- Tu vois, le repérage d’une banque,
c’est là que tu prends ton pied. C’est comme si t’avais déjà
l’oseille en poche.
Majid était intarissable lorsqu’il
commençait à parler de ses braquages. Le repérage était à ses
yeux la phase la plus enthousiasmante d’un braquage de banque.
Aucun risque, un scénario qui se construisait dans la tête, des
billets qui défilaient devant les yeux, comme au jackpot d’un
casino. L’échec, la chute, étaient inconcevables, seul le succès
scintillait jusqu’à obscurcir la vue. Majid avait toujours adopté
cette attitude inconsidérée qui consistait à voir uniquement ce
qu’il avait envie de voir. Il s’installait au volant de sa
voiture pour se rendre au cinéma ou acheter sa baguette de pain sans
jamais envisager l’accident qui, au carrefour en bas de chez lui,
pouvait lui ôter la vie. S’il y avait songé, s’il avait
pressenti sa fin prochaine, il ne serait plus sorti de chez lui, ne
se serait pas risqué à affronter la vie. Son esprit était ainsi
construit qu’il cherchait toujours une raison d’espérer, même
au plus profond du désespoir.
Jacques l’écoutait poliment,
mi-intéressé, mi pour occuper le temps, ça ou autre chose, il
n’avait rien de mieux à faire. Après s’être assuré que
Jacques demeurait attentif, Majid reprenait de plus belle.
- Dans une banque, tu as toujours une
porte arrière pour faire entrer le personnel, en particulier le
premier qui ouvre l’agence. Parce que si tu passes par devant,
c’est mort. Avec le sas, c’est trop voyant. Par contre, la petite
porte discrète, à l’arrière, ça c’est de la balle. Un bon
repérage, c’est la moitié du boulot de fait. Mais faut pas
croire, c’est un vrai boulot, et une galère en plus.
Jacques saisit son café, y trempa ses
lèvres. Il était encore bouillant. Il le conserva néanmoins entre
ses deux mains pour se donner l’impression d’être occupé.
C’était apaisant de se sentir. Majid, après avoir marqué une
courte pause, reprit :
- C’est un vrai boulot de flic que je
te dis, de petit fonctionnaire tu vois. Il faut surveiller
l’ouverture, la fermeture, savoir combien il y a d’employés,
combien de clients à peu près, et puis surtout faire super gaffe à
ne pas te faire repérer. Tu vois, lorsqu’un flic il prend en
filature une cible comme ils disent ces cons-là, à chaque fois il
se fait repérer, mais il a un de ses collègue qui prend la relève.
En mettant bout à bout tous les morceaux qu’ils ont avant de se
faire repérer, ben ils arrivent à retracer ton parcours. Mais si
t’es un braqueur, il suffit qu’il y ait un employé ou un voisin
qui s’aperçoit que tu fais le guet, et t’as droit au contrôle
d’identité. C’est foutu pour toi cousin.
Majid savait de quoi il parlait. Il
avait toujours agi méticuleusement. Le repérage équivalait à la
recette de cuisine pour préparer un bon gâteau. Un dessert pouvait
être concocté en jetant tous les ingrédients en vrac dans un
saladier, et en ajoutant une bonne prière, mais le résultat se
révélait plus probant en suivant à la lettre une recette écrite
dans un livre de cuisine. Majid agissait en professionnel, il
n’improvisait pas. Jacques écoutait passivement, aussi immobile
que la femme de Loth transformée en statue de sel. De deux choses
l’une, soit il était passionné par le récit et buvait les
paroles, soit il était parvenu à s’endormir les yeux ouverts.
Majid n’en avait pas terminé.
- Tu vois le plus important après le
repérage, c’est de trouver les bons associés, et puis surtout à
combien tu fais le coup.
Il n’avait jamais pris à la légère
le choix des associés. C’était une phase cruciale qui obligeait à
un compromis pour décider du nombre idéal de partenaires. Opérer
seul signifiait être détenteur d"un CV à faire pâlir un
préfet de police. L’association minimum raisonnable comportait
deux associés, un braqueur et un chauffeur, sur le principe de
l’association Loi 1901, avec cette différence majeure que le but
était dans ce cas exclusivement lucratif. Un nombre supérieur
facilitait le travail mais présentait deux inconvénients. Le
premier, évident, est que plus on invite d’amis à son
anniversaire, et plus les parts du gâteau sont petites. La deuxième
est que plus on est de fous, plus on s’amuse, moins on est sérieux,
et plus le risque est important qu’un des fous laisse traîner la
ficelle que les flics tireront pour dérouler toute la pelote
jusqu’au flagrant délit. Un flagrant délit se prépare, les flics
sont en filature depuis plusieurs mois avant l’interpellation, afin
d’étoffer le dossier à présenter au procureur. A l’origine
d’une interpellation, on trouve toujours un équipier qui a commis
une erreur, qui a attiré l’attention, en parlant trop, en se
vantant, en dépensant trop d’argent, en ne prenant pas assez de
précautions.
