Vive la Récidive - Chapitre 9

Jacques savourait le plaisir de la cellule triplette qu’ils partageaient à deux. Ils avaient de l’espace, ils pouvaient se mouvoir, ils n’étaient pas contraints de camper sur leur lit du matin au soir. Ce simple détail, pouvoir se lever, étirer ses jambes, faire quelques pas, rendait la détention moins insupportable. Le bonheur ne dure qu’un temps, quel qu’il soit. Il ne fallait pas espérer que cette situation puisse se prolonger indéfiniment. Déjà que bénéficier d’une triplette était un avantage inestimable, il ne pouvait pas s’attendre à en bénéficier bien longtemps à deux détenus seulement. Et ce qui devait arriver arriva.

Jacques regarda avec inquiétude ce nouveau venu faire son entrée dans la cellule. Il accourut vers lui, s’empressa de lui tendre la main en signe de bienvenue. Ce n’est pas qu’il appréciait la compagnie, mais celle-ci étant imposée, il souhaitait que la cohabitation soit le moins pénible possible.
Nacer CHAÏEB, surnommé Jojo, une appellation mi-affectueuse, mi-péjorative, en raison de son caractère calme, docile, de son attitude de proie plus que de prédateur, était un jeune homme brun aux cheveux crépus, aux sourcils en broussaille, aux yeux noisette qui projetaient un regard chaleureux. Il défroissa son blouson, le posa sur un cintre qu’il accrocha sous le support à l’extrémité duquel était fixé la télévision. Il ajusta sa casquette sur son crane, esquissa un sourire forcé, et empoigna la main tendue par son nouveau compagnon d’infortune, puis ses mains disparurent dans les poches de côté de son blouson.
- Pourquoi es-tu ici ? s’enquit timidement Nacer, estimant de bonne politique de ne point trop désabuser son interlocuteur. Il ne cherchait pas tellement à le savoir, mais c’était la phrase de présentation habituelle en prison, comme on dit dans la vie " Comment ça va ? ". On sait comment ça va en prison, ça va mal, donc on invite l’autre à s’épancher sur ses malheurs. Puis son regard se posa sur la pile de livres posée à l’extrémité de la table.
- Je pourrai au moins lire, si le temps me parait trop long, considéra-t-il soulagé.

En arrivant en détention, un chef de détention l’avait reçu. Il lui avait dévoilé qu’il projetait de suivre une formation par correspondance. Le chef lui avait répliqué que des cours étaient dispensés à l’école à l’intérieur du bâtiment et qu’il s’arrangerait pour le mettre avec quelqu’un de calme en cellule. Effectivement, la pile de livres, les journaux éparpillés sur les livres, la télévision éteinte, l’absence de musique diffusaient une atmosphère austère et studieuse.
Nacer poussa un soupir de soulagement, il souhaitait mettre à profit son temps de détention pour préparer l’examen de génie climatique qu’il convoitait depuis quelques années déjà. Il était perdu dans ce nouvel univers, démuni matériellement, affectivement, humainement. L’absence de communication avec sa femme lui faisait cruellement défaut, il cherchait à la joindre, par tous les moyens, il en avait besoin, pour continuer à exister, à avoir une identité, une réalité, pour se distinguer d’un dossier administratif avec un numéro de matricule inscrit sur la couverture. Impossible de lui parler, les délais d’acceptation des permis de visite étaient d’environ deux mois, impossible de lui téléphoner, ce n’était pas l’Angleterre, les états-Unis, la Hollande, l’Espagne, bref un peu partout sauf dans cette France des droits de l’Homme et des cachots réprouvés par la Communauté Européenne à l’unanimité. Il ne pouvait communiquer que par courrier postal, avec des délais particulièrement longs et pénibles d’environ un mois pour la réception ou l’émission d’une lettre puisque tout pli transitait par le bureau du juge. Il n’avait ni feuille de papier, ni enveloppe, ni même un stylo ou un timbre.

