Jacques savourait le plaisir de la
cellule triplette qu’ils partageaient à deux. Ils avaient de
l’espace, ils pouvaient se mouvoir, ils n’étaient pas contraints
de camper sur leur lit du matin au soir. Ce simple détail, pouvoir
se lever, étirer ses jambes, faire quelques pas, rendait la
détention moins insupportable. Le bonheur ne dure qu’un temps,
quel qu’il soit. Il ne fallait pas espérer que cette situation
puisse se prolonger indéfiniment. Déjà que bénéficier d’une
triplette était un avantage inestimable, il ne pouvait pas
s’attendre à en bénéficier bien longtemps à deux détenus
seulement. Et ce qui devait arriver arriva.
Jacques regarda avec inquiétude ce
nouveau venu faire son entrée dans la cellule. Il accourut vers lui,
s’empressa de lui tendre la main en signe de bienvenue. Ce n’est
pas qu’il appréciait la compagnie, mais celle-ci étant imposée,
il souhaitait que la cohabitation soit le moins pénible possible.
Nacer CHAÏEB, surnommé Jojo, une
appellation mi-affectueuse, mi-péjorative, en raison de son
caractère calme, docile, de son attitude de proie plus que de
prédateur, était un jeune homme brun aux cheveux crépus, aux
sourcils en broussaille, aux yeux noisette qui projetaient un regard
chaleureux. Il défroissa son blouson, le posa sur un cintre qu’il
accrocha sous le support à l’extrémité duquel était fixé la
télévision. Il ajusta sa casquette sur son crane, esquissa un
sourire forcé, et empoigna la main tendue par son nouveau compagnon
d’infortune, puis ses mains disparurent dans les poches de côté
de son blouson.
- Pourquoi es-tu ici ? s’enquit
timidement Nacer, estimant de bonne politique de ne point trop
désabuser son interlocuteur. Il ne cherchait pas tellement à le
savoir, mais c’était la phrase de présentation habituelle en
prison, comme on dit dans la vie " Comment ça va ? ".
On sait comment ça va en prison, ça va mal, donc on invite l’autre
à s’épancher sur ses malheurs. Puis son regard se posa sur la
pile de livres posée à l’extrémité de la table.
- Je pourrai au moins lire, si le temps
me parait trop long, considéra-t-il soulagé.
En arrivant en détention, un chef de
détention l’avait reçu. Il lui avait dévoilé qu’il projetait
de suivre une formation par correspondance. Le chef lui avait
répliqué que des cours étaient dispensés à l’école à
l’intérieur du bâtiment et qu’il s’arrangerait pour le mettre
avec quelqu’un de calme en cellule. Effectivement, la pile de
livres, les journaux éparpillés sur les livres, la télévision
éteinte, l’absence de musique diffusaient une atmosphère austère
et studieuse.
Nacer poussa un soupir de soulagement,
il souhaitait mettre à profit son temps de détention pour préparer
l’examen de génie climatique qu’il convoitait depuis quelques
années déjà. Il était perdu dans ce nouvel univers, démuni
matériellement, affectivement, humainement. L’absence de
communication avec sa femme lui faisait cruellement défaut, il
cherchait à la joindre, par tous les moyens, il en avait besoin,
pour continuer à exister, à avoir une identité, une réalité,
pour se distinguer d’un dossier administratif avec un numéro de
matricule inscrit sur la couverture. Impossible de lui parler, les
délais d’acceptation des permis de visite étaient d’environ
deux mois, impossible de lui téléphoner, ce n’était pas
l’Angleterre, les états-Unis, la Hollande, l’Espagne, bref un
peu partout sauf dans cette France des droits de l’Homme et des
cachots réprouvés par la Communauté Européenne à l’unanimité.
Il ne pouvait communiquer que par courrier postal, avec des délais
particulièrement longs et pénibles d’environ un mois pour la
réception ou l’émission d’une lettre puisque tout pli
transitait par le bureau du juge. Il n’avait ni feuille de papier,
ni enveloppe, ni même un stylo ou un timbre.