- J’avais réduit mon équipe au
minimum : juste un chauffeur efficace pour assurer mes
arrières ; pour l’intérieur de la banque, je me sentais de
taille à dominer la situation seul, et surtout je tenais à éviter
les débordements, les erreurs, les « j’ai pas fait exprès
le coup est parti tout seul ». Je sais par expérience que le
personnel des banques se montre super coopératif. Ils ont des
consignes.
Majid n’avait pas tort, les
dirigeants préféraient perdre le contenu d’un coffre assuré
qu’assumer les conséquences pénales, sociales et publicitaires du
meurtre d’un employé. Et les employés s’identifiaient plus
facilement à un homme ou une femme d’affaires qu’à un martyr ou
un héros. Tout le monde y trouvait son compte.
Jacques était surpris par les qualités
d’orateur de Majid. Ce dernier s’exprimait avec une grande
aisance naturelle, contre toute attente étant donné la façon dont
il gagnait sa vie, ou tentait de la gagner. Il savait capter
l’attention de l’auditoire, quoiqu’il racontât.
- Le boulot avait été préparé au
top, je n’avais rien laissé au hasard.
Il avait effectivement tout organisé,
planifié, et retenu. L’heure à laquelle le premier employé, le
plus consciencieux, arrivait. L’heure à laquelle le dernier,
désinvolte, accourait, essoufflé. C’était lui qu’il ne fallait
pas manquer : il représentait le sésame, le billet d’entrée.
Le travail ne pouvait que se dérouler parfaitement, ces employés de
bureau étaient bien éduqués, c’était toujours la même qui
embauchait la dernière. Elle aurait mérité un pourcentage, elle
lui facilitait la tâche en lui donnant le top départ. L’heure
d’ouverture pour les clients. Il avait même vérifié l’adresse
du commissariat le plus proche. Non qu’il ait eu l’intention de
requérir l’assistance de la police pour l’aider à dévaliser la
banque, et il ne pensait pas non plus être agressé ce jour-là,
mais plus l’action était située loin d’un commissariat, et plus
ils étaient réticents à se déplacer pour un simple contrôle de
routine suite à un appel téléphonique pour une situation
paraissant anormale, genre un concierge dont la seule occupation
était de constater l’entrée dans la banque d’une dizaine de
clients, et aucune sortie.
Sa ricoré avait suffisamment refroidi,
Majid s’en délecta d’une gorgée et reprit :
- Répétition mentale avant d’entrer
en action. Se poster avec la moto à une distance respectable, le
carrefour au bout de la rue était parfait, quatre rues donc quatre
possibilités de fuite, beaucoup de passage pour ne pas attirer
l’attention, personne pour imaginer que nous étions en
surveillance de la banque. Surveiller la porte arrière. Compter les
employés. Vérifier leur visage au cas où un stagiaire vienne en
extra, juste ce jour-là, mettre la zizanie dans l’organisation.
Entrer avec la dernière employée. Aussitôt à l’intérieur,
maîtriser les cinq employés. Tout se joue à ce moment-là, tu vois
il faut être suffisamment rapide, efficace et ferme. Si t’es pas
assez ferme et rapide, ils donnent l’alerte. Si t’es trop ferme,
y a des coups qui pleuvent, donc des cris, donc la panique, c’est
la catastrophe. Tu vois ce que je veux dire ?
Jacques opina de la tête. Majid reprit
une profonde respiration et continua.