Il n’y tint plus, surmonta son appréhension et sa réserve et demanda à Jacques, dont il venait tout juste de faire la connaissance, si ce dernier pouvait lui fournir de quoi écrire. Une seule lettre, un bout de papier pour communiquer avec sa femme.
Jacques n’hésita pas un seul instant. Il avait conservé certaines habitudes de l’extérieur, n’avait pas tout converti en valeur marchande pénitentiaire. Une feuille de papier, un stylo en plastique restaient des objets sans valeur qu’on pouvait se procurer à chaque coin de rue pour trois fois rien. Il n’avait pas encore intégré que dans son nouvel environnement de vie, il n’y avait plus de coin de rue, et que trois fois rien était infiniment plus que rien du tout. Nacer était soulagé. Il remercia chaleureusement Jacques de le dépanner sans rien vouloir en échange, mais ne put s’empêcher de lui offrir une cigarette blonde en le voyant fumer un médiocre tabac à rouler. Partager une cigarette intra-muros s’assimilait à prendre un verre à l’extérieur. C’était un acte amical, pas une indemnisation. Cela conclut le marché.

Nacer profitait de cet instant d’accalmie pour humer cette cigarette décontractante, il laissait errer ses yeux sur le dénuement du local. La cigarette symbolique avait crée un lien, ils se sentaient plus proches, plus humains, ils possédaient la richesse des pauvres, ce qui l’incita à s’épancher :
- Travaillez, travaillez, qu’ils disent.

A présent les politiciens surprotégeaient les citoyens par une multitude de lois, d’obligations, d’interdictions. Le citoyen se sentait en sécurité. Le travailleur plus encore. Mais à l’époque où son père commença à travailler, en quête d’un quignon de pain quotidien pour nourrir sa famille, rien de cela n’existait. Travailler, un point c’est tout. La seule exigence était la distance entre le lieu de travail et le domicile car la voiture personnelle n’était pas accessible comme aujourd’hui. Peu importaient aux ouvriers ce que fabriquait l’usine, ils étaient payés pour une tâche, l’accomplissaient, étaient rémunérés et s’estimaient très heureux. Du personnel qualifié recevait un salaire substantiel pour diriger, organiser, décider. Des odeurs nauséabondes exhalaient dans l’usine. L’habitude les rendaient inodores. Les anciens toussaient, à cause de la cigarette, pensait-on. Tous les fumeurs savent que la gorge est irritée le matin lorsqu’elle attend impatiemment sa ration de fumée. Réveil, une cigarette, un café, c’est reparti. Les médecins ? Des pédants qui s’imposaient en hommes omniscients dont les services se monnayaient excessivement chers. Aucune mutuelle n’existait. La logique imposait de rencontrer le médecin le moins souvent possible, on économisait de l’argent durement gagné et on n’avalait aucune pilule abjecte qui donnait la nausée. Lorsqu’il avait bien fallu se rendre à l’hôpital, il était trop tard, le mal avait attaqué les deux poumons.

Nacer avait trois ans. La cigarette n’avait quasiment aucune responsabilité, guère plus que les effets des gaz d’échappement d’une voiture au milieu d’une explosion atomique. L’usine et les produits chimiques où travaillait son père avaient causé sa perte. Ils étaient totalement prohibés maintenant et leur seul évocation provoquait un frisson d’inquiétude. Pour les manipuler, une combinaison isolante intégrale et un masque étaient de nos jours obligatoires. A l’époque de son père, les seules protections s’appelaient production et rentabilité. Le procédé satisfaisait tout le monde, les ouvriers trouvaient du travail, aucun d’entre eux n’atteignait les trente ans d’ancienneté, aucune retraite à verser. Son père fit parti du convoi mortuaire. L’expression "maladie du travail" était apparue bien après, et quand bien même elle aurait été usitée, reconnaître la nocivité des produits manipulés aurait signifié réviser la légitimité de l’entreprise. Personne n’en serait sorti gagnant. Son père parvenait à payer le loyer et nourrir sa famille, il en retirait de la fierté et du bonheur. Le patronat s’enrichissait, sa progéniture bénéficiait d’une enfance privilégiée, ils poursuivaient leurs études dans les meilleurs établissements, deviendraient juges ou hommes politiques, dicteraient leur comportement à leurs semblables.