Il n’y tint plus, surmonta son
appréhension et sa réserve et demanda à Jacques, dont il venait
tout juste de faire la connaissance, si ce dernier pouvait lui
fournir de quoi écrire. Une seule lettre, un bout de papier pour
communiquer avec sa femme.
Jacques n’hésita pas un seul
instant. Il avait conservé certaines habitudes de l’extérieur,
n’avait pas tout converti en valeur marchande pénitentiaire. Une
feuille de papier, un stylo en plastique restaient des objets sans
valeur qu’on pouvait se procurer à chaque coin de rue pour trois
fois rien. Il n’avait pas encore intégré que dans son nouvel
environnement de vie, il n’y avait plus de coin de rue, et que
trois fois rien était infiniment plus que rien du tout. Nacer était
soulagé. Il remercia chaleureusement Jacques de le dépanner sans
rien vouloir en échange, mais ne put s’empêcher de lui offrir une
cigarette blonde en le voyant fumer un médiocre tabac à rouler.
Partager une cigarette intra-muros s’assimilait à prendre un verre
à l’extérieur. C’était un acte amical, pas une indemnisation.
Cela conclut le marché.
Nacer profitait de cet instant
d’accalmie pour humer cette cigarette décontractante, il laissait
errer ses yeux sur le dénuement du local. La cigarette symbolique
avait crée un lien, ils se sentaient plus proches, plus humains, ils
possédaient la richesse des pauvres, ce qui l’incita à
s’épancher :
- Travaillez, travaillez, qu’ils
disent.
A présent les politiciens
surprotégeaient les citoyens par une multitude de lois,
d’obligations, d’interdictions. Le citoyen se sentait en
sécurité. Le travailleur plus encore. Mais à l’époque où son
père commença à travailler, en quête d’un quignon de pain
quotidien pour nourrir sa famille, rien de cela n’existait.
Travailler, un point c’est tout. La seule exigence était la
distance entre le lieu de travail et le domicile car la voiture
personnelle n’était pas accessible comme aujourd’hui. Peu
importaient aux ouvriers ce que fabriquait l’usine, ils étaient
payés pour une tâche, l’accomplissaient, étaient rémunérés et
s’estimaient très heureux. Du personnel qualifié recevait un
salaire substantiel pour diriger, organiser, décider. Des odeurs
nauséabondes exhalaient dans l’usine. L’habitude les rendaient
inodores. Les anciens toussaient, à cause de la cigarette,
pensait-on. Tous les fumeurs savent que la gorge est irritée le
matin lorsqu’elle attend impatiemment sa ration de fumée. Réveil,
une cigarette, un café, c’est reparti. Les médecins ? Des
pédants qui s’imposaient en hommes omniscients dont les services
se monnayaient excessivement chers. Aucune mutuelle n’existait. La
logique imposait de rencontrer le médecin le moins souvent possible,
on économisait de l’argent durement gagné et on n’avalait
aucune pilule abjecte qui donnait la nausée. Lorsqu’il avait bien
fallu se rendre à l’hôpital, il était trop tard, le mal avait
attaqué les deux poumons.
Nacer avait trois ans. La cigarette
n’avait quasiment aucune responsabilité, guère plus que les
effets des gaz d’échappement d’une voiture au milieu d’une
explosion atomique. L’usine et les produits chimiques où
travaillait son père avaient causé sa perte. Ils étaient
totalement prohibés maintenant et leur seul évocation provoquait un
frisson d’inquiétude. Pour les manipuler, une combinaison isolante
intégrale et un masque étaient de nos jours obligatoires. A
l’époque de son père, les seules protections s’appelaient
production et rentabilité. Le procédé satisfaisait tout le monde,
les ouvriers trouvaient du travail, aucun d’entre eux n’atteignait
les trente ans d’ancienneté, aucune retraite à verser. Son père
fit parti du convoi mortuaire. L’expression "maladie du
travail" était apparue bien après, et quand bien même elle
aurait été usitée, reconnaître la nocivité des produits
manipulés aurait signifié réviser la légitimité de l’entreprise.
