jeu sans pouvoir imaginer les conséquences.
— Je suis devenu l’habitant le plus riche de la planète Terre, au point que j’ai pu accomplir ce que personne d’autre n’avait accompli avant moi : je suis parti vivre sur une autre planète. Quelle planète ? La lune pardi ! Comme je vous l’ai dit, je suis issu de ce caillou inhabité et hostile que l’on nomme Terre. A cette époque, aucun peuple ne s’épanouissait sur la lune, l’atmosphère y était même irrespirable. Mon argent me permit de construire un vaste domaine habitable. J’étais inatteignable, je vivais en autarcie, je n’avais plus besoin des habitants de la Terre, les choses sérieuses pouvaient commencer..
Dolly est née le 5 juillet 1996. Pour le peuple, Dolly ne fut qu’un fait divers sans lendemain. En réalité Dolly était une étape dans mon dessein de devenir Dieu. Je vous donne maintenant la version officielle des milieux autorisés. Cette brebis fut le premier mammifère cloné à partir d’un noyau de cellule somatique adulte. L’affaire avait fait grand bruit à l’époque, en raison de la prouesse technique, mais les implications éthiques nous avaient rapidement contraint à cesser toute publicité. Les recherches se poursuivirent donc discrètement, sans information au grand public. Tout projet engendre son lot de détracteurs. Les implications des manipulations génétiques étaient trop importantes pour que les lobbys du secteur des bio-technologies fassent l’impasse sur la manne financière qu’ils en attendaient, surtout que nous nous trouvions, mon portefeuille et moi, au bout du lobby. Pourquoi Dolly aurait-elle dû ne pas avoir droit à sa descendance, comme tout un chacun ? Dolly eut donc sa descendance, une descendance créée de toute pièce. A chaque nouvelle naissance, les scientifiques perfectionnaient leur savoir-faire, on lui greffa une oreille de cochon, puis des cornes de taureau, un testicule, pas le deuxième de peur qu’elle acquiert trop de caractère et perde en docilité. On lui greffa également un 3° œil, mais celui-ci inquiéta ses concepteurs : l’existence de la magie noire persistait à l’état latent dans le cerveau reptilien des savants. A force de greffes, on finit par lui greffer des neurones. A force de neurones, on finit par lui greffer un cerveau conséquent, et à force de cerveau les descendants de Dolly finirent par acquérir la fonction de penser, puis la fonction de parler, et à force de leur greffer des cerveaux, les descendants de Dolly finirent même par penser plus efficacement que leurs concepteurs. Pour confirmer que la technique n’était pas réservée aux brebis, mais universelle, les scientifiques appliquèrent le même traitement à Cathy, une vache, sans répéter, cette fois-ci, l’erreur de médiatiser leur expérience. Et c’est ainsi que Dolly, 27° du nom, et la vache Cathy, 14° du nom, se dirent un jour, autour d’un bol de fourrage, qu’au nom du droit pour tous, au nom du bien-être, au nom de la cause animale, il n’était plus raisonnable de laisser le monde aux mains des humains. Quand on voyait ce qu’ils en faisaient ! Et puis, sans qu’elles osent toutes les deux l’avouer, elles avaient une revanche à prendre, eu égard aux tonnes de steaks que les humains continuaient d’avaler. Bien entendu, mon honnêteté naturelle m’oblige à avouer que des implants de suggestion étaient discrètement dissimulés dans leurs cerveaux de façon à orienter leurs pensées dans la direction qui m’arrangeait. Dolly et Cathy fomentèrent un complot. Bien sûr, elles devaient dès le départ dissimuler à leurs concepteurs le fait qu’elles avaient la faculté de penser et de parler. Seuls quelques-unes de mes relations les plus proches étaient au courant. Les scientifiques qui les avaient créées voulaient seulement vérifier si les greffes prenaient. A aucun moment, ces imbéciles n’avaient songé aux conséquences des greffes réussies. Greffez une troisième jambe à un bipède, et vous n’obtenez pas un bipède à trois pattes, mais un tripède. Greffez un cerveau humain à une vache et vous n’obtenez pas une vache particulière, mais un humain particulier. Greffez à une vache un cerveau humain bodybuildé par plusieurs greffes pour augmenter ses performances, et vous obtenez un être dont vous ne pouvez pas appréhender les aptitudes qui sont supérieures à celles de ses concepteurs.