A la mort de son père, la mère de Nacer ne pouvait pas subvenir aux besoins de ses sept enfants. Elle ne pouvait pas et ne savait pas, car elle n’avait pas été habituée à prendre des initiatives, des décisions, elle ne s’en sentait pas la force. Les rôles étaient bien distincts, c’était sur le père que reposait la cohésion matérielle du foyer. La crainte de ne pas faire face, de ne pas réussir à assumer ses nouvelles responsabilités, et la peine d’avoir perdu son époux, la conduisirent dans un état de torpeur mélancolique. Au lieu de redoubler d’énergie, ses forces l’abandonnèrent. Aujourd’hui, les psys qualifieraient son état de dépressif, la déclareraient malade et la soigneraient. A l’époque personne ne lui avait tendu la main. Les factures s’étaient accumulées aussi vite que le frigo s’était vidé.

Une période difficile avait suivi. Nacer avait souvent faim. La rue devint son repère, il s’y distrayait plus qu’à la maison, et n’y mangeait pas moins. Il ignorait d’où venait cette expression : "à la maison". Il n’avait connu que des HLM hauts comme des tours Eiffel, aussi nombreuses et resserrées que des épis de maïs dans un champ, où il se liait d’amitié avec des individus comme lui, fiers et rusés par nécessité, l’estomac parfois trop rempli, mais souvent un peu vide, ce que personne n’avouait. Lorsque l’estomac côtoyait de trop près les talons, trouver une solution s’imposait, une alliance avec un revendeur, un petit boulot de receleur. L’entraide était de mise, elle n’était pas produite par civisme, mais par intérêt mutuel. Quand votre mère pleure car elle est dans l’impossibilité de payer les factures, aucune question métaphysique ou morale n’intervient, obtenir de l’argent devient une activité aussi nécessaire que respirer. Aucun des philosophes bedonnants, intellectuels rondouillards et autres donneurs de leçons suintant le saindoux dans le fauteuil rembourré de leurs luxueux bureaux n’a vécu une situation qui lui permette de le comprendre. Aucun raisonnement, nul décret ne remplace ou n’explique l’émotion ressentie en voyant sa mère pleurer parce-qu’elle ne peut pas nourrir ses enfants.

Son enfance s’était déroulé entre ces murs de cité, dans le gris et la pénombre. Un ghetto en périphérie d’une ville, un bastion reculé, leur territoire. Leur seule possession. Les murs des appartements étaient si fins que les histoires familiales étaient publiques. Aucun secret ne résistait aux innombrables heures passées dans la rue, à tenter d’exister, les stigmates de la vie familiale tatoués dans les expressions du visage. Les coins et recoins sous les halls, dans les caves, au bas des cages d’escaliers étaient fréquentés avec assiduité.

Tel local désaffecté à l’origine était aménagé en réserve de pièces détachées de scooters, motos et voitures. Provenance anonyme bien que trop connue, traçabilité inexistante. Dans le bâtiment suivant, le même local était converti en atelier de montage. Au coin, sous le porche, avec une deuxième sortie par derrière en cas d’urgence, officiait leur "pharmacien", à l’aide d’herbes, de résines, de dérivés d’opium. C’était un spécialiste qui s’attaquait à toutes les maladies. Rien ne lui résistait, les maux de tête, les maux de dents, le mal de vivre. Il possédait un stock minimum sur place mais n’était jamais à court. Livraison rapide, tarif dégressif en fonction de la quantité, facturation en panne, paiement comptant.