Personne n’en serait sorti gagnant. Son père parvenait à payer le
loyer et nourrir sa famille, il en retirait de la fierté et du
bonheur. Le patronat s’enrichissait, sa progéniture bénéficiait
d’une enfance privilégiée, ils poursuivaient leurs études dans
les meilleurs établissements, deviendraient juges ou hommes
politiques, dicteraient leur comportement à leurs semblables.
A la mort de son père, la mère de
Nacer ne pouvait pas subvenir aux besoins de ses sept enfants. Elle
ne pouvait pas et ne savait pas, car elle n’avait pas été
habituée à prendre des initiatives, des décisions, elle ne s’en
sentait pas la force. Les rôles étaient bien distincts, c’était
sur le père que reposait la cohésion matérielle du foyer. La
crainte de ne pas faire face, de ne pas réussir à assumer ses
nouvelles responsabilités, et la peine d’avoir perdu son époux,
la conduisirent dans un état de torpeur mélancolique. Au lieu de
redoubler d’énergie, ses forces l’abandonnèrent. Aujourd’hui,
les psys qualifieraient son état de dépressif, la déclareraient
malade et la soigneraient. A l’époque personne ne lui avait tendu
la main. Les factures s’étaient accumulées aussi vite que le
frigo s’était vidé.
Une période difficile avait suivi.
Nacer avait souvent faim. La rue devint son repère, il s’y
distrayait plus qu’à la maison, et n’y mangeait pas moins. Il
ignorait d’où venait cette expression : "à la maison".
Il n’avait connu que des HLM hauts comme des tours Eiffel, aussi
nombreuses et resserrées que des épis de maïs dans un champ, où
il se liait d’amitié avec des individus comme lui, fiers et rusés
par nécessité, l’estomac parfois trop rempli, mais souvent un peu
vide, ce que personne n’avouait. Lorsque l’estomac côtoyait de
trop près les talons, trouver une solution s’imposait, une
alliance avec un revendeur, un petit boulot de receleur. L’entraide
était de mise, elle n’était pas produite par civisme, mais par
intérêt mutuel. Quand votre mère pleure car elle est dans
l’impossibilité de payer les factures, aucune question
métaphysique ou morale n’intervient, obtenir de l’argent devient
une activité aussi nécessaire que respirer. Aucun des philosophes
bedonnants, intellectuels rondouillards et autres donneurs de leçons
suintant le saindoux dans le fauteuil rembourré de leurs luxueux
bureaux n’a vécu une situation qui lui permette de le comprendre.
Aucun raisonnement, nul décret ne remplace ou n’explique l’émotion
ressentie en voyant sa mère pleurer parce-qu’elle ne peut pas
nourrir ses enfants.
Son enfance s’était déroulé entre
ces murs de cité, dans le gris et la pénombre. Un ghetto en
périphérie d’une ville, un bastion reculé, leur territoire. Leur
seule possession. Les murs des appartements étaient si fins que les
histoires familiales étaient publiques. Aucun secret ne résistait
aux innombrables heures passées dans la rue, à tenter d’exister,
les stigmates de la vie familiale tatoués dans les expressions du
visage. Les coins et recoins sous les halls, dans les caves, au bas
des cages d’escaliers étaient fréquentés avec assiduité.
Tel local désaffecté à l’origine
était aménagé en réserve de pièces détachées de scooters,
motos et voitures. Provenance anonyme bien que trop connue,
traçabilité inexistante. Dans le bâtiment suivant, le même local
était converti en atelier de montage. Au coin, sous le porche, avec
une deuxième sortie par derrière en cas d’urgence, officiait leur
"pharmacien", à l’aide d’herbes, de résines, de
dérivés d’opium. C’était un spécialiste qui s’attaquait à
toutes les maladies. Rien ne lui résistait, les maux de tête, les
maux de dents, le mal de vivre. Il possédait un stock minimum sur
place mais n’était jamais à court. Livraison rapide, tarif
dégressif en fonction de la quantité, facturation en panne,
paiement comptant.