- Les tétaniser sans les paniquer,
comme le serpent hypnotise sa proie. Ma première arme c’est ma
cagoule, c’est un peu comme si elle symbolisait l’ange de la
mort, ils voient la cagoule et ils sont paralysés. Ma deuxième arme
c’est une voix autoritaire et sûre d’elle : " debout
face au mur les mains sur la tête ". Et c’est seulement
après que le flingue intervient, quand le boulot est déjà fait et
qu’ils sont déjà soumis. Aussitôt après, tu relâches la
pression. Tu ranges l’arme, tu les rassures, tu leur expliques que
tu n’es là que pour l’argent, s’ils ne jouent pas aux héros,
aucun mal ne leur sera fait. Si l’un d’entre eux se sent mal, tu
lui apportes une chaise. Pas oublier de vérifier les poches pour les
portables. Là tu vois, 70% du travail est bouclé. Il te reste juste
à demander poliment les clés du coffre, la combinaison, te servir
abondamment, rentrer à la maison tranquillement, enfin un peu
rapidement quand même en sortant de la banque, et le soir, un bon
resto pour fêter ça.
Jacques était étonné par l’allure
de son orateur. Si l’on pense braqueur, on imagine le faciès
patibulaire du pauvre hère vêtu de guenilles, la respiration
caverneuse et sifflante, une tête de taureau furieux, la mâchoire
portant une balafre de duelliste, le coin de la bouche se soulevant
en un rictus hideux, les sourcils en broussaille, un furoncle se
frayant un chemin parmi les accès d’herpès, les cheveux abîmés
coupés en une brosse rase dégageant plus qu’il n’en faudrait
deux larges oreilles plantées perpendiculairement au crâne. Il n’en
était rien. Défiant son archétype, Majid MARROUCHE était de belle
prestance, d’un extérieur toujours avenant, et offrait l’aspect
d’un brave homme. Son strict survêtement gris et sa coiffure
dégageaient une silhouette élégante et un visage d’une grande
noblesse. Il maniait l’humour, le goût du mystérieux, et
développait un sentiment profond des valeurs humaines. Un sourire,
parfois vrai, souvent ironique, éclairait en permanence son visage
où des yeux bleus particulièrement perçants reflétaient une lueur
d’intelligence et de malice. Seul son nez aquilin, qui lui valait
le surnom de "Corbeau", avilissait son profil. Les
délinquants sont habitués à vivre dans l’ombre, ils ne
s’identifient et ne s’interpellent que par un surnom. Peu
savaient que « Corbeau » portait le prénom de « Majid ».
En remarquant que Jacques avait
totalement décroché, Majid sembla se vexer :
- Ah cousin, je vois que tu ne
m’écoutes pas. Tu penses à ta femme hein ?
- Non non, si je t’écoute, mais
c’est vrai…….que je pense aussi à ma femme, lui répondit
Jacques, gêné, pour s’excuser. Vas-y, continue, je t’assure, je
t’écoute.
Majid n’eut pas besoin de se le faire
répéter. De toute façon, il avait envie de parler, s’il avait un
auditoire, tant mieux, s’il n’en avait pas, il s’en
accommoderait, si l’auditoire était intéressé, tant mieux,
sinon, il s’en accommoderait aussi.
- Au cœur de l’action tu vois, j’ai
eu un doute.
Aussi incroyable que cela puisse
paraître, Majid, en plein braquage, avait marqué une pause et
s’était absorbé dans un silence mélancolique pour ruminer ses
idées.
- J’étais de nouveau à la case
départ, dans une vie qui m’échappait, un destin que je ne
contrôlais pas. Encore une banque, encore un braquage. Un doute m’a
pris en pleine action : mon âge ne se prêtait peut-être plus
à ces conneries. Mais tu vois, il ne faut jamais laisser le doute
s’installer. Le point de non-retour était franchi, j’étais à
l’intérieur, qu’est ce que tu voulais que je fasse. Il me
restait plusieurs possibilités : finir mon travail et m’enfuir
avec l’argent, ou partir immédiatement sans l’argent, juste
avant l’irréparable. Mais c’était déjà trop tard. Impossible
de leur dire : " Stop, la blague est finie,
c’était pas pour de vrai ", d’adresser un clin d’œil
et tourner les talons comme si rien ne s’était passé. Et pourtant
j’avais décidé de ne plus recroquer, mais comment tu fais pour
vivre sans oseille dans une société ne vivant que par et pour
l’oseille. J’ai assez connu le ballon, ces heures à la fenêtre,
derrière les barreaux, à regarder ma vie se perdre, instant après
instant, à déchiffrer le ciel, à essayer de capter un peu de
lumière, un peu de soleil, pour tenter désespérément de retenir
les morceaux de ma vie en fuite. Plus jamais ça, j’avais dit. Le
destin m’avait devancé, j’empruntais encore la même voie.
C’était pas une répétition, je baignais dedans. L’opération
se déroulait correctement jusque-là. Le personnel se tenait debout
face au mur, j’ai calmé la situation, mon pouls a repris un rythme
normal.