Dolly et Cathy mirent à exécution leur plan machiavélique. Elles s’arrangèrent pour fournir plus de viande et de lait que leurs cousines non génétiquement modifiées. Les humains, naturellement, en tirèrent la conclusion hâtive qu’il était préférable d’utiliser les animaux modifiés. Petit à petit, au même titre qu’Homo Sapiens remplaça Néandertal, les animaux modifiés supplantèrent les races d’origine. Les vaches et les brebis devinrent des animaux quasi magiques. Elles apportaient à l’homme tout ce que celui-ci souhaitait : lait, viande. Elles obéissaient avec une compréhension déconcertante, au point que les hommes recommencèrent à utiliser des vaches de trait pour cultiver des champs. Les agriculteurs technocrates avaient bien ri en voyant les vaches envahir les champs, depuis leur bureau aseptisé, aux commandes d’ordinateurs qui dirigeaient les tracteurs automatisés le plus efficacement possible en intégrant un nombre effarant de données telles que le contenu du sol, les conditions climatiques à venir, la valeur boursière des matières premières, le prix d’achat des coopératives. Mais l’ordinateur ne faisait qu’exécuter le programme de son concepteur, tandis que les vaches faisaient preuve d’initiative et d’une adaptabilité remarquable pour un prix modique. Le plus difficile était de monter les vaches à l’étage avec l’élévateur, puisque toutes les cultures étaient à cette époque réalisées en milieu artificiel et en étage. Il n’avait pas été prévu lors de la conception de monter des vaches en étage. Mais là où les vaches ne pouvaient pas passer, on envoyait des brebis. Elles furent ensuite utilisées comme débroussailleuses car on ne savait par quel miracle, les brebis et les vaches mangeaient uniquement les mauvaises herbes, laissant en place ce que l’on souhaitait voir pousser, ainsi elles remplacèrent avantageusement les engrais et les pesticides. Il suffisait de planter n’importe quoi, et la vache et la brebis se chargeaient de rendre le champ le plus fertile possible, gratuitement. Dolly et Cathy, de façon insidieuse, prirent ainsi le contrôle de toute la chaîne agro-alimentaire. Pas une fraise ne poussait sans que Dolly ou Cathy ne le décident et contrôlent tout le cycle de culture. Pas un radis, pas une salade ne grandissait sans leur agrément. Tous les champs de blé, de maïs, et les rizières étaient sous le contrôle des vaches. Le contrôle de la nature passait entre les mains de ces deux herbivores. La culture leur était entièrement dévolue. Les humains ne se posaient pas la question de savoir pourquoi, ils ne regardaient que leur intérêt mercantile, financier, et immédiat. Si la vache et la brebis parvenaient à faire pousser les cultures, peu importait par quel miracle, tant qu’ils y gagnaient de l’argent. Tous les fruits, tous les légumes, toutes les céréales et une grande majorité de la viande passèrent sous le contrôle des vaches et des brebis. Seul le monde aquatique, la pisciculture, leur résistait. Elles n’avaient pas de solution pour maîtriser la culture des poissons. Néanmoins, comme les vaches et les brebis fournissaient leur viande à foison, les prix des produits protéinés s’effondrèrent, et les produits de la mer furent de moins en moins consommées, jusqu’à devenir des produits de luxe très coûteux car très peu répandus. Pas un humain ne se nourrissait, et cela à son insu, sans le contrôle de Dolly. Arriva le jour où Cathy et Dolly contrôlèrent la totalité de la filière des fruits, des légumes, des céréales, du riz et de la viande. Et c’est à ce stade que le monde des humains s’écroula.
A l’image des humains français de 1939 qui pensaient être en sécurité derrière leur ligne Maginot renforcée et ne virent pas la déferlante nazie débarquer sur eux après avoir simplement contourné la ligne de défense, un siècle plus tard, les boucliers anti-missiles, les services de bactériologie, le GIGN, le RAID, l’inspecteur des impôts, et tous les services de surveillance secrets et non secrets du monde entier, ne virent pas arriver sur eux la catastrophe. Du jour au lendemain, d’une seule voix, de façon plus subite et radicale qu’une panne informatique mondiale, toutes les vaches et toutes les brebis modifièrent leur comportement. Elles détruisirent les cultures, laissèrent pousser les mauvaises herbes, se contaminèrent volontairement pour rendre leur viande non comestible. Elles attrapèrent des épidémies de variole qu’elles propagèrent, et se mirent même à mordre les éleveurs qui venaient les examiner pour essayer de comprendre leur comportement. Elles mordaient en transmettant d’anciennes maladies telle que la rage. En l’espace de quelques semaines, le temps que les dirigeants des différentes nations dans le monde entier réunirent leurs conseillers qui établirent des rapports et planifièrent de nouvelles réunions, le temps que tout cela se mit en place et il n’y avait plus aucune denrée alimentaire, plus aucune matière première disponible. Il n’y avait plus de viande, plus de céréales mangeable, plus de fruit, plus de légume. Les humains n’eurent pas le temps de se mobiliser pour trouver une solution, d’autant qu’ils ne comprirent absolument pas d’où venait l’attaque. L’espèce humaine s’éteignit dans un chaos indescriptible.
J’étais le dernier terrien et le premier lunatique. Grâce à la banque de conservation d’ovules que j’avais pris soin d’emporter, j’ai pu écrire une nouvelle page de l’Histoire de l’Homme. Le père de tous les Hommes c’est moi. Vous êtes tous mes enfants.

Gilles Dugule jubilait. Il avait vaincu les terriens, il était le père de tous les lunatiques, il venait de vaincre la mort, et il se commandait un nouveau corps comme il choisissait, dans sa jeunesse, un nouveau costume. Même Jésus, lorsqu’il s’était fait homme, n’avait probablement pas choisi son enveloppe charnelle et avait endossé ce qu’on lui avait refourgué. Gilles avait des exigences pointilleuses, il faillit décourager l’équipe de chercheurs qui n’avait pas de solution pour lui apporter à la fois un corps sportif pour ses rendez-vous galants et une allure physique plus négligée pour mettre en valeur ses qualités intellectuelles. Il devait choisir. Le transfert de sa conscience dans un nouveau corps prit donc un certain temps. En revanche, pour créer sa femme, le choix fut facile : il ne désirait pour compagne que la plus jolie. Mais là encore, son équipe eut un accès de stress car il imposa de créer avec discrétion quelques maîtresses toutes plus jolies les unes que les autres. Il choisit le prénom de sa future femme : “Laure”. Un clin d’œil à un métal précieux, donc cher, qu’il avait accumulé lors de ses premières réussites financières, il y avait fort longtemps, dans une vie dont aucun de ses contemporains n’avait connaissance.

Il avait gravi tous les échelons, d’Homme à Dieu en passant par Lunatique carné puis Lunatique numérique puis Lunatique croisé chair-titane. Il pouvait enfin jouir de sa réussite.

Inévitablement, la victoire lui parut rapidement bien plus fade que le chemin pour y accéder. Il commença à s’ennuyer. Sa femme se démenait autant qu’elle pouvait pour l’égayer et lui rendre le sourire, au point qu’il finit par en tomber amoureux. Lui, le dieu vivant, amoureux de sa création. Peu lui importait la nature avilissante de ce ridicule sentiment animal, elle seule parvenait à le rendre heureux. Il ne pouvait plus se passer de sa présence. Les autres Lunatiques l’agaçaient. Même ses splendides maîtresses avaient l’attrait de poupées de chiffon. Homo homini lupus est.

Une décision s’imposait. Ivres d’amour, ils quittèrent la Lune pour une escapade sur la planète inhabitée la plus proche : Mars. Mais une toute petite année suffit pour qu’ils désaoulent totalement et utilisent la poésie pour communiquer :
— Je te hais, t’es vraiment trop con, mais comment j’ai pu me foutre dans une galère pareille avec un naze comme toi !
— C’est à moi que tu demandes ? Mais tu t’es vu pouffiasse, t’es bonne à rien, tu sers à rien, bordel pourquoi je t’ai emmenée avec moi ?

Pourtant les débuts sur Mars avaient tenu leurs promesses. A leur arrivée, ils contemplaient les tourbillons de poussière derrière la vitre, se blottissaient l’un contre l’autre en appréciant la chaleur ambiante qui contrastait avec la météo apocalyptique à l’extérieur, et se câlinaient tendrement. Laure plantait son regard au fond de l’âme de Gilles et rien ne manquait à leur bonheur.
— Je suis si bien auprès de toi, je pourrais passer ma vie comme ça à ne rien faire que sentir ta chaleur et tes bras me serrer contre toi, lui assurait-elle avec certitude.
Gilles ne prononçait pas une parole, ces instants étaient si magiques qu’il préférait les conserver tels quels. Grâce à Laure, il trouvait que la vie était une invention merveilleuse. Que demander de mieux lorsque la vie expose sa rudesse et que vous l’observez au chaud et entouré d’amour. Ils passaient des nuits entières à contempler les traînées noires que creusaient les tourbillons dans le sol rouge orangé. Ils possédaient enfin leur eldorado et l’avaient bien mérité. En arrivant sur Mars, Laure et Gilles avaient découvert le bonheur d’une vie simple et frugale qui obligeait à s’en tenir aux valeurs essentielles. Ils avaient découvert le bonheur qui se cachait dans la profondeur d’un regard. Ils vivaient repliés sur eux-mêmes, et c’était tout ce dont ils avaient besoin. Ils ne manquaient de rien et avaient leur amour pour compléter leur bonheur. Tout était parfait.

Ce qui avait vaincu cet amour qu’ils pensaient indestructible, c’était le froid et les tourbillons de poussières. Oui, simplement le froid et la poussière. Mais pas n’importe quel froid, pas l’été indien marseillais, non, un froid qui avait la particularité de ne jamais finir, un froid qui continuait à sévir malgré le soleil et le changement des saisons, un hiver continuel ! La tranquillité des matins poussiéreux tous identiques les uns aux autres laissa peu à peu sa place à une monotonie pesante. Les levers se firent de plus en plus difficiles, les couchers de plus en plus tôt. Lorsque rien ne vous motive ni ne vous distrait, vous vous couchez tôt.

Ils réalisèrent un matin que la situation avait changé à leur insu. Ce matin-là, Laure se leva comme d’habitude, et se dirigea vers la cuisine pour préparer son petit-déjeuner. Elle voulut prendre sa tasse mais Gilles s’en était servi quinze minutes plus tôt. Cela la mit dans une rage folle. Elle courut dans le salon où Gilles s’était installé pour passer la nuit, ce qu’il faisait de plus en plus de puis quelques semaines, et elle se défoula copieusement sur lui :
— J’en ai par-dessus la tête, ton bol c’est celui avec l’espèce de titi ridicule de gamin immature alors j’aimerais bien que tu arrêtes de prendre ma tasse. Tous les matins tu prends ma tasse, et je suis obligée de boire dans ton bol à titi débile. Il est petit, il a pas d’anse, et c’est pas ma tasse, alors tu vas me faire le plaisir de te lever d’ici, de bouger ton gros c.., et d’aller me laver ma tasse pour que je puisse prendre mon petit-déjeuner.
Gilles resta interloqué par la virulence des propos. Jamais Laure ne lui avait parlé sur ce ton. Au début de leur relation, lorsque Laure se levait, elle se lovait avec langueur dans ses bras. Aujourd’hui elle le menaçait.
— Mais qu’est-ce que tu me fais ? Est-ce que tu te rends compte que tu es en train de me faire un délire parce que je t’ai pris ta tasse ?
Elle réalisa à ce moment le ridicule de la situation. Ils avaient tout plaqué pour partir ensemble sur une autre planète, et aujourd’hui ils s’engueulaient pour un titi sur une tasse. Laure comprit que quelque chose avait changé, insidieusement. Depuis de nombreuses semaines, elle ne rêvait plus le soir en se couchant dans les bras de Gilles, et elle ne chantait plus le matin en se levant. La faute en était à cet hiver poussiéreux qui n’en finissait pas, cela faisait onze mois qu’ils étaient là. Onze mois où la température était restée immuablement hostile, onze mois d’hiver, onze mois de froid glacial, onze mois de poussière. L’antipathie du climat avait déteint sur leurs caractères. Ils réalisèrent subitement que ces derniers temps, ils avaient passé plus de temps à s’engueuler qu’à s’embrasser. était-ce déjà là tout ce qui restait de leur amour. Gilles se fit apaisant, il tenta de la calmer :
— écoute Laure, il serait bon que nous discutions, je crois que nous avons un problème et que la situation nous échappe. Je ne me suis pas enfui sur une planète inhabitée pour venir m’engueuler avec toi. Je t’aime et je n’ai pas envie que l’on devienne comme ces couples qui se balancent leurs pantoufles au visage.
Laure ne pouvait qu’acquiescer. Elle aussi avait tout quitté pour suivre Gilles. Elle aimait Gilles plus que tout. Il était son pygmalion. Elle ne voulait pas perdre cet amour, elle ne le supporterait pas.

Ils passèrent cette journée à discuter. Ils avaient tous les deux envie de trouver une solution à ce qui semblait une impasse. Ils prirent les résolutions que prennent tous les couples dans ces moments-là : essayer d’être plus à l’écoute de l’autre, de faire plus attention aux désirs de l’autre. Ils avaient tous les deux envie d’avancer ensemble, rien ne pouvait les arrêter. Leur longue, nécessaire, et utile discussion, se termina inévitablement dans la chambre où ils scellèrent par des actes mémorables leur nouvelle alliance. Le lendemain matin, ils se réveillèrent tous les deux d’une humeur joviale. Laure n’eut pas l’occasion de piquer une colère à propos de sa tasse, puisque lorsqu’elle arriva dans la cuisine, son petit-déjeuner l’attendait, dans sa tasse à elle, rien qu’à elle. Le bol au titi était resté rangé. Gilles avait pris son café dans un bol moins ridicule, un bol d’adulte où il ne s’entendrait pas reprocher de commencer la journée avec un titi grotesque. La journée s’annonçait merveilleuse. Laure commanda l’ouverture de l’écran de protection pour laisser entrer la lumière d’une si belle journée. Elle fut accueillie par la grisaille habituelle. Elle n’eut pas le temps de réprimer une moue instinctive. Cette vision ne l’enchantait guère. La poussière, encore la poussière et sa tristesse, toujours la poussière. Gilles ne fut pas aussi fin dans le ressenti qu’il eut en dirigeant son regard vers l’extérieur :
— Putain de temps. Toujours cette grisaille, ce froid, il n’y a plus jamais un rayon de soleil pour égayer la journée. Laure ne répondit pas parce qu’elle partageait bien son avis. Inutile de s’étendre sur quelque chose qu’ils ne pouvaient pas changer. Ils étaient là, ils avaient souhaités être là, dans ce désert de poussière glacée, et elle ne pouvait pas abonder dans son sens, à se dire qu’ils seraient mieux partout, sauf ici. La journée aurait pu se dérouler dans le plus grand des bonheurs, mais ils avaient toujours ce petit pincement au cœur, tous les deux :
— Saloperie de poussière froide.

Comment avoir le cœur chaud quand on vit dans un hiver perpétuel. Ils étaient habitués au rythme des saisons. Même lors d’un hiver rude, on s’entraidait, on se serrait les coudes, parce qu’on savait qu’après l’hiver venait le printemps. Ici, après l’hiver venait l’hiver. On ne pouvait pas se serrer les coudes en se disant :
— Allez, juste un petit effort, demain sera meilleur.
Parce que demain n’était pas meilleur. Demain c’était encore l’hiver poussiéreux, et après-demain aussi. Foutu hiver de poussière.

Les journées reprirent leur cours normal.

La deuxième fois que Laure piqua sa crise tôt le matin, le titi sur la tasse n’y était pour rien. Cette fois-ci c’était à cause de la brosse à dent. Gilles s’était trompé de brosse à dents. Quel drame ! Il avait utilisé la brosse à dents de Laure. Elle se jeta littéralement sur lui. Elle l’empoigna par l’épaule en lui mettant sous le nez, d’un air menaçant, la brosse à dents qu’il avait utilisée et qu’il n’avait même pas rincée. Elle était si menaçante que Gilles eut presque peur. Il se dit que si elle avait tenu une arme au lieu d’une brosse à dents, il aurait pu craindre pour sa vie, et nota qu’il lui faudrait vérifier le bon enregistrement de son clone numérique. On ne sait jamais. Cette fois-ci il ne chercha pas à arranger la situation. Il savait qu’il ne pourrait pas stopper les tourbillons de poussière. C’était la poussière qui leur était devenue insupportable, ces tourbillons interminables, cet hiver qui empêchait les oiseaux de chanter, les fleurs de fleurir, les abeilles de butiner, la nature de prendre des couleurs. Bien sûr, Laure n’avait pas la mémoire de tout ceci, mais ses souvenirs faisaient souffrir Gilles. Ici tout restait toujours poussiéreux. Un hiver d’hôpital, un hiver de morgue, gris et froid. On se serait attendu à voir apparaître des tiroirs que l’on aurait pu tirer, et à l’intérieur de chaque tiroir, on aurait rencontré un cadavre étiqueté. C’était à peu près la sensation qu’ils avaient en ouvrant les tiroirs de leurs commodes, l’impression de vivre dans une morgue. Voilà ce que les tourbillons leur apportaient : vivre dans une morgue. Ils avaient rêvé d’amour, de lumière, de chaleur, comme tous les couples amoureux, et ils étaient descendus à la morgue, au troisième sous-sol d’un hôpital abandonné. En fin de compte, ils passaient leur vie dans une morgue triste, monotone, silencieuse, grise et froide. Peut-être sa conscience lui faisait-elle payer aujourd’hui le malheur qu’il avait causé autrefois dans un hôpital. Il ne savait plus quoi penser.

Les jours se succédèrent ainsi. Ils ne s’engueulaient même plus. Leurs cœurs étaient devenus trop froids pour s’engueuler. La monotonie du paysage, la monotonie de leurs vies, la monotonie de ce climat, de cette vie poussiéreuse, avait gagné leurs cœurs qui étaient devenus désabusés, indolents. « A quoi bon ? », ressentaient-ils. A quoi bon. De toute façon, après les tourbillons viendraient les tourbillons. Ils s’étaient résignés. Ils avaient tout quitté, avaient tout recommencé, pour ça. Ils n’avaient pas évité tous les écueils, ils n’avaient pas vu arriver la poussière. Les tourbillons gelés avaient raison d’eux, ils glaçaient toute passion, ils ne pouvaient leur échapper. Laure et Gilles ne pouvaient accepter de vivre un amour retenu, un amour poussiéreux sans passion, un amour mesuré. Vivre ensemble impliquait vivre une vie exubérante, pleine d’émotions, de chaleur. Ce froid poussiéreux terrassait leurs aspirations à la chaleur des sentiments.

La suite de leur histoire leur apparut comme une évidence. Ils n’eurent pas besoin de se parler. Ils ne pouvaient pas mettre fin à leur aventure et rentrer séparément sur la Lune en reconnaissant leur échec. Leurs personnes et leurs égos étaient trop publics, trop exposés.

Alors un matin, ils se levèrent si tard et si indolents qu’ils n’eurent pas le courage de s’habiller. Ils se prirent par la main, ouvrirent la porte pour avoir la confirmation que les tourbillons étaient toujours là. Ils étaient bien là. Gilles était en caleçon. Il enfila un tee-shirt genre marcel avec un gros titi dessus. Finalement il aimait bien ses titis. Laure n’enfila rien de plus que la nuisette sexy qu’elle portait déjà et qui n’excitait plus personne depuis plusieurs mois. Main dans la main ils marchèrent. Ils avançaient. Ils savaient où ils allaient. Ils savaient pourquoi ils y allaient. C’était la seule chose qu’il leur restait à faire. Ils entrèrent dans la salle de contrôle. Ils inversèrent leur générateur à impulsion électromagnétique et le dirigèrent vers leur propre réseau. Le réseau leur rendait la vie possible sur Mars, il gérait l’atmosphère de leur domaine et leur approvisionnement en nourriture, et il abritait également leur clone numérique. Ils déclenchèrent un flash magnétique majeur. Aucun circuit électronique sur la planète ni aucune source d’énergie ne résista au champ magnétique de l’impulsion. Les éclairages s’éteignirent. Le silence était total. Ils s’installèrent confortablement et se regardèrent les yeux dans les yeux, avec le plus d’amour et de sincérité possible en attendant que le froid ou l’asphyxie ne les gagne.

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