Nacer s’estimait privilégié. Son père n’avait jamais frappé sa mère ni les enfants. Paix à son âme, il aurait eu du mal, de toute façon, s’il en avait eu l’intention. Sa mère n’avait jamais vraiment guéri de sa dépression, mais elle avait toujours couvert d’amour sa progéniture autant que son cœur pouvait en fournir. Les bons sentiments constituaient un luxe dans leurs quartiers, bien que la vie s’abreuve à leur source. Grâce à l’amour de sa mère et au souvenir de son père qui s’était tué à la tâche pour sa famille, en dépit de sa pauvre condition matérielle, Nacer était parvenu à refuser le destin qui lui était tracé.
Il était intégré. évidemment, il rangeait au garage son scooter neuf, dernier modèle, payé en cash à un prix inférieur à son prix de fabrication, mais il n’était pas devenu grossiste en pièces détachées, ou accro au pharmacien. Il n’était pas receleur, voleur, ou dealer à plein temps. Il avait un métier. Pas un service rendu, pas un job de quinze jours, un vrai emploi. Il travaillait dans la climatisation, une profession tranquille, correctement rémunérée, et surtout jamais de descente de flics ! Sa mère était contente, au moins un de ses fils était sorti du ghetto, elle en parlait fièrement dans le quartier. Elle avait raison d’adopter une démarche altière, car c’était grâce à elle et pour elle que la vie de son fils suivait le cap sécuritaire d’une progression lente et laborieuse, mais sûre et sociale.

Le travail de Nacer lui assurait l’indispensable et le mettait en contact avec des gens sérieux, stables, solvables, sans histoires, cherchant un moment d’évasion le samedi soir. Un petit joint leur apportait ce moment d’évasion. La plupart ne connaissait pas de dealer fréquentable faisant office d’agence de voyages. Nacer les dépannait, ce qui leur évitait de devoir se rendre dans son quartier sensible pour rencontrer le pharmacien. Il arrondissait au passage ses fins de mois. Il n’avait pas établi un marché florissant, seulement du dépannage, de quoi s’offrir une voiture qui n’inspire pas la pitié, des fringues qui ne lui donnaient pas l’allure d’un mendiant, un cadeau pour sa femme, et surtout remplir de jouets la chambre de ses trésors, les deux amours de sa vie, ses deux adorables bambins. Ils étaient son jardin secret, il évitait d’en parler, il se préservait ce coin de bonheur. Au point où il en était, autant avouer qu’il s’était marié, ce qui provoquait des crises d’hilarité chez ses potes. Marié et deux enfants, leur blague habituelle était de prédire que ses enfants seraient flics. N’exagérons rien tout de même, l’intégration a ses limites. Il se battait juste pour que ses enfants puissent échapper à l’avenir qui leur était destiné, pour ne pas assister à leur chute dans le gouffre sournois, sordide et licencieux de la délinquance de cité.

Il était quotidiennement surpris du nombre de personnes à la recherche d’un petit joint pour s’évader après une journée de boulot. De la technicienne de surface en blouse au chef de chantier en cravate, chacune de ses relations professionnelles s’avérait être un client potentiel. Il aurait du se méfier devant autant de facilité, mais il n’avait pas établi de business illégal stable et durable, il parlait poliment à tout le monde, il respectait la loi, il ne vivait pas en marge, il rendait service tout en arrondissant ses fins de mois. C’était une évolution sociale inespérée au regard du milieu dont il était issu. Cinq semaines payées pour quatre travaillées, cela agrémentait le quotidien. Comment expliquer cela à un juge qui s’endort la tête sur son code en guise d’oreiller. Tout ce que le juge avait retenu de la vie de Nacer était que ses dépannages duraient depuis plusieurs années, par conséquent il les considérait comme un trafic habituel. Pour lui, Nacer était un dealer, point final, il faisait fi de son travail, de sa vie rangée, de son domicile fixe avec femme et enfants, des levers matinaux quotidiens pour se rendre au travail, aller chez les clients, installer des climatiseurs, en dépanner d’autres, établir des devis, et même remplir sa déclaration d’impôts une fois l’an.