Bien que Majid était naturellement
pourvu d’un tempérament téméraire, au moment de surgir dans la
banque avec le dernier employé, en attendant avec exaltation le
moment propice, son cœur s’était emballé, sa peau avait
transpiré et son estomac s’était resserré. Il avait eu
conscience qu’en un instant toute sa vie basculait à nouveau,
c’était une fracture irréversible, quelques minutes plus tard il
serait riche ou prisonnier pour de nombreuses années. La sensation
se rapprochait de l’angoisse ressentie par les étudiants lors d’un
examen important. est-il plus rassurant de tenir un 357 magnum ou un
stylo ? La réponse n’est pas évidente car lorsque le
braqueur doit utiliser son stylo, c’est de mauvais augure. Un
imprévu survient toujours. La différence entre la victoire ou
l’échec repose sur la réaction face à cet imprévu.
Le premier événement inattendu du
jour surgit : le coffre-fort de la banque était équipé d’un
retardateur de 45 minutes. A vrai dire, c’était un demi-imprévu
puisque désormais les coffres étaient systématiquement protégés
par un retardateur. Par chance, la première employée à avoir
embauché ce matin-là était une bonne âme, elle avait
involontairement pensé à lui et avait enclenché le retardateur
sitôt son arrivée : cinq minutes plus tard Sésame
s’ouvrirait. Le 2° imprévu survint. Le coffre du distributeur
automatique de billets était lui aussi équipé du même dispositif.
La situation se compliquait, les employés n’avaient pas eu la main
généreuse, ils lui laissaient effectuer le travail. Sauf qu’il
embauchait tard ce matin-là, cela ne lui facilitait pas la tâche.
Quarante cinq minutes à attendre. Ce n’était pas insurmontable.
S’il n’avait pas été repéré en entrant, il pouvait rester
indéfiniment dans la banque, la seule limite étant l’exiguïté
des locaux pour contenir tous les otages. Le souci était là :
une banque est un commerce, un lieu fréquenté par des clients. Ce
jour-là, la banque organisait l’opération opposée d’une
journée portes ouvertes, chaque client franchissant le sas était
retenu prisonnier, il se transformait en otage, au mur avec les
autres. Majid se prépara à recevoir les invités. Il s’improvisait
hôte pour les trois quarts d’heure à venir.
Majid marqua une pause dans ses
réflexions, posa un regard désabusé sur Jacques, et dans un
souffle las, continua de se libérer en paroles :
- C’est facile de braquer une banque,
ou deux, ou trois, ou je n’ose avouer combien. Le peuple se
réconforte en se laissant convaincre de l’impossibilité de la
réussite. Le client se félicite de son choix, il est réjoui
d’avoir confié son argent à une banque. Son argent y est en
sécurité.
Cette idée amusait Majid. Chaque
client demeurait persuadé que le risque de se retrouver au beau
milieu d’une prise d’otages ne pouvait le concerner. Et le
banquier, sentencieux et guindé, nouait son élégante cravate de
ses doigts délicats qui ne seraient jamais entachés de violence.
- Les gens ont besoin de sécurité,
compléta avec malice Jacques ROUSSIN, un bon franchouillard,
conservateur, pour qui le respect des lois, de la morale et du
civisme n’était pas un vain mot.
Celui-ci avait exercé toute sa vie
durant le métier de professeur de mathématiques. Sa fonction avait
forgé son caractère, rigide et intransigeant. A présent, son moral
était en loques et son esprit en déroute. L’habitude émoussant
les passions, il avait contemplé, lucide et résigné, sa vie
conjugale plonger dans un gouffre sans fond. Pour apaiser la douleur
que lui causaient ses désillusions, il s’était appuyé sur
quelques verres anodins d’alcool qui acquirent progressivement de
la régularité et de l’ampleur. Un malencontreux accident de la
circulation avait bouleversé le cours de sa vie. Il roulait
tranquillement, avec sérénité, sans inquiétude. Un trajet sans
surprise, monotone. Surgissant de nulle part telle un fantôme, une
fillette était apparue devant son véhicule. Il n’avait pas eu le
temps de freiner. Les os de la petite avaient été disloqués et
brisés par le pare-chocs, sa cervelle avait giclé sur le
pare-brise, son corps avait rebondit comme une balle de tennis et ses
viscères s’étaient répandues sur la chaussée. Si fantôme il y
avait, ce fut après le choc, car avant, il était bien question d’un
petit être humain vivant. La prise de sang avait révélé que
Jacques était dans un état d’alcoolémie avancé. Homicide
involontaire, avait jugé le Tribunal, avec une circonstance
aggravante car il avait déjà, par le passé, fait l’objet d’un
retrait de permis provisoire pour alcoolémie au volant. Son couple,
déjà largement décousu, n’avait pas résisté à sa mise en
détention, sa femme avait immédiatement demandé le divorce. Il
avait perdu toute dignité et présentait, cinq mois plus tard,
l’aspect d’un freluquet défraîchi, mal fagoté, à la face
vieillotte, taciturne, la bouche amère, le cœur gros. Il vivait
reclus sur lui-même, perdu dans des pensées que l’absence
d’alcool ne venait même plus égayer. Il ne lui restait que la
lecture pour saupoudrer quelques pincées de rêve et de poésie sur
une existence morbide et pitoyable.