Nacer s’estimait privilégié. Son
père n’avait jamais frappé sa mère ni les enfants. Paix à son
âme, il aurait eu du mal, de toute façon, s’il en avait eu
l’intention. Sa mère n’avait jamais vraiment guéri de sa
dépression, mais elle avait toujours couvert d’amour sa
progéniture autant que son cœur pouvait en fournir. Les bons
sentiments constituaient un luxe dans leurs quartiers, bien que la
vie s’abreuve à leur source. Grâce à l’amour de sa mère et au
souvenir de son père qui s’était tué à la tâche pour sa
famille, en dépit de sa pauvre condition matérielle, Nacer était
parvenu à refuser le destin qui lui était tracé.
Il était intégré. évidemment, il
rangeait au garage son scooter neuf, dernier modèle, payé en cash à
un prix inférieur à son prix de fabrication, mais il n’était pas
devenu grossiste en pièces détachées, ou accro au pharmacien. Il
n’était pas receleur, voleur, ou dealer à plein temps. Il avait
un métier. Pas un service rendu, pas un job de quinze jours, un vrai
emploi. Il travaillait dans la climatisation, une profession
tranquille, correctement rémunérée, et surtout jamais de descente
de flics ! Sa mère était contente, au moins un de ses fils
était sorti du ghetto, elle en parlait fièrement dans le quartier.
Elle avait raison d’adopter une démarche altière, car c’était
grâce à elle et pour elle que la vie de son fils suivait le cap
sécuritaire d’une progression lente et laborieuse, mais sûre et
sociale.
Le travail de Nacer lui assurait
l’indispensable et le mettait en contact avec des gens sérieux,
stables, solvables, sans histoires, cherchant un moment d’évasion
le samedi soir. Un petit joint leur apportait ce moment d’évasion.
La plupart ne connaissait pas de dealer fréquentable faisant office
d’agence de voyages. Nacer les dépannait, ce qui leur évitait de
devoir se rendre dans son quartier sensible pour rencontrer le
pharmacien. Il arrondissait au passage ses fins de mois. Il n’avait
pas établi un marché florissant, seulement du dépannage, de quoi
s’offrir une voiture qui n’inspire pas la pitié, des fringues
qui ne lui donnaient pas l’allure d’un mendiant, un cadeau pour
sa femme, et surtout remplir de jouets la chambre de ses trésors,
les deux amours de sa vie, ses deux adorables bambins. Ils étaient
son jardin secret, il évitait d’en parler, il se préservait ce
coin de bonheur. Au point où il en était, autant avouer qu’il
s’était marié, ce qui provoquait des crises d’hilarité chez
ses potes. Marié et deux enfants, leur blague habituelle était de
prédire que ses enfants seraient flics. N’exagérons rien tout de
même, l’intégration a ses limites. Il se battait juste pour que
ses enfants puissent échapper à l’avenir qui leur était destiné,
pour ne pas assister à leur chute dans le gouffre sournois, sordide
et licencieux de la délinquance de cité.
Il était quotidiennement surpris du
nombre de personnes à la recherche d’un petit joint pour s’évader
après une journée de boulot. De la technicienne de surface en
blouse au chef de chantier en cravate, chacune de ses relations
professionnelles s’avérait être un client potentiel. Il aurait du
se méfier devant autant de facilité, mais il n’avait pas établi
de business illégal stable et durable, il parlait poliment à tout
le monde, il respectait la loi, il ne vivait pas en marge, il rendait
service tout en arrondissant ses fins de mois. C’était une
évolution sociale inespérée au regard du milieu dont il était
issu. Cinq semaines payées pour quatre travaillées, cela
agrémentait le quotidien. Comment expliquer cela à un juge qui
s’endort la tête sur son code en guise d’oreiller. Tout ce que
le juge avait retenu de la vie de Nacer était que ses dépannages
duraient depuis plusieurs années, par conséquent il les considérait
comme un trafic habituel. Pour lui, Nacer était un dealer, point
final, il faisait fi de son travail, de sa vie rangée, de son
domicile fixe avec femme et enfants, des levers matinaux quotidiens
pour se rendre au travail, aller chez les clients, installer des
climatiseurs, en dépanner d’autres, établir des devis, et même
remplir sa déclaration d’impôts une fois l’an.