Deux ans ferme. Sans tenir compte de ses efforts d’intégration, de sa famille, de sa stabilité. Il avait le faciès, l’adresse, le délit, le dossier était complet. Retour de Nacer sur son autoroute prédestinée. Le fils de juge détenait le droit de s’envoyer un peu de coke dans les sinus le samedi soir, mais le fils de la cité n’était pas autorisé à la lui vendre. Hypocrisie de la politique de l’autruche ! Qui consommait la coke à près de 150 euros le gramme ? Le gamin de cité qui ne mangeait pas à sa faim ? Et le voilà à contempler sa vie de derrière les barreaux.

Nacer avait soudainement honte de s’être épanché comme ça sans réserve. Il tourna la tête et s’éloigna de quelques pas. Jacques le rassura.
- Il n’y a pas de mal à avoir besoin de parler, et puis de toute façon, on n’a rien de mieux à faire ici.
- Ouais, mais ça ne résout pas le problème.
- Non, mais ça peut soulager.
- ça se passe comment ici ? Je n’y suis jamais venu, avoua Nacer. Il posa la question plus pour tester Jacques et le faire parler que pour réellement obtenir des renseignements, car même s’il n’était jamais venu, dans la cité où habitaient encore la plupart des jeunes avec qui il avait grandi, la maison d’arrêt était la résidence secondaire, le camp de vacances.
- Allez, je fais chauffer l’eau pour le café, et tu te détends, lui dit Jacques pour le mettre à l’aise, joignant l’acte à la parole.

Nacer semblait quelque peu confus, il ne s’attendait pas à un tel accueil. Il examinait Jacques avec circonspection, et marchait de long en large, à pas incertains.

En détention, tout vient à point à qui sait attendre. Le nom de Jacques se retrouva sur la liste pour les cours. Il avait fait sa demande pour tromper l’ennui, et par curiosité de voir à quoi pouvaient ressembler une école en prison. Il était un détenu comme n’importe quel autre, et à ce titre n’était pas autorisé à mettre en pratique ses compétences d’enseignant en mathématiques. Il demanda donc, comme tout détenu, à assister à un cours. Il n’avait pas trop le choix, le cours de mathématique ne lui apporterait rien, pas plus que le cours d’alphabétisation ou le cours d’apprentissage du français, il choisit donc l’espagnol, une langue dont il avait baragouiné quelques bribes lors de séjours touristiques en pays hispanophone. Dès le premier cours auquel il assista, il comprit qu’il n’apprendrait pas grand chose de cet enseignement ou d’un autre en prison. Une prison restait un lieu à part.

Plus qu’une prof, l’enseignante incarna à ses yeux une déesse, capable de réduire au silence et à l’obéissance ces garnements cycloniques. Cette naïade le sortit des eaux de l’enfer, il voyait en elle son étoile protectrice, son alcyon. Elle portait une ample robe de laquelle émergeaient ses épaules et son cou blanc, surmontés d’une petite tête effrontée à la chevelure noire. Elle était expansive et jolie, sans la moindre afféterie. L’absence de maquillage faisait agréablement valoir ses yeux pleins de franchise. Son comportement doux et apaisant comme une vague légère, semblant bercer un nouveau-né, dissimulait un caractère incandescent, révolté voire révolutionnaire. Femme battante sensible et dévouée, elle menait de front plusieurs batailles. L’éducation de ses enfants, sa carrière d’enseignante, une activité d’enseignement deux après-midi par semaine dans une prison, et, surtout, la défense et la propagation de ses idées dites féministes, qu’elle disait concerner les droits les plus élémentaires de la femme, soit une moitié de l’humanité. Sa carrière d’enseignante ne semblait pas très palpitante. Elle ne s’était jamais emportée, arraché les cheveux ou pleuré. L’éducation de ses enfants brillait encore plus par sa monotonie. Cela s’apparentait plus à un rituel bien organisé et bien accompli qu’à une aventure, à croire qu’elle avait suivi une pulsion dont elle avait presque eu honte ensuite. Comment concilier l’amour porté à ses enfants et le plaisir éprouvé à s’en occuper avec le refus de l’image de la femme machine à produire et élever des enfants ? Elle n’osait s’avouer cette lutte interne.