Majid et Jacques, deux personnages que
rien ne prédestinait à se rencontrer. L’un n’avait jamais
intériorisé aucune loi, refusait de suivre les règles de la
communauté. Il créait son existence au travers de récits
d’aventures et d’écriture de romans décrivant des mondes
anarchiques où sa fougue, sa détermination et sa témérité se
transféraient facilement et pouvaient s’exprimer pleinement.
L’autre n’avait jamais franchi une limite, s’était toujours
protégé à l’intérieur des frontières sécurisantes érigées
par la collectivité qui à présent l’avait banni ; seul,
égaré, abandonné, il se réfugiait dans la littérature pour
retrouver une complicité, une reconnaissance, une existence qui lui
faisait cruellement défaut. Leur besoin semblable de tranquillité
et de silence pour se recueillir dans la lecture avait poussé
l’autorité pénitentiaire, dont l’art consiste à contraindre
les détenus à une vie grégaire, à réunir dans une même cellule
ces deux êtres aux profils opposés.
- Tous respirent la sécurité, tu as
bien raison, reprit Majid. La vérité est qu’une banque s’assimile
à un morceau de gruyère : il suffit d’allonger le doigt pour
passer au travers.
- Mais…. Jacques n’ eut pas le
temps de terminer sa phrase que son compère l’interrompit.
- J’accorde un point à mes
détracteurs : je fais le malin de derrière les barreaux, donc
mon propre cas infirme mes dires.
- Il semblerait bien, confirma Jacques
sombrement.
- Et ben contrairement aux apparences,
pas du tout. Je te donne quelques explications. Je ne renie pas mes
paroles, le coffre-fort d’une banque est comme le sexe d’une
femme : inaccessible pour qui ignore comment aborder
l’ascension, mais une caverne d’Ali Baba pour celui qui sait
comment s’y prendre.
Majid, qui marchait de long en large,
s’arrêta près de la fenêtre, contempla pensivement la fuite des
nuages dans le ciel, eut un sourire rusé et cligna de l’œil en
direction de Jacques.
- Le souci ne fut pas la première
banque, ni la deuxième, ni même la troisième. La difficulté est
psychologique. Et accessoirement matérielle. Tu retrouves le même
processus dans l’accoutumance au tabac. Le fumeur invétéré sait
qu’il augmente ses risques de mourir d’un cancer, pourtant il ne
cesse pas son maigre plaisir nocif. Les fumeurs qui stoppent
définitivement la cigarette n’agissent jamais par peur du cancer,
une raison autre en est toujours à l’origine. Le déclic est
psychologique : se prouver qu’on en est capable, changer ses
habitudes de vie, qui bien souvent ne sont pas liées à l’usage ou
non de la cigarette, satisfaire la demande d’un proche, en somme
pour toutes les raisons imaginables excepté fuir du cercle vicieux
avant d’y être happé.
Jacques, qui s’était levé pour se
dégourdir les jambes, s’arrêta brusquement, esquissa un sourire
forcé, puis se rassit avec désinvolture. Il écoutait
distraitement, ce qui n’empêcha nullement Majid de reprendre.
- Ce jour-là je les ai sentis. Je
savais qu’ils étaient là. Mais qu’est ce que tu voulais que je
fasse ? Je n’allais pas tout planter sur une simple
intuition !