Deux ans ferme. Sans tenir compte de
ses efforts d’intégration, de sa famille, de sa stabilité. Il
avait le faciès, l’adresse, le délit, le dossier était complet.
Retour de Nacer sur son autoroute prédestinée. Le fils de juge
détenait le droit de s’envoyer un peu de coke dans les sinus le
samedi soir, mais le fils de la cité n’était pas autorisé à la
lui vendre. Hypocrisie de la politique de l’autruche ! Qui
consommait la coke à près de 150 euros le gramme ? Le gamin de
cité qui ne mangeait pas à sa faim ? Et le voilà à
contempler sa vie de derrière les barreaux.
Nacer avait soudainement honte de
s’être épanché comme ça sans réserve. Il tourna la tête et
s’éloigna de quelques pas. Jacques le rassura.
- Il n’y a pas de mal à avoir besoin
de parler, et puis de toute façon, on n’a rien de mieux à faire
ici.
- Ouais, mais ça ne résout pas le
problème.
- Non, mais ça peut soulager.
- ça se passe comment ici ? Je
n’y suis jamais venu, avoua Nacer. Il posa la question plus pour
tester Jacques et le faire parler que pour réellement obtenir des
renseignements, car même s’il n’était jamais venu, dans la cité
où habitaient encore la plupart des jeunes avec qui il avait grandi,
la maison d’arrêt était la résidence secondaire, le camp de
vacances.
- Allez, je fais chauffer l’eau pour
le café, et tu te détends, lui dit Jacques pour le mettre à
l’aise, joignant l’acte à la parole.
Nacer semblait quelque peu confus, il
ne s’attendait pas à un tel accueil. Il examinait Jacques avec
circonspection, et marchait de long en large, à pas incertains.
En détention, tout vient à point à
qui sait attendre. Le nom de Jacques se retrouva sur la liste pour
les cours. Il avait fait sa demande pour tromper l’ennui, et par
curiosité de voir à quoi pouvaient ressembler une école en prison.
Il était un détenu comme n’importe quel autre, et à ce titre
n’était pas autorisé à mettre en pratique ses compétences
d’enseignant en mathématiques. Il demanda donc, comme tout détenu,
à assister à un cours. Il n’avait pas trop le choix, le cours de
mathématique ne lui apporterait rien, pas plus que le cours
d’alphabétisation ou le cours d’apprentissage du français, il
choisit donc l’espagnol, une langue dont il avait baragouiné
quelques bribes lors de séjours touristiques en pays hispanophone.
Dès le premier cours auquel il assista, il comprit qu’il
n’apprendrait pas grand chose de cet enseignement ou d’un autre
en prison. Une prison restait un lieu à part.
Plus qu’une prof, l’enseignante
incarna à ses yeux une déesse, capable de réduire au silence et à
l’obéissance ces garnements cycloniques. Cette naïade le sortit
des eaux de l’enfer, il voyait en elle son étoile protectrice, son
alcyon. Elle portait une ample robe de laquelle émergeaient ses
épaules et son cou blanc, surmontés d’une petite tête effrontée
à la chevelure noire. Elle était expansive et jolie, sans la
moindre afféterie. L’absence de maquillage faisait agréablement
valoir ses yeux pleins de franchise. Son comportement doux et
apaisant comme une vague légère, semblant bercer un nouveau-né,
dissimulait un caractère incandescent, révolté voire
révolutionnaire. Femme battante sensible et dévouée, elle menait
de front plusieurs batailles. L’éducation de ses enfants, sa
carrière d’enseignante, une activité d’enseignement deux
après-midi par semaine dans une prison, et, surtout, la défense et
la propagation de ses idées dites féministes, qu’elle disait
concerner les droits les plus élémentaires de la femme, soit une
moitié de l’humanité. Sa carrière d’enseignante ne semblait
pas très palpitante. Elle ne s’était jamais emportée, arraché
les cheveux ou pleuré. L’éducation de ses enfants brillait encore
plus par sa monotonie. Cela s’apparentait plus à un rituel bien
organisé et bien accompli qu’à une aventure, à croire qu’elle
avait suivi une pulsion dont elle avait presque eu honte ensuite.