Chaque lieu où elle se trouvait amenait une façon particulière de poser son sac. Chez elle, elle le posait en douceur comme un aéroglisseur sur son coussin d’air. A l’école un atterrissage presque aussi méticuleux, mais un peu au hasard, rarement deux fois de suite à la même place. A la prison son comportement commençait à devenir violent. Un mouvement négligé, un lancer plus qu’un posé, avec désinvolture. Lors des réunions avec ses collègues féministes, son sac voltigeait avec une intention de destruction.
Comment une femme aussi douce pouvait-elle se transformer en bélier pour la défense de quelques idées ? Cela intrigua beaucoup Jacques. Au travers des nombreuses discussions qu’elle tentait d’écourter, Jacques glana des éléments d’informations afin d’obtenir une piste. Dans l’esprit des hommes sentencieux et narquois, le féminisme évoquait une mode féminine qui s’écroulerait, à ranger aux côtés du tricot et du bavardage. Pendant que les femmes candides et légères étaient persuadées d’avoir un rôle à jouer et de pionnières idées dogmatiques à défendre, elles n’importunaient pas, à condition biens sûr de ne pas trop se prendre au sérieux. Comme la petite fille jouant à la dînette qui, pendant ce temps-là, ne dérange pas son papa. Certains mâles condescendants avaient payé cher leur soupir de commisération à l’égard de ses motivations et de sa lutte. Ce petit bout de femme au demeurant très polie n’hésitait pas à copieusement injurier de virils machos. Jacques fut surpris de découvrir qu’elle connaissait autant de noms d’oiseaux lorsque des détenus inconscients l’entrainèrent sur le chemin du féminisme. Toujours entourée de personnes au langage distingué, il ne comprenait pas où elle avait pu les apprendre jusqu’à ce qu’il se rappelle qu’en prison, disposer d’un vocabulaire grossier passait pour une qualité. La raison de ses emportements était que son féminisme ne se limitait pas à un loisir de salon de thé, entre la cuillère et le petit gâteau. Les plus anciennes traces connues d’une lutte féministe, clamait-elle, remontaient à Olympe de Gouges qui, en 1792, avait osé crier haut et fort "tout le droit pour toutes les femmes". En guise de muselière, on la guillotina. Il fallait bien la faire taire !
De là une différence de terrain de bataille qui générait des combats sans fin puisque pour les hommes le féminisme représentait un nouveau point de tricot, tandis que pour les femmes il symbolisait une question de survie.
Pourtant la décapitation d’une personne ne soulevait pas une affaire d’état en 1792 puisqu’à cette époque, la guillotine était seulement un phénomène de mode, remplacée ultérieurement par les pinn’s et aujourd’hui par le smartphone. Certes, mais la clitoridectomie et l’infibulation, sans anesthésie, afin de racheter plus sûrement le pêché originel, dépassaient le stade politiquement correct des discussions de salon de thé et incommodaient ses interlocuteurs masculins. Le genre de malaise ressenti en 1946 par les civils allemands innocents lorsqu’il leur avait été demandé pourquoi ils n’avaient pas ne serait-ce que dénoncé Auschwitz. La surdité et la mal-voyance se révèlent parfois bénéfiques à l’autruche lorsqu’ils servent ses desseins. Heureusement ces faits appartiennent au passé. Au 21ème siècle l’humanité était devenue civilisée ! Que signifiait civilisé ? D’après le dictionnaire, "civilisé" signifie "doté d’une civilisation avancée". Voilà une réponse clairvoyante : un peuple est dit civilisé lorsque sa situation n’a pas évoluée mais qu’une oligarchie lui dicte ce qu’il voit, entend et comprend. Qu’avait obtenu les femmes……. et l’autre moitié de l’humanité ? La loi Neuwirth sur la contraception en 1967, la loi Weil sur l’IVG votée en 1975, déclarée année de la femme par l’ONU, etc etc. Mais pour la majorité des femmes, rien n’avait évolué. Peu de pays avaient connu une avancée, et comme l’esclave à vie qui se voit un beau jour retirer ses chaînes et ne sait pas comment utiliser sa liberté, les femmes s’étaient jetées à corps perdu ( sans double sens ! ) dans une liberté qu’elles n’avaient pas pris le temps de définir. Le refus de la cellule familiale, oui, le refus d’être cantonnée au rôle de mère, oui, mais pour les remplacer par quoi ? Le plaisir de singer les hommes et devenir une chef d’entreprise ou une politicienne arriviste, sans scrupule, sans émotion, calculatrice, intéressée, narcissique ?