Cette journée-là était restée
gravée dans son crâne. Une impression indescriptible planait dans
l’atmosphère. Une sensation d’hostilité régnait, inadéquate
avec le calme ambiant. Il se sentait un barracuda égaré dans un
aquarium d’eau douce. Une voiture passait trop lentement. Un type
restait suspendu à son téléphone trop longtemps. Pour parer au
pire, il était sorti de la banque avec une otage. Dans les cinq
secondes son associé surgissait sur la moto. Ils s’étaient enfuis
comme un boulet de canon.
- Quand t’est sorti, c’est pas
fini, continua Majid. D’abord faut s’éloigner de la zone
sensible, puis après tu reviens sur tes pas pour vérifier que t’es
pas suivi, et tu repars à toute vitesse, et enfin tu reprends une
allure super normale en arrivant à proximité de la planque, comme
si de rien n’était.
Ils avaient marqué une halte devant la
porte du garage, il ne s’agissait pas d’attirer l’attention en
exhibant une attitude d’individu patibulaire. Un dernier coup d’œil
aux alentours, une pression sur le bip, la porte s’ouvrit
lentement, centimètre après centimètre, des centimètres qui se
mesuraient en instants interminables, dans la crainte d’ouvrir une
boite de Pandore. Une dernière goutte de sueur, un dernier coup
d’œil, les derniers tours de roue. Travail terminé. Ils étaient
descendus au deuxième sous-sol. Son collègue posa la moto sur la
béquille. Ils enlevèrent leurs casques, le sourire de la victoire
rayonnait sur leurs visages dont les muscles se décrispaient
progressivement. Il ouvrit la porte du box. Toujours la même
monotonie apaisante à l’intérieur, il entendait le bruissement du
vol d’une mouche en quête de lumière.
Soudainement la scène se transforma en
tableau surréaliste, un champ de bataille remplaça instantanément
leur havre silencieux. Des policiers surgirent de tous azimuts. Majid
et son complice vaquaient en plein camp ennemi sans s’en être
doutés. C’est toujours au moment où il relâche son attention que
le prédateur, devenu proie à son tour, est vulnérable.
- Le pot de fer s’aide de l’arme de
la surprise pour attaquer le pot de terre. Il ne prend pas grand
risque, résuma Jacques, qui n’avait rien perdu de ses habitudes de
synthèse moralisatrice que les profs assènent sentencieusement pour
conclure toute conversation.
- Exact, soupira Majid. Puis il
poursuivit :
- C’était il y a 18 ans. C’était
la première fois que je tombais pour un gros truc. ça peut paraître
lointain mais pour moi c’était hier. Et pour cause, après le
numéro de cirque qu’ils m’ont joué, j’ai quitté la salle de
spectacle il y a sept ans. Onze ans de détention tu te rends compte.
Onze ans plein pour un braquage sans un coup de feu, j’aurais mieux
fait d’allumer tout le monde.
Il avait passé onze ans sans entracte.
Deux premières années de calme relatif, à arpenter la cour, à
modifier ses habitudes de vie, à ralentir son rythme biologique. Il
n’avait plus aucune obligation, n’avait plus besoin de prendre
une initiative, de réfléchir ou travailler. Il était logé sans
payer de loyer, trois repas quotidiens livrés à heure fixe,
nourrissants bien que laissant un goût détestable dans la bouche.
Subir et suivre devint sa nouvelle devise imposée. Après environ
deux années, son esprit indépendant avait rejeté ce carcan dans
lequel il risquait l’étouffement. Il connaissait chaque marche,
chaque couloir, chaque grincement de porte mieux que les derniers
matons tout frais émoulus de l’école. Deux ans à entendre à
tout propos la même réponse débilitante :
- Je ne peux rien faire, vous n’êtes
pas sur ma liste, faites une demande au chef.
Il était saturé. Son cerveau n’était
pas uniquement le siège des réflexes primaires manger dormir boire
s’accoupler, il possèdait également une fonction raisonnement
rationnel. Pourquoi devait-il subir le trépan et laisser son cerveau
être lobotomisé d’une fonction qui le distinguait soi-disant de
l’animal ? Il s’était rebellé, ne collaborait plus,
n’acceptait plus d’obéir tête baissée. La conséquence
immédiate avait été le mitar, le quartier disciplinaire où le
détenu quittait le luxe de sa cellule : télévision, radio,
promenade collective. Pour remettre un détenu dans le droit chemin,
celui de la vie sociale, le système pénitentiaire le déshumanise
un peu plus. Cela fonctionne probablement sur le papier, dans les
rapports des ministres. A chaque séjour il avait abandonné dans son
ancienne cellule les maigres agréments dont il bénéficiait. Les
matons s’étaient délectés à s’acharner sur lui. La chasse
était ouverte, pourquoi se limiter si la victoire est certaine. Ce
fut une deuxième période de son séjour carcéral : l’épreuve
de force.
Majid ricana :
- J’ai reçu plus de coups que j’en
ai donnés, mais ce combat a meublé ma vie pendant un bon bout de
temps. C’était un peu douloureux comme occupation mais toujours
plus supportable que l’ennui. Souffrir c’est vivre. C’est mon
jugement qui a mis fin à cette période. Trois ans et demi avec une
vision limitée à quelques mètres. Partout où se portait le
regard, des murs se dressaient. Et tu vois, c’est surprenant, mais
le jugement constitue un premier pas vers la sortie. C’est
l’histoire du verre d’eau à moitié plein ou à moitié vide,
l’avantage d’être jugé c’est que tu connais la quantité
qu’il reste dans le verre. Une longue peine est préférable à
l’incertitude car tu t’organises en conséquence, tandis que
préparer un voyage dont tu ignores la durée c’est une vraie
galère.
Il leva les yeux au plafond, fouillant
dans ses souvenirs.
- Mon univers n’en a pas été
modifié pour autant, toujours du béton à perte de vue, c’est mon
état d’âme qui a changé : je savais sur quel bateau je
naviguais. Pour être plus exact, j’obtenais la confirmation de ce
que je savais déjà, une condamnation c’est pas un billet de
loterie. Le verdict on le connaît d’avance. L’addition est faite
à l’envers. Mais si j’ai un peu compris ce qu’il raconte
Freud, ben c’est que le cerveau est souvent en désaccord entre ce
qu’il pense et ce qu’il ose s’avouer. Alors tu vas au jugement,
et tu espères même si tu sais qu’il n’y a rien à espérer.
Qu’est ce qu’on est con quand même.
Il secoua légèrement la tête, mais
le mouvement semblait ne plus pouvoir cesser, comme si son cou était
devenu un ressort. Son esprit était ailleurs.
- Le changement véritable s’est
produit à quatre ans et demi, lors de mon transfert de la maison
d’arrêt en centre de détention.
A l’époque, il parlait depuis si
longtemps, avec les autres détenus, du centre de détention sans
jamais l’atteindre qu’il s’imaginait un eldorado
fantasmagorique.
- Un surveillant a ouvert la porte, m’a
dit de préparer mes cartons. Bien que je l’attendais depuis une
éternité, cette nouvelle m’a surpris. Mon nom était inscrit sur
la liste, enfoiré de lui.
L’inaccessible papier avait enfin été
paraphé par le chef, une entité sans visage, interchangeable,
symbolisé et repéré par des épaulettes aux barrettes dorées.
Comparer un centre de détention et une maison d’arrêt, c’était
comme comparer le Club Med et une usine. Rien de moins. Dans l’esprit
d’un détenu, c’était ressenti comme une demi-liberté. Depuis
des lustres que les institutions judiciaires jugaient des hommes,
emprisonnaient des détenus, et relâchaient des délinquants, le
système carcéral était rôdé. Parfaitement rôdé même au vu du
faible pourcentage de suicides.
- Imagine apprendre subitement que tu
vas passer les dix prochaines années de ta vie en prison. Bon, tu te
dis, il braque des banques, il sait ce qui l’attend, mais pas du
tout mon gars, parce que si tu étais persuadé de tomber un jour,
ben tu resterais peinard chez toi. L’esprit humain est optimiste je
te dis, il espère toujours trouver une solution. Alors à ton avis,
comment on fait pour supporter les années à venir ?
La question ne manquait pas d’intérêt.
Jacques n’avait pas de réponse à formuler. On n’enseignait pas
ces choses-là à la fac. Ce problème peu mathématique trouvait sa
solution dans les objectifs intermédiaires : l’attente du
jugement, puis le départ en centre de détention, puis la
perspective d’une sortie anticipée. Lorsque le cerveau était mis
devant le fait accompli, une grande partie de la peine était
effectuée, le plus dur avait été supporté, l’espoir pouvait se
maintenir. ôtez à un homme ses espérances et il meurt. La mise en
détention se comparait à un coup de massue. Une massue qui
frapperait trop fort sur un crane le briserait. Pour éviter cela, le
système judiciaire assénait le coup de massue progressivement. La
punition se terminait par une légère irritation avec un fétu de
paille : lorsque la sentence définitive tombait, la sortie se
profilait derrière les remises de peine et les aménagements de
peine. Tous comptes faits, peu de cranes étaient fracassés. Trop,
mais finalement peu.
- Voilà mon histoire, tu vois, souffla
Majid sans vigueur.
L’histoire d’un film trop réel,
d’une vie se résumant en quelques pages et quelques barreaux. -
J’en suis ressorti, et j’y suis à nouveau. J’ai replongé mon
gars, j’ai replongé.
Ce mauvais film lui collait à l’âme
et ne le lâchait plus. Encore une lourde peine à venir. Encore de
la souffrance. Encore un morceau de vie arraché et jeté aux abîmes.
Jacques n’osait pas prononcer une parole. Son histoire personnelle
lui semblait terrifiante, mais à l’écoute d’un tel scénario,
il relativisait son propre malheur. Il se contenta de poser sur Majid
un regard triste, compatissant, à la limite de la bienveillance.
Majid continua à se confier.
- J’ai bien essayé de me ranger.
J’ai peint quelques toiles, j’ai appris à peindre en centrale,
mais je n’en vendais pas assez pour en vivre pleinement, alors pour
payer le loyer, j’ai croqué des portraits dans la rue, les allées
piétonnières, à proximité des terrasses de café, à la sortie
des cinémas. Une vie de bohème dont j’ai essayé de m’accorder.
Tu vois, le plus difficile, quand tu as eu le monde à tes pieds, est
d’apprendre à quémander. Faire un portrait pour dix euros quand
je faisais une affaire à cent mille euros tous les deux mois. Une
idée m’obstinais. Et si je faisais un seul coup, juste pour me
donner un coup de pouce. Un coup, un seul, pour respirer
financièrement, ouvrir une petite galerie et me faire connaître. Et
j’ai fini par le faire, le un seul coup. Ce fut si rapide, si
facile, ça a résolu tant de problèmes, que je me suis dit qu’avec
un deuxième, le dernier, je mettrais un peu d’argent de côté.
Puis, après le deuxième, je me suis dit qu’avec un troisième, un
seul, juste un dernier, je serais définitivement à l’abri du
besoin. Pendant ce temps, les tableaux ne se vendaient toujours pas,
alors pour agrandir la galerie, j’ai juste fait un quatrième coup,
juste un. Et ça a continué. A la fin, le juste un était devenu
juste un à la fois. Rigole pas, j’ai connu une équipe, en sortant
d’une banque, ils entraient dans celle en face, de l’autre côté
de la rue, des furieux j’te dis. ça fait trois ans et demi que je
suis sous mandat de dépôt, je suis jugé à partir de la semaine
prochaine.
Durant cette semaine de jugement, et la
suivante, Jacques n’osa pas trop questionner son codétenu dont le
regard s’assombrissait de jour en jour. Il avait espéré pouvoir
s’en sortir à bon compte car les policiers n’avaient réuni
aucune preuve formelle contre lui, seulement des soupçons, des
indices concordants, des présomptions de culpabilité. Ce n’était
pas comme l’affaire précédente où il avait été interpellé en
flagrant délit. D’autres détenus avaient insinué à l’oreille
de Jacques qu’avec son passé judiciaire et seulement quelques
indices, il allait replonger autant que s’il avait été pris la
main dans le sac. Majid ne parla plus pendant deux semaines, il
semblait abattu, puis un matin la porte de la cellule s’était
ouverte, un surveillant anonyme, sans signe distinctif particulier,
un uniforme bleu surplombé d’une tête d’épingle, a annoncé un
changement de cellule. Majid avait tourné vers Jacques un regard de
chien égaré, et avait tenté un sourire amer :
- Avec la condamnation que je viens de
prendre, j’ai droit à un traitement de faveur, je bénéficie
d’une cellule individuelle.
Il lui tendit sa main que l’autre
serra chaleureusement. Majid ne l’impressionnait plus, il lui
inspirait de la pitié, un pauvre bougre qui n’était jamais, à
aucun moment, parvenu à maîtriser sa vie. Jacques aurait souhaité
que cela se passe autrement pour lui, car en son for intérieur ne
régnait aucune animosité, aucune haine, Majid avait les mêmes
rêves que tout un chacun, les mêmes élans de sincérité, d’amour,
mais la société était un train qui cheminait sur des rails et il
était né à côté de la voie, n’était jamais parvenu à monter
dans un des wagons. Jacques était pris de compassion, il regarda
Majid s’éloigner.
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