Majid reprit le fil de sa discussion
avec Jacques sans porter attention au nouveau venu.
- Il faut quand même que je te parle
de ce client-là, après la militaire qui s’est pratiquement pissée
dessus. Là j’ai tiré le gros lot, et lui aussi. Tu ne vas pas me
croire, et pourtant tu sais que si je parle, c’est du vrai, je ne
raconte pas de salades moi. Le couillon qui est entré dans la
banque, je te le donne en mille, c’était un juge. T’imagines ?
Un juge ! Il s’est mis à chialer ce con et m’a déballé
toute sa vie. Pour un peu je lui aurai passé un kleenex.
Etrange destin, ironie du sort, Edouard
était jeune, débordant de certitudes, un éphèbe auguste dont la
stature altière exprimait la puissance au faîte de son potentiel.
Il avait lu Voltaire, il avait lu Rousseau, il n’avait pas compris
Montesquieu, il aspirait à une société parfaite, pour l’amour de
chacun, et le bien de tous. Rousseau avait dit que l’homme est
naturellement mauvais, Voltaire que tout va pour le mieux dans le
meilleur des mondes, pour s’élever de Rousseau à Voltaire et
créer un monde parfait, des lois à respecter s’imposaient. Il
étudia le Droit, et du droit, et encore du droit. Il disséqua des
phrases, des articles, des décrets, pour savoir comment les
interpréter, les appliquer. Il en rêvait la nuit, il vivait pour
elles le jour, et tout naturellement ses pas l’avaient conduit à
l’école de la magistrature.
Il ne manifestait pas de capacités
remarquables, mais ne faisait pas montre non plus d’incapacité
notoire, alors à force d’acharnement, de nuits d’études, dopé
aux amphétamines, comme un cycliste il pédala en danseuse, en
remuant les hanches, et surmonta la difficulté du concours d’accès
qui lui permit de devenir un fonctionnaire zélé. La sélection
impitoyable lui avait prouvé, s’il en était besoin, qu’il avait
choisi la voie royale, celle conduisant au bien manichéen. Il
nageait dans son élément. Des articles, des lois, des
interdictions, des obligations, des sanctions, tant et si bien qu’il
n’avait aucun souvenir de Bordeaux, " La Belle
Endormie ", surnommée ainsi en souvenir de sa grande
quiétude passée. Cette grande sérénité restait magnifiée par la
présence des divers monuments historiques qui ornaient et décoraient
la ville d’un esprit authentique et original. Ni le patrimoine
architectural et culturel unique, ni la gastronomie et les vignobles
réputés dans le monde entier, ni le port de Bordeaux classé au
patrimoine mondial de l’UNESCO, appelé le Port de la Lune du fait
d’un large méandre en forme de croissant que décrit la Garonne
lorsqu’elle passe dans la ville, n’avait pu le détourner de sa
vocation.
Ses premiers pas dans le métier se
révélèrent faciles. Il voyait défiler devant lui des individus
sans scrupules qui avaient outrageusement bafoué les lois. Pour
chacun de leur délit, pour chacun de leur crime, il trouvait
toujours dans son Code l’article adéquat. La preuve que tout
allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il déclamait
majestueusement la sentence, d’une voix nasale et cassante. Chaque
dossier avait apporté son lot de convictions, de certitudes. Il
avait annoté chacun d’entre eux, transmis son opinion aux
collègues qui traitaient la suite. Son travail était devenu le lit
d’une rivière s’écoulant paisiblement, que rien ne perturbait
ni ne déviait de son lit. Il éprouvait autant d’émotivité et
d’empathie à son travail qu’une locomotive pilotée avec la
rigueur d’un ordinateur.