Sa vie ne se résumait pas à son combat féministe. Ce fut son désir d’indépendance et de curiosité digne des conquérants, associé à son besoin altruiste ( maternel, oserait-on dire sans paraître sexiste ? ) de venir en aide à son prochain qui la conduisirent à enseigner deux après-midi par semaine en prison. Enseigner en prison se révélait une expérience enrichissante. L’enseignant(e) apportait de l’optimisme à des êtres humains en détresse, découvrait des destins brisés et un public à priori réfractaire à toute éducation, affrontait un nouveau challenge.
A présent, elle enseignait l’espagnol, mais à ses débuts, elle avait été chargée des cours de français pour les étrangers. Des adultes en difficulté d’intégration, cela jetait un contraste avec de jeunes enfants turbulents. Elle n’était pas dénuée d’expérience, étant déjà intervenue pendant deux années, le mercredi après-midi et le samedi après-midi, à la Chambre de Commerce auprès d’adultes ne maîtrisant pas correctement le français. Les enfants sont passionnants, ils représentent l’avenir, la vie, mais il était plus gratifiant d’enseigner à des adultes appréciant les efforts que vous fournissiez pour eux, s’impliquant davantage.

Ah ! Naïf être plein de bonne volonté s’imaginant enseigner en prison à des adultes. Illusions déçues par un auditoire encore moins attentif, encore plus dispersé qu’un public d’enfants. La moyenne d’âge en maison d’arrêt ne dépasse pas 20 ans. A peine sortis de l’enfance, mais dans la rue depuis toujours. Pourquoi commenceraient-ils à devenir attentif à un enseignement alors qu’ils étaient déjà plongés, profondément, dans la vie. Dans l’absolu de ses idées de jeune fille de bonne famille, il était évident qu’étudier plutôt que de perdre son temps dans une cellule était une chance inestimable. Mais l’étude siégeait si loin de leur monde et leur état psychologique était si peu réceptif que la froide logique ne pouvait lutter face à l’embrasement d’une armée d’émotions belliqueuses. Ses premiers échecs l’avaient poussée à claquer la porte en pleurant. Ces imbéciles ne voulaient rien apprendre. Elle revint aussi vite qu’elle était partie. Baisser les bras ne correspondait pas à sa nature volcanique et engagée. Elle les aiderait, malgré eux si nécessaire, ces chrysalides trop précocement sorties de leurs chenilles, et pas encore transformés en papillons, entre deux états, sans existence bien définie.

Majid revint de promenade. Il ne voulait pas intimider Nacer, en le pressant de questions, et puis il voulait également garder une certaine inaccessibilité, lui le braqueur multirécidiviste. Il avait un statut à honorer, il ne se liait pas d’amitié avec le premier venu sans s’être enquis de son CV. Les torchons et les serviettes ne se mêlent pas facilement.

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