Yach commençait à paniquer. A
chaque nouvelle lune, il avait massacré des vies. La seule vie dans
les environs était Locera. Il préférait mourir que lui nuire, il
en avait assez d’incarner le mal. Il songea à s’enfuir au loin.
L’instinct de Locera opéra et elle comprit ses intentions. Elle
fit tout ce qu’elle put pour le retenir. Elle le cajola, le
rassura, lui montra qu’elle n’était pas inquiète, qu’elle
comprenait que la situation était périlleuse mais qu’elle se
sentait plus rassurée s’il restait auprès d’elle. Il n’eut
pas la force de la décevoir. Il pleurait comme un enfant, il avait
peur de ce qui allait se produire. Le sortilège opéra comme à
l’habitude, à son insu. La mémoire lui fit défaut, la lune était
d’une rondeur parfaite et diabolique. Il reprit conscience lorsque
la lune gibbeuse décroissante perdit sa perfection pour s’ovaliser.
Il chercha immédiatement Locera qui était sagement blottie contre
lui, satisfaite, maternelle. Il poussa un immense soupir de
soulagement. Enfin, il avait survécu à la lune ronde sans tuer qui
que ce soit. Rien d’exceptionnel n’était survenu durant cette
phase de lune.
L’état de la blessure de Locera
s’améliora au point qu’ils purent se mettre en route. Yach avait
un objectif, il n’avait pas oublié qu’il devait rencontrer
l’enchanteur. Au contraire du chemin qui avait mené à Watiba, la
route vers l’enchanteur ne réserva aucune surprise. Des cours
d’eau la parsemaient, le gibier abondait, ils ne manquaient de rien
et avaient même le loisir de minauder comme deux louveteaux. Le
vieil ermite ne se cachait pas, il ne craignait personne, sa magie
était redoutable. Ils le repérèrent de loin, sa cabane qui
culminait au sommet d’un séquoia, à près de cent mètres de
hauteur, s’offrait à la vue de tous. Lorsqu’ils arrivèrent au
pied du gigantesque arbre, l’enchanteur était là, avec un sourire
bienveillant. Assis dans l’herbe, il les regardait approcher, sa
longue barbe tombant et se perdant jusque dans les herbes. Ses
sourcils fournis rendaient ses yeux mystérieux et son nez et sa
bouche semblaient en comparaison d’une discrétion inattendue chez
ce personnage exubérant.
— Vous êtes le plus beau
couple que je n’ai vu depuis des années.
Il ouvrit les bras pour les inviter
à s’approcher davantage.
— Pourquoi veux-tu changer
ton destin Yach ?
Yach était stupéfait. Décidément,
tout le monde le connaissait. Il passait sa vie à rencontrer des
inconnus qui l’appelaient par son prénom et n’ignoraient rien de
sa vie. Il surmonta sa stupéfaction et parvint à articuler :
— Yach plus tuer personne.
Pour toute réponse, le vieil ermite
élargit son sourire.
— Pour vivre en paix Yach, tu
dois dompter ta nature, pas tenter vainement de l’abandonner. Tu ne
peux pas plus extirper ton âme qu’ôter la peau de ton corps.
Assume ce que tu es Yach. Et contrôle tes pouvoirs.
— Juste vivre comme humain,
sans pouvoir, insista Yach.
L’ermite ne tint pas compte de sa
remarque :
— Regarde Locera, est-ce
qu’elle s’inquiète comme toi, est-ce qu’elle se mutile
l’esprit ? Non, elle réalise son œuvre du mieux qu’elle
peut, elle ne lutte pas contre sa nature ni son destin.
— Locera gentille, Yach
méchant.
— Non Yach, tuer pour
survivre n’est pas méchant. Tu n’as jamais rien tué que tu
n’aies mangé en totalité. Tu n’as jamais tué par plaisir,
comme ces hommes auxquels tu cherches tant à ressembler. Tu as tué
pour te nourrir, prendre des forces, grandir. Aujourd’hui, grâce
aux proies que tu as attaquées, tu es un adulte fort et sain.
— Yach méchant quand lune
ronde. Yach vouloir seulement gentil, toujours.
— Tu es encore jeune et
inexpérimenté. Tu apprendras que le bien et le mal sont les deux
faces d’une même vérité. Est-ce que tu aimes Locera ?
— Oui, Locera gentille.
— Et le gibier que tu as tué
pour sauver Locera, bien ou mal ?
— Juste manger et guérir.
— Alors pour guérir Locera,
tu es prêt à tuer ?
— Juste manger.
— Mais tu as tué pour
qu’elle mange et qu’elle guérisse, conclut l’enchanteur. Tu as
tué parce que Locera fait partie de ton destin, et on ne lutte pas
contre son destin.
— Watiba dire que toi faire
disparaître mauvais sort.
— Watiba parle trop. Bien sûr
que je peux te rendre ta condition d’homme. Mais est-ce vraiment ce
que tu veux ?
— Yach certain.
— Très bien, je vais te
préparer la potion que tu convoites tant, mais il ne faudra la boire
que la veille d’une pleine lune si tu veux qu’elle agisse.
Yach était aux anges. Il était
enfin au bout de son périple. Le vieux magicien avait reconnu qu’il
pouvait chasser le sortilège, et il allait l’aider. Le vieil homme
se leva et leur fit signe que l’entrevue était terminée. Yach
glapissait de joie. Il entama son demi-tour et s’apprêtait à
s’éloigner lorsque le vieil homme lui adressa une dernière
remarque :
— Sais-tu ce qui s’est
passé lors de la dernière pleine lune, en compagnie de Locera ?
Sais-tu pourquoi tu ne l’as pas dévorée ?
— Non, toi savoir ?
— Non, si toi même tu ne le
sais pas, comment veux-tu que je le sache, moi qui n’étais pas
présent ! Vous n’étiez que tous les deux, vous êtes les
seuls à savoir. Au fait, as-tu remarqué que Locera est gestante ?
Yach n’avait pas remarqué.
— Dans moins de deux mois,
Locera mettra au monde tes petits. Si tu veux te séparer du
sortilège et qu’un autre que toi devienne l’élu, il ne te reste
plus qu’une seule pleine lune. A la pleine lune suivante, tes
petits seront nés, et ils porteront ce que tu considères comme une
malédiction. Tu as jusqu’à la prochaine lune pour réfléchir à
ce que tu feras : boire le breuvage qui fera de toi un humain
faible, lâche, fourbe, dont le premier acte sera de tuer celle qu’il
aime et qui porte ses enfants, ou bien assumer la chance d’avoir
été choisi pour être l’alpha, l’élu.
Sur ces paroles cornéliennes,
l’enchanteur disparut, laissant Yach et Locera face à face, les
yeux dans les yeux.
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