Comment concilier l’amour porté à ses enfants et le plaisir
éprouvé à s’en occuper avec le refus de l’image de la femme
machine à produire et élever des enfants ? Elle n’osait
s’avouer cette lutte interne.
Chaque lieu où elle se trouvait
amenait une façon particulière de poser son sac. Chez elle, elle le
posait en douceur comme un aéroglisseur sur son coussin d’air. A
l’école un atterrissage presque aussi méticuleux, mais un peu au
hasard, rarement deux fois de suite à la même place. A la prison
son comportement commençait à devenir violent. Un mouvement
négligé, un lancer plus qu’un posé, avec désinvolture. Lors des
réunions avec ses collègues féministes, son sac voltigeait avec
une intention de destruction.
Comment une femme aussi douce
pouvait-elle se transformer en bélier pour la défense de quelques
idées ? Cela intrigua beaucoup Jacques. Au travers des
nombreuses discussions qu’elle tentait d’écourter, Jacques glana
des éléments d’informations afin d’obtenir une piste. Dans
l’esprit des hommes sentencieux et narquois, le féminisme évoquait
une mode féminine qui s’écroulerait, à ranger aux côtés du
tricot et du bavardage. Pendant que les femmes candides et légères
étaient persuadées d’avoir un rôle à jouer et de pionnières
idées dogmatiques à défendre, elles n’importunaient pas, à
condition biens sûr de ne pas trop se prendre au sérieux. Comme la
petite fille jouant à la dînette qui, pendant ce temps-là, ne
dérange pas son papa. Certains mâles condescendants avaient payé
cher leur soupir de commisération à l’égard de ses motivations
et de sa lutte. Ce petit bout de femme au demeurant très polie
n’hésitait pas à copieusement injurier de virils machos. Jacques
fut surpris de découvrir qu’elle connaissait autant de noms
d’oiseaux lorsque des détenus inconscients l’entrainèrent sur
le chemin du féminisme. Toujours entourée de personnes au langage
distingué, il ne comprenait pas où elle avait pu les apprendre
jusqu’à ce qu’il se rappelle qu’en prison, disposer d’un
vocabulaire grossier passait pour une qualité. La raison de ses
emportements était que son féminisme ne se limitait pas à un
loisir de salon de thé, entre la cuillère et le petit gâteau. Les
plus anciennes traces connues d’une lutte féministe, clamait-elle,
remontaient à Olympe de Gouges qui, en 1792, avait osé crier haut
et fort "tout le droit pour toutes les femmes". En guise de
muselière, on la guillotina. Il fallait bien la faire taire !
De là une différence de terrain de
bataille qui générait des combats sans fin puisque pour les hommes
le féminisme représentait un nouveau point de tricot, tandis que
pour les femmes il symbolisait une question de survie.
Pourtant la décapitation d’une
personne ne soulevait pas une affaire d’état en 1792 puisqu’à
cette époque, la guillotine était seulement un phénomène de mode,
remplacée ultérieurement par les pinn’s et aujourd’hui par le
smartphone. Certes, mais la clitoridectomie et l’infibulation, sans
anesthésie, afin de racheter plus sûrement le pêché originel,
dépassaient le stade politiquement correct des discussions de salon
de thé et incommodaient ses interlocuteurs masculins. Le genre de
malaise ressenti en 1946 par les civils allemands innocents lorsqu’il
leur avait été demandé pourquoi ils n’avaient pas ne serait-ce
que dénoncé Auschwitz. La surdité et la mal-voyance se révèlent
parfois bénéfiques à l’autruche lorsqu’ils servent ses
desseins. Heureusement ces faits appartiennent au passé. Au 21ème
siècle l’humanité était devenue civilisée ! Que signifiait
civilisé ? D’après le dictionnaire, "civilisé"
signifie "doté d’une civilisation avancée". Voilà une
réponse clairvoyante : un peuple est dit civilisé lorsque sa
situation n’a pas évoluée mais qu’une oligarchie lui dicte ce
qu’il voit, entend et comprend. Qu’avait obtenu les femmes…….
et l’autre moitié de l’humanité ? La loi Neuwirth sur la
contraception en 1967, la loi Weil sur l’IVG votée en 1975,
déclarée année de la femme par l’ONU, etc etc. Mais pour la
majorité des femmes, rien n’avait évolué. Peu de pays avaient
connu une avancée, et comme l’esclave à vie qui se voit un beau
jour retirer ses chaînes et ne sait pas comment utiliser sa liberté,
les femmes s’étaient jetées à corps perdu ( sans double
sens ! ) dans une liberté qu’elles n’avaient pas pris
le temps de définir. Le refus de la cellule familiale, oui, le refus
d’être cantonnée au rôle de mère, oui, mais pour les remplacer
par quoi ? Le plaisir de singer les hommes et devenir une chef
d’entreprise ou une politicienne arriviste, sans scrupule, sans
émotion, calculatrice, intéressée, narcissique ?
Sa vie ne se résumait pas à son
combat féministe. Ce fut son désir d’indépendance et de
curiosité digne des conquérants, associé à son besoin altruiste
( maternel, oserait-on dire sans paraître sexiste ? )
de venir en aide à son prochain qui la conduisirent à enseigner
deux après-midi par semaine en prison. Enseigner en prison se
révélait une expérience enrichissante. L’enseignant(e) apportait
de l’optimisme à des êtres humains en détresse, découvrait des
destins brisés et un public à priori réfractaire à toute
éducation, affrontait un nouveau challenge.
A présent, elle enseignait l’espagnol,
mais à ses débuts, elle avait été chargée des cours de français
pour les étrangers. Des adultes en difficulté d’intégration,
cela jetait un contraste avec de jeunes enfants turbulents. Elle
n’était pas dénuée d’expérience, étant déjà intervenue
pendant deux années, le mercredi après-midi et le samedi
après-midi, à la Chambre de Commerce auprès d’adultes ne
maîtrisant pas correctement le français. Les enfants sont
passionnants, ils représentent l’avenir, la vie, mais il était
plus gratifiant d’enseigner à des adultes appréciant les efforts
que vous fournissiez pour eux, s’impliquant davantage.
Ah ! Naïf être plein de bonne
volonté s’imaginant enseigner en prison à des adultes. Illusions
déçues par un auditoire encore moins attentif, encore plus dispersé
qu’un public d’enfants. La moyenne d’âge en maison d’arrêt
ne dépasse pas 20 ans. A peine sortis de l’enfance, mais dans la
rue depuis toujours. Pourquoi commenceraient-ils à devenir attentif
à un enseignement alors qu’ils étaient déjà plongés,
profondément, dans la vie. Dans l’absolu de ses idées de jeune
fille de bonne famille, il était évident qu’étudier plutôt que
de perdre son temps dans une cellule était une chance inestimable.
Mais l’étude siégeait si loin de leur monde et leur état
psychologique était si peu réceptif que la froide logique ne
pouvait lutter face à l’embrasement d’une armée d’émotions
belliqueuses. Ses premiers échecs l’avaient poussée à claquer la
porte en pleurant. Ces imbéciles ne voulaient rien apprendre. Elle
revint aussi vite qu’elle était partie. Baisser les bras ne
correspondait pas à sa nature volcanique et engagée. Elle les
aiderait, malgré eux si nécessaire, ces chrysalides trop
précocement sorties de leurs chenilles, et pas encore transformés
en papillons, entre deux états, sans existence bien définie.
Majid revint de promenade. Il ne
voulait pas intimider Nacer, en le pressant de questions, et puis il
voulait également garder une certaine inaccessibilité, lui le
braqueur multirécidiviste. Il avait un statut à honorer, il ne se
liait pas d’amitié avec le premier venu sans s’être enquis de
son CV. Les torchons et les serviettes ne se mêlent pas facilement.
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