Il épousa une femme belle et
brillante. Plus brillante que belle, il est vrai, mais la beauté de
l’âme efface les imperfections physiques. Elle aurait pu être une
bimbo blonde et pulpeuse, mais elle était brune et plate. Son nez
busqué, imitant une mire au milieu de deux yeux globuleux,
découvrait largement sa lèvre supérieure affaissée. Suite à une
mauvaise fracture dans sa jeunesse, elle avait gardé une hanche
coulée qui devenait de plus en plus douloureuse au fil des années
et déformait sa silhouette. Son médecin lui prescrivait des
traitements pour l’arthrose auxquels elle s’accoutumait. Elle en
avait parlé à son vétérinaire car Goldy, son vieux labrador,
rencontrait également de sérieux problèmes d’arthrose. Le véto
ne pouvait se prononcer pour l’espèce humaine, mais pour l’espèce
animale, il était formel : une jument avec une hanche coulée
ne pouvait plus être montée et son problème de hanche
s’amplifierait jusqu’au jour où elle se coucherait sur le côté
et ne pourrait plus se relever, ce serait alors la fin. Faisant fi de
ces détails, un enfant couronna leur union, une adorable frimousse
dodue, moulée à la perfection et parachevant leurs désirs
utopiques.
Bien que sa femme et lui-même
élevaient leur rejeton dans toutes les règles de l’art, dans le
respect de toues les procédures, son attitude agitée et désordonnée
jeta le trouble dans l’esprit de son père. Intrigué, il
questionna son collègue des affaires familiales, sans lui en donner
la raison ni se l’avouer à lui-même. Avec le recul, il se disait
qu’il avait recherché la confirmation auprès de professionnels
que son bambin perturbateur, colérique et indiscipliné se
comportait normalement, ou plus exactement, que le père qu’il
était ne commettait aucune erreur dans son éducation. Car en dépit
de tous les règlements et du savoir-vivre le plus élémentaire, ce
petit être maléfique agissait exclusivement selon son bon vouloir.
Il refusait de marcher autrement qu’à quatre pattes, leur faisait
don de ses excréments à son gré, touchait et cassait
systématiquement ses jouets. Pour le protéger d’un accident
domestique, et se sauvegarder, ainsi que sa femme, des débordements
dantesques de ce mini-monstre dévastateur, Edouard avait équipé
son lit de barres de protection dont l’ornement lui donnait plus
l’apparence d’une cage que du berceau d’un poupon.
Pourquoi ce diablotin montrait-il un
tel entêtement, pourquoi ne respectait-il aucune règle ? Un
doute s’immisça dans son esprit respectueux, organisé, édroit, à
mi-chemin entre la droiture et l’étroitesse, discipliné. Il
chercha à comprendre les causes des comportements déviants. Sa
compétence professionnelle en avait souffert. Au lieu d’étudier
les faits du délit pour établir le fond de l’affaire, il se
pencha sur les vies des délinquants récidivistes ( pléonasme ! ),
individus irrespectueux, turbulents, indisciplinés, désobéissants…….
comme son rejeton. Pourquoi un individu qui avait déjà séjourné
dix fois en prison continuait-il de commettre des méfaits ?
N’est-ce pas la preuve du mal qui l’habitait ? Il avait
découvert des points communs dans leurs vies. Ils étaient issus de
milieux sociaux défavorisés. Pour dire les choses simplement,
c’étaient des pauvres. Encore une preuve qu’ils étaient bons à
rien. Une majorité importante était incapable de s’exprimer dans
un français correct. Un argument supplémentaire qui démontrait que
le Malin exerçait sur eux son influence. Ils n’avaient pas même
fourni l’effort d’apprendre correctement le français. Comment
avaient-ils occupé leurs journées d’école ? Sûrement déjà
à chaparder.
Les mois, les années avaient passé.
Un jour, sans s’annoncer, une question s’imposa à lui. Et s’ils
n’incarnaient pas le mal ? S’ils étaient seulement nés
avec des conditions moins favorables ? Devait-on blâmer un
enfant thaïlandais parce-qu’il mourrait de faim ? Devait-on
le punir parce-qu’il ne mangeait pas tandis que l’enfant
occidental, docilement, mangeait ses pots pour bébé ?
Peut-être que l’enfant thaïlandais ne mangeait pas car il n’avait
rien à manger, et non par désobéissance. S’il disposait de pots,
ne les mangerait-il pas ? Peut-être que le jeune des cités
( représentant la majorité de la clientèle des juges ),
s’il grandissait dans un environnement où le français se parlait
couramment, il apprendrait, lui aussi, le français. Et s’il avait
parlé correctement le français, il aurait obtenu de bons résultats
à l’école, puis un diplôme, puis un travail. Peut-être
accepterait-il un travail, si on lui en proposait un ? Peut-être
que tel autre criminel endurci ne serait pas aujourd’hui si violent
et dénué de pitié s’il avait connu son père et si ses
beaux-pères successifs ne l’avaient pas considéré comme leur
punching-ball.
Autant de questions, autant de rayures
sur le disque vinyl de son code de conduite rigide et rassurant. Si
la faute ne leur incombait pas, ils n’étaient pas coupables,
comment pouvait-il les condamner ? Un sillon ne passait pas.
Son cerveau implosait. Il n’osait
révéler les palliatifs auxquels il avait du demander assistance
pour continuer à exister. De toute façon, tous les excès lui
étaient autorisés : il était la LOI. Ses jugements n’étaient
pas devenus plus cléments, bien au contraire. Une clémence soudaine
aurait été un aveu de faiblesse, de défaillance dans la mécanique
parfaitement huilée. Qui plus est, il méprisait ces voyous qui
refusaient de le respecter, qu’il envoyait en prison, qui
recommençaient en sortant, qu’il renvoyait en prison, qui
recommençaient …. Comment ? Ils ne s’échappaient pas
du cercle vicieux de la délinquance car s’ils n’avaient pas
réussi à obtenir un emploi avant leur incarcération, ils
disposaient d’encore moins de chance d’en décrocher un à leur
sortie ? Ce n’était pas son problème. Il était juge, il
appliquait la LOI, il ne légiférait pas. La faute leur revenait,
s’ils avaient travaillé à l’école, ils s’épanouiraient
aujourd’hui dans une activité sociale, légale et rémunérée.
Pour commencer, à eux de fournir l’effort de parler correctement
le français.
Un souci plus grave l’accaparait à
présent. Depuis qu’il avait franchi le seuil de cette banque, il
se demandait si son cerveau lui jouait à nouveau un mauvais tour, ce
qui l’aurait surpris, n’ayant ni absorbé, ni injecté aucune
substance. Debout face au mur les mains sur la tête, il n’osait
révéler sa profession. Crainte infondée puisque personne ne le lui
demandait. Cette situation sortait de l’ordinaire, c’était la
première fois qu’il se retrouvait dans le bureau du délinquant !
Il s’était effondré en larmes, il
avait fondu comme un pot de rillettes sur un radiateur, il avait
perdu toute prestance et succombait à une crise convulsive.
Majid contemplait cet affligeant
spectacle de la proie condamnée qui tente un dernier soubresaut
d’orgueil. Il éprouvait une furieuse envie d’équarrir, de
laminer cet arrogant prétentieux dont les cheveux ramenés en
bouclettes sur les tempes lui donnaient l’ingénuité d’un page,
mais dont la couleur gris jaunissant ne parvenait à effacer son air
de géronte faquin.
Le soleil se coucha très rapidement,
emportant avec lui sa lumière et sa chaleur. Jacques allongea la
couverture suspendue aux barreaux, utilisée en guise de fenêtre. La
cellule comptait deux ouvertures dans le mur par lesquelles la
lumière du jour pénétrait. De robustes barreaux mettaient un terme
à toute velléité d’évasion par cette ouverture. Une fenêtre
permettait de se protéger du froid en hiver, et de propager un
courant d’air en été. L’une des deux fenêtres manquait.
Jacques était épaté par l’absence de cette fenêtre. Casser le
carreau plastifié et renforcé paraissait réalisable avec de la
bonne volonté, mais briser le montant en fer de la fenêtre, sachant
que l’outil le plus rigide à la disposition du prisonnier était
une fourchette amincie maigrichonne, le laissait pantois. Il
contemplait ce trou béant sans fenêtre, avec seulement des barreaux
pour lui rappeler sa condition, et il ne pouvait expliquer comment un
autre détenu, par le passé, était parvenu à arracher le vantail
de la fenêtre dans des locaux prévus pour résister à la charge
d’un troupeau d’éléphