Vive la Récidive - Chapitre 8

La vie de Raymond le satisfaisait, il avait tiré son épingle du jeu. Avec son BTS d’électrotechnicien en poche, il avait décroché un emploi dans un bureau d’études. Un travail peu captivant, mais enrichissant. Il avait fait ses premières armes et transformé son diplôme en réelle compétence. L’école avait radoté ses monceaux de généralités, bassiné les étudiants d’apprentissages par cœur et de tableaux et de graphes qui les persuadaient de leur grand savoir. Arrivé en entreprise, les jeunes travailleurs étaient confinés à des tâches subalternes et insérés dans une hiérarchie qui ne les valorisait pas. Son supérieur direct n’était pas titulaire d’un cursus meilleur que le sien, mais Raymond était sans conteste cantonné au rôle de subalterne. En l’honneur de quelle vertu ? Il avait fini par comprendre que c’était l’ancienneté de son chef qui lui avait conféré le droit d’être devenu l’un des ingénieurs responsables d’une partie du projet. Par la suite, il prit conscience de la pertinence de cette échelle hiérarchique. Son programme scolaire comportait des titres ronflants et des sujets pédants bien éloignés de la réalité pratique et du savoir-faire nécessaire pour combler les attentes de l’entreprise. Dès qu’il eut obtenu un peu d’autonomie, il s’était vu perdu, incapable de mener à son terme la moindre tâche. Depuis ce jour sa hiérarchie était, de contrainte, devenue sécurité. Le strict costume sombre qu’il avait fini par endosser, s’ajustait mieux à son humilité naissante que les polos colorés qu’il exhibait à ses débuts. Il y avait auparavant dans ses manières une gravité et un calme si hautain que les conversations cessaient quand il parlait. Son visage en lame de couteau accentuait le profil affilé d’une créature incisive, sans âge. Ses oreilles paraissaient entendre plus qu’il ne se disait, et sa parole lente avait des nuances de compréhension au-delà des pensées.

L’école ne l’avait pas préparé à ce qui l’attendait. Elle lui avait fourni tant de cartes qu’il se faisait l’effet d’un tricheur, mais au moment de s’installer à la table de poker, il ne savait même pas constituer une simple paire. Pourquoi autant d’études pour manquer l’essentiel ? Pour se rassurer ? Pour paraître sérieux ? Bien que chacun des trois ingénieurs était capable de prendre en charge, à lui seul, la conduite du projet, des satellites humains au rôle obscur gravitaient au-dessus d’eux. Il réalisa qu’un projet était bien plus qu’un circuit électronique répondant aux critères du cahier des charges. Il fallait lui adjoindre un lot de contraintes - financières, commerciales - dont la maîtrise n’entrait pas dans ses attributions.
Une période de remise question avait suivi. Imbu de son savoir en arrivant, au bout de quelques mois il doutait de tout. Le plan de carrière programmé dans son esprit avant d’avoir posté le premier CV semblait déjà compromis. Il devait acquérir et confirmer ses capacités dans l’emploi qu’il occupait, et, seulement ensuite, débuter son ascension. Un mauvais départ qui s’accompagnait d’un salaire basique lui permettait à peine de s’offrir une voiture bas de gamme. Son ambition était brisée avant d’avoir pu s’exprimer !
Il vivait comme tout le monde. A ses moments perdus il se plongeait dans un journal. Chaque catégorie socio-professionnelle possède son journal attitré. L’argus automobile ou la centrale des particuliers symbolisaient l’emblème à laquelle s’identifiait son groupe socio-professionnel. Les journées de travail moins soutenues, le vendredi par exemple puisqu’ils se décontractaient pour un départ en week-end progressif, ils feuilletaient goulûment les deux simultanément, pour comparer les prix, se tenir informés du marché réel de l’occasion, etc.
Le choix de ces journaux se posait comme un évidence. Ils s’instruisaient sur ce qui suscitait leur intérêt. Quoi de plus intéressant que leur principal objet de convoitise, celui pour lequel ils s’escrimaient trente-cinq heures par semaine. Ils étaient avides de connaître tout ce qui le concernait afin de dominer le sujet pour effectuer les meilleurs choix lorsque ceux-ci se présenteraient.
Déambuler nonchalamment devant un kiosque à journaux dans un hall de gare, de métro, soulève une question : pourquoi autant de journaux différents sont-ils édités et qui les lit ? Qui peut s’intéresser à un journal rédigé comme un roman ? L’idée de perdre son temps à lire un roman déclenchait en lui une crise de furonculose répulsive, alors un journal écrit comme un roman ! Il avait même observé un énergumène lisant le "Wall Street Journal" ! Avaler "Le Monde" ne s’annonce pas comme une sinécure, mais tenter de l’ingérer en langue étrangère dépasse l’entendement ! Il imaginait que personne ne s’y intéressait sincèrement, la véritable motivation était comparable à celle qui provoquait le choix d’un modèle de voiture, ou sa couleur : se démarquer.
Ce jour-là il lisait "Carrières & Emplois". Sans raison particulière. Ces événements anodins et inattendus qui provoquent un séisme portent usuellement le vocable de "destin". Ou plus rationnellement, anxieux en contemplant le spectacle désolant de ses désillusions professionnelles, il cherchait inconsciemment dans ce journal une réponse. En consultant la multitude d’offres d’emploi qui correspondaient à son profil, il avait réalisé qu’il lui était loisible de quitter son emploi actuel et accéder à d’autres horizons plus exaltants. Il souffrait de ses espérances déçues, il avait besoin d’une occupation plus valorisante. Il avait répondu à plusieurs annonces très éloignées de sa fonction actuelle.

Il ne savait pas pourquoi il avait finalement signé avec cette société-là en particulier. Suite à une annonce, il avait envoyé sa candidature, un entretien lui avait été proposé, auquel il s’était rendu, puis un deuxième, un troisième, et enfin un contrat avait atterri sur la table devant lui, et il l’avait signé. Que pouvait-il faire d’autre ? Il ignorait où déboucherait ce toboggan sur lequel il se lançait, mais il aspirait au changement, à briser l’ennui de sa routinière et dévalorisante existence. Cette prise de risque, inhabituelle et décalée par rapport à son tempérament sécuritaire, s’avéra être une décision lumineuse………………jusqu’au court-circuit présent. En signant ce nouveau contrat, il avait ripé du bureau d’études au service après-vente. Une apparente rétrogradation. Ses compétences techniques perdaient de leur primauté, une partie était remplacée par une attitude commerciale, et les techniciens purs et durs voyaient d’un mauvais œil la mise en forme démagogique de leurs collègues commerciaux en costume cravate. Le statut de spécialiste et l’aura de compétence qui l’accompagnait étaient remplacés par un titre plus hermaphrodite. Il s’attendait à être déçu. Souvent nos espoirs nous trompent en nous prenant à contre-pied : on soupire de joie car on pressentait pire, et de déception car on espérait mieux.
Une voiture lui avait été fournie, de gamme moyenne, mieux que ce que lui autorisait son salaire de bureau d’études. Il disposait d’une totale liberté dans son emploi du temps et son travail en général. Un seul impératif : le client téléphonait pour une panne, il avait obligation de le dépanner dans le respect des termes du contrat préalablement signé. Sans oublier l’essentiel : son salaire de base était supérieur au précédent. Il ajoutait la voiture fournie gratuitement et personnellement attribuée, donc utilisable y compris les jours de repos. Il complétait avec les primes d’astreinte. Certes les astreintes étaient à effectuer, mais il était jeune et dépensier, il préférait assumer des contraintes professionnelles et augmenter son salaire. Il terminait avec les heures supplémentaires et l’ensemble lui fournissait une somme rondelette à la fin du mois.

La vie est constituée de cycles, parait-il. Peut-être était-ce l’apprentissage qu’il faisait à ce moment-là. Il dépérissait comme étudiant moyennement doué et totalement désintéressé par les études, un mauvais augure pour son avenir. Il s’était orienté vers une filière technique qui avait changé sa vision de l’école, enfin du concret, un apprentissage pragmatique. Il s’était rué dans la vie active imbu de son savoir, de sa motivation. Il n’avait rencontré que des désillusions. Il avait changé de travail, un peu à son insu, sans véritable préméditation, et les attentes qu’il n’espérait plus avaient été comblées. Sa vie se déroulait enfin selon ses désirs.

A l’instant présent, dans cette banque il vivait un canular, ou bien il déambulait au beau milieu d’un tournage de film, mais il ne repérait ni la caméra, ni le metteur en scène. Seuls les acteurs se mouvaient ici, dans une répétition générale, chacun impliqué dans son rôle. Quelle sensation de réalisme ! Inutile de lui répéter de ne pas bouger et rester face au mur, il comprenait très bien du premier coup. Il ne pouvait s’agir que d’un film, sinon comment expliquer la présence d’une arme. C’était interdit, des lois existaient, tout de même ! Ou un spot publicitaire. Il allait l’entendre le responsable, il aurait aimé auparavant qu’il lui demande son avis. Il ne souhaitait pas qu’à son travail ils sachent qu’il avait tourné dans une pub en plein après-midi, pour la raison qu’à ce moment de la journée, il était censé se rendre chez un client, et non à sa banque. Ils pouvaient faire leur travail sans nuire au sien. D’autant plus qu’il aurait été ravi d’apparaître comme figurant ( il avait toujours trouvé son profil gauche photogénique ), mais pendant ses heures de loisirs, pas comme cela, à l’improviste, tel un voleur.
Le brigand lui lança un regard de défi pour lui intimer d’accélérer, ce à quoi il répondit sans se montrer intimidé :
- Je comprends vos motivations et la nécessité de saisir vos scènes avec le maximum de réalisme, mais je ne tolère pas d’être chahuté.
L’agresseur le regarda, éperdu, inclina la tête avec l’air de celui qui cherche l’inspiration, avant de tourner à nouveau vers lui un regard chargé de haine farouche. Raymond sentit le sang affluer et son visage s’empourprer de frayeur. Il bégaya quelques postillons inintelligibles. Le truand gronda une onomatopée inquiétante. L’impudent Raymond réalisa le grotesque de sa méprise et tenta de rejoindre une position moins tangentielle :
- Heu, je vais me ranger à côté des autres, le long du mur.
Le regard du malfaiteur le poursuivit, méprisant.
- C’est ça, sans faire d’histoire.
Raymond s’exécuta puis se retira en lui-même pour être certain de ne plus commettre d’impair. Il prit totalement conscience de la situation à ce moment-là. La peur le submergea, il suait à grosses gouttes et son œsophage émettait des sons qui rappelaient le bruit d’un gargouillis d’eau. Dans la banque, le silence retomba.

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