La vie de Raymond le satisfaisait, il
avait tiré son épingle du jeu. Avec son BTS d’électrotechnicien
en poche, il avait décroché un emploi dans un bureau d’études.
Un travail peu captivant, mais enrichissant. Il avait fait ses
premières armes et transformé son diplôme en réelle compétence.
L’école avait radoté ses monceaux de généralités, bassiné les
étudiants d’apprentissages par cœur et de tableaux et de graphes
qui les persuadaient de leur grand savoir. Arrivé en entreprise, les
jeunes travailleurs étaient confinés à des tâches subalternes et
insérés dans une hiérarchie qui ne les valorisait pas. Son
supérieur direct n’était pas titulaire d’un cursus meilleur que
le sien, mais Raymond était sans conteste cantonné au rôle de
subalterne. En l’honneur de quelle vertu ? Il avait fini par
comprendre que c’était l’ancienneté de son chef qui lui avait
conféré le droit d’être devenu l’un des ingénieurs
responsables d’une partie du projet. Par la suite, il prit
conscience de la pertinence de cette échelle hiérarchique. Son
programme scolaire comportait des titres ronflants et des sujets
pédants bien éloignés de la réalité pratique et du savoir-faire
nécessaire pour combler les attentes de l’entreprise. Dès qu’il
eut obtenu un peu d’autonomie, il s’était vu perdu, incapable de
mener à son terme la moindre tâche. Depuis ce jour sa hiérarchie
était, de contrainte, devenue sécurité. Le strict costume sombre
qu’il avait fini par endosser, s’ajustait mieux à son humilité
naissante que les polos colorés qu’il exhibait à ses débuts. Il
y avait auparavant dans ses manières une gravité et un calme si
hautain que les conversations cessaient quand il parlait. Son visage
en lame de couteau accentuait le profil affilé d’une créature
incisive, sans âge. Ses oreilles paraissaient entendre plus qu’il
ne se disait, et sa parole lente avait des nuances de compréhension
au-delà des pensées.
L’école ne l’avait pas préparé à
ce qui l’attendait. Elle lui avait fourni tant de cartes qu’il se
faisait l’effet d’un tricheur, mais au moment de s’installer à
la table de poker, il ne savait même pas constituer une simple
paire. Pourquoi autant d’études pour manquer l’essentiel ?
Pour se rassurer ? Pour paraître sérieux ? Bien que
chacun des trois ingénieurs était capable de prendre en charge, à
lui seul, la conduite du projet, des satellites humains au rôle
obscur gravitaient au-dessus d’eux. Il réalisa qu’un projet
était bien plus qu’un circuit électronique répondant aux
critères du cahier des charges. Il fallait lui adjoindre un lot de
contraintes - financières, commerciales - dont la maîtrise
n’entrait pas dans ses attributions.
Une période de remise question avait
suivi. Imbu de son savoir en arrivant, au bout de quelques mois il
doutait de tout. Le plan de carrière programmé dans son esprit
avant d’avoir posté le premier CV semblait déjà compromis. Il
devait acquérir et confirmer ses capacités dans l’emploi qu’il
occupait, et, seulement ensuite, débuter son ascension. Un mauvais
départ qui s’accompagnait d’un salaire basique lui permettait à
peine de s’offrir une voiture bas de gamme. Son ambition était
brisée avant d’avoir pu s’exprimer !
Il vivait comme tout le monde. A ses
moments perdus il se plongeait dans un journal. Chaque catégorie
socio-professionnelle possède son journal attitré. L’argus
automobile ou la centrale des particuliers symbolisaient l’emblème
à laquelle s’identifiait son groupe socio-professionnel. Les
journées de travail moins soutenues, le vendredi par exemple
puisqu’ils se décontractaient pour un départ en week-end
progressif, ils feuilletaient goulûment les deux simultanément,
pour comparer les prix, se tenir informés du marché réel de
l’occasion, etc.
Le choix de ces journaux se posait
comme un évidence. Ils s’instruisaient sur ce qui suscitait leur
intérêt. Quoi de plus intéressant que leur principal objet de
convoitise, celui pour lequel ils s’escrimaient trente-cinq heures
par semaine. Ils étaient avides de connaître tout ce qui le
concernait afin de dominer le sujet pour effectuer les meilleurs
choix lorsque ceux-ci se présenteraient.
Déambuler nonchalamment devant un
kiosque à journaux dans un hall de gare, de métro, soulève une
question : pourquoi autant de journaux différents sont-ils
édités et qui les lit ? Qui peut s’intéresser à un journal
rédigé comme un roman ? L’idée de perdre son temps à lire
un roman déclenchait en lui une crise de furonculose répulsive,
alors un journal écrit comme un roman ! Il avait même observé
un énergumène lisant le "Wall Street Journal" !
Avaler "Le Monde" ne s’annonce pas comme une sinécure,
mais tenter de l’ingérer en langue étrangère dépasse
l’entendement ! Il imaginait que personne ne s’y intéressait
sincèrement, la véritable motivation était comparable à celle qui
provoquait le choix d’un modèle de voiture, ou sa couleur :
se démarquer.
Ce jour-là il lisait "Carrières
& Emplois". Sans raison particulière. Ces événements
anodins et inattendus qui provoquent un séisme portent usuellement
le vocable de "destin". Ou plus rationnellement, anxieux en
contemplant le spectacle désolant de ses désillusions
professionnelles, il cherchait inconsciemment dans ce journal une
réponse. En consultant la multitude d’offres d’emploi qui
correspondaient à son profil, il avait réalisé qu’il lui était
loisible de quitter son emploi actuel et accéder à d’autres
horizons plus exaltants. Il souffrait de ses espérances déçues, il
avait besoin d’une occupation plus valorisante. Il avait répondu à
plusieurs annonces très éloignées de sa fonction actuelle.
Il ne savait pas pourquoi il avait
finalement signé avec cette société-là en particulier. Suite à
une annonce, il avait envoyé sa candidature, un entretien lui avait
été proposé, auquel il s’était rendu, puis un deuxième, un
troisième, et enfin un contrat avait atterri sur la table devant
lui, et il l’avait signé. Que pouvait-il faire d’autre ? Il
ignorait où déboucherait ce toboggan sur lequel il se lançait,
mais il aspirait au changement, à briser l’ennui de sa routinière
et dévalorisante existence. Cette prise de risque, inhabituelle et
décalée par rapport à son tempérament sécuritaire, s’avéra
être une décision lumineuse………………jusqu’au
court-circuit présent. En signant ce nouveau contrat, il avait ripé
du bureau d’études au service après-vente. Une apparente
rétrogradation. Ses compétences techniques perdaient de leur
primauté, une partie était remplacée par une attitude commerciale,
et les techniciens purs et durs voyaient d’un mauvais œil la mise
en forme démagogique de leurs collègues commerciaux en costume
cravate. Le statut de spécialiste et l’aura de compétence qui
l’accompagnait étaient remplacés par un titre plus hermaphrodite.
Il s’attendait à être déçu. Souvent nos espoirs nous trompent
en nous prenant à contre-pied : on soupire de joie car on
pressentait pire, et de déception car on espérait mieux.
Une voiture lui avait été fournie, de
gamme moyenne, mieux que ce que lui autorisait son salaire de bureau
d’études. Il disposait d’une totale liberté dans son emploi du
temps et son travail en général. Un seul impératif : le
client téléphonait pour une panne, il avait obligation de le
dépanner dans le respect des termes du contrat préalablement signé.
Sans oublier l’essentiel : son salaire de base était
supérieur au précédent. Il ajoutait la voiture fournie
gratuitement et personnellement attribuée, donc utilisable y compris
les jours de repos. Il complétait avec les primes d’astreinte.
Certes les astreintes étaient à effectuer, mais il était jeune et
dépensier, il préférait assumer des contraintes professionnelles
et augmenter son salaire. Il terminait avec les heures
supplémentaires et l’ensemble lui fournissait une somme rondelette
à la fin du mois.
La vie est constituée de cycles,
parait-il. Peut-être était-ce l’apprentissage qu’il faisait à
ce moment-là. Il dépérissait comme étudiant moyennement doué et
totalement désintéressé par les études, un mauvais augure pour
son avenir. Il s’était orienté vers une filière technique qui
avait changé sa vision de l’école, enfin du concret, un
apprentissage pragmatique. Il s’était rué dans la vie active imbu
de son savoir, de sa motivation. Il n’avait rencontré que des
désillusions. Il avait changé de travail, un peu à son insu, sans
véritable préméditation, et les attentes qu’il n’espérait
plus avaient été comblées. Sa vie se déroulait enfin selon ses
désirs.
A l’instant présent, dans cette
banque il vivait un canular, ou bien il déambulait au beau milieu
d’un tournage de film, mais il ne repérait ni la caméra, ni le
metteur en scène. Seuls les acteurs se mouvaient ici, dans une
répétition générale, chacun impliqué dans son rôle. Quelle
sensation de réalisme ! Inutile de lui répéter de ne pas
bouger et rester face au mur, il comprenait très bien du premier
coup. Il ne pouvait s’agir que d’un film, sinon comment expliquer
la présence d’une arme. C’était interdit, des lois existaient,
tout de même ! Ou un spot publicitaire. Il allait l’entendre
le responsable, il aurait aimé auparavant qu’il lui demande son
avis. Il ne souhaitait pas qu’à son travail ils sachent qu’il
avait tourné dans une pub en plein après-midi, pour la raison qu’à
ce moment de la journée, il était censé se rendre chez un client,
et non à sa banque. Ils pouvaient faire leur travail sans nuire au
sien. D’autant plus qu’il aurait été ravi d’apparaître comme
figurant ( il avait toujours trouvé son profil gauche
photogénique ), mais pendant ses heures de loisirs, pas comme
cela, à l’improviste, tel un voleur.
Le brigand lui lança un regard de défi
pour lui intimer d’accélérer, ce à quoi il répondit sans se
montrer intimidé :
- Je comprends vos motivations et la
nécessité de saisir vos scènes avec le maximum de réalisme, mais
je ne tolère pas d’être chahuté.
L’agresseur le regarda, éperdu,
inclina la tête avec l’air de celui qui cherche l’inspiration,
avant de tourner à nouveau vers lui un regard chargé de haine
farouche. Raymond sentit le sang affluer et son visage s’empourprer
de frayeur. Il bégaya quelques postillons inintelligibles. Le truand
gronda une onomatopée inquiétante. L’impudent Raymond réalisa le
grotesque de sa méprise et tenta de rejoindre une position moins
tangentielle :
- Heu, je vais me ranger à côté des
autres, le long du mur.
Le regard du malfaiteur le poursuivit,
méprisant.
- C’est ça, sans faire d’histoire.
Raymond s’exécuta puis se retira en
lui-même pour être certain de ne plus commettre d’impair. Il prit
totalement conscience de la situation à ce moment-là. La peur le
submergea, il suait à grosses gouttes et son œsophage émettait des
sons qui rappelaient le bruit d’un gargouillis d’eau. Dans la
banque, le silence retomba.
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