Yach - Chapitre 20 - Dilemme cornélien

Yach commençait à paniquer. A chaque nouvelle lune, il avait massacré des vies. La seule vie dans les environs était Locera. Il préférait mourir que lui nuire, il en avait assez d’incarner le mal. Il songea à s’enfuir au loin. L’instinct de Locera opéra et elle comprit ses intentions. Elle fit tout ce qu’elle put pour le retenir. Elle le cajola, le rassura, lui montra qu’elle n’était pas inquiète, qu’elle comprenait que la situation était périlleuse mais qu’elle se sentait plus rassurée s’il restait auprès d’elle. Il n’eut pas la force de la décevoir. Il pleurait comme un enfant, il avait peur de ce qui allait se produire. Le sortilège opéra comme à l’habitude, à son insu. La mémoire lui fit défaut, la lune était d’une rondeur parfaite et diabolique. Il reprit conscience lorsque la lune gibbeuse décroissante perdit sa perfection pour s’ovaliser. Il chercha immédiatement Locera qui était sagement blottie contre lui, satisfaite, maternelle. Il poussa un immense soupir de soulagement. Enfin, il avait survécu à la lune ronde sans tuer qui que ce soit. Rien d’exceptionnel n’était survenu durant cette phase de lune.

L’état de la blessure de Locera s’améliora au point qu’ils purent se mettre en route. Yach avait un objectif, il n’avait pas oublié qu’il devait rencontrer l’enchanteur. Au contraire du chemin qui avait mené à Watiba, la route vers l’enchanteur ne réserva aucune surprise. Des cours d’eau la parsemaient, le gibier abondait, ils ne manquaient de rien et avaient même le loisir de minauder comme deux louveteaux. Le vieil ermite ne se cachait pas, il ne craignait personne, sa magie était redoutable. Ils le repérèrent de loin, sa cabane qui culminait au sommet d’un séquoia, à près de cent mètres de hauteur, s’offrait à la vue de tous. Lorsqu’ils arrivèrent au pied du gigantesque arbre, l’enchanteur était là, avec un sourire bienveillant. Assis dans l’herbe, il les regardait approcher, sa longue barbe tombant et se perdant jusque dans les herbes. Ses sourcils fournis rendaient ses yeux mystérieux et son nez et sa bouche semblaient en comparaison d’une discrétion inattendue chez ce personnage exubérant.
— Vous êtes le plus beau couple que je n’ai vu depuis des années.
Il ouvrit les bras pour les inviter à s’approcher davantage.
— Pourquoi veux-tu changer ton destin Yach ?
Yach était stupéfait. Décidément, tout le monde le connaissait. Il passait sa vie à rencontrer des inconnus qui l’appelaient par son prénom et n’ignoraient rien de sa vie. Il surmonta sa stupéfaction et parvint à articuler :
— Yach plus tuer personne.
Pour toute réponse, le vieil ermite élargit son sourire.
— Pour vivre en paix Yach, tu dois dompter ta nature, pas tenter vainement de l’abandonner. Tu ne peux pas plus extirper ton âme qu’ôter la peau de ton corps. Assume ce que tu es Yach. Et contrôle tes pouvoirs.
— Juste vivre comme humain, sans pouvoir, insista Yach.
L’ermite ne tint pas compte de sa remarque :
— Regarde Locera, est-ce qu’elle s’inquiète comme toi, est-ce qu’elle se mutile l’esprit ? Non, elle réalise son œuvre du mieux qu’elle peut, elle ne lutte pas contre sa nature ni son destin.
— Locera gentille, Yach méchant.
— Non Yach, tuer pour survivre n’est pas méchant. Tu n’as jamais rien tué que tu n’aies mangé en totalité. Tu n’as jamais tué par plaisir, comme ces hommes auxquels tu cherches tant à ressembler. Tu as tué pour te nourrir, prendre des forces, grandir. Aujourd’hui, grâce aux proies que tu as attaquées, tu es un adulte fort et sain.
— Yach méchant quand lune ronde. Yach vouloir seulement gentil, toujours.
— Tu es encore jeune et inexpérimenté. Tu apprendras que le bien et le mal sont les deux faces d’une même vérité. Est-ce que tu aimes Locera ?
— Oui, Locera gentille.
— Et le gibier que tu as tué pour sauver Locera, bien ou mal ?
— Juste manger et guérir.
— Alors pour guérir Locera, tu es prêt à tuer ?
— Juste manger.
— Mais tu as tué pour qu’elle mange et qu’elle guérisse, conclut l’enchanteur. Tu as tué parce que Locera fait partie de ton destin, et on ne lutte pas contre son destin.
— Watiba dire que toi faire disparaître mauvais sort.
— Watiba parle trop. Bien sûr que je peux te rendre ta condition d’homme. Mais est-ce vraiment ce que tu veux ?
— Yach certain.
— Très bien, je vais te préparer la potion que tu convoites tant, mais il ne faudra la boire que la veille d’une pleine lune si tu veux qu’elle agisse.
Yach était aux anges. Il était enfin au bout de son périple. Le vieux magicien avait reconnu qu’il pouvait chasser le sortilège, et il allait l’aider. Le vieil homme se leva et leur fit signe que l’entrevue était terminée. Yach glapissait de joie. Il entama son demi-tour et s’apprêtait à s’éloigner lorsque le vieil homme lui adressa une dernière remarque :
— Sais-tu ce qui s’est passé lors de la dernière pleine lune, en compagnie de Locera ? Sais-tu pourquoi tu ne l’as pas dévorée ?
— Non, toi savoir ?
— Non, si toi même tu ne le sais pas, comment veux-tu que je le sache, moi qui n’étais pas présent ! Vous n’étiez que tous les deux, vous êtes les seuls à savoir. Au fait, as-tu remarqué que Locera est gestante ?
Yach n’avait pas remarqué.
— Dans moins de deux mois, Locera mettra au monde tes petits. Si tu veux te séparer du sortilège et qu’un autre que toi devienne l’élu, il ne te reste plus qu’une seule pleine lune. A la pleine lune suivante, tes petits seront nés, et ils porteront ce que tu considères comme une malédiction. Tu as jusqu’à la prochaine lune pour réfléchir à ce que tu feras : boire le breuvage qui fera de toi un humain faible, lâche, fourbe, dont le premier acte sera de tuer celle qu’il aime et qui porte ses enfants, ou bien assumer la chance d’avoir été choisi pour être l’alpha, l’élu.
Sur ces paroles cornéliennes, l’enchanteur disparut, laissant Yach et Locera face à face, les yeux dans les yeux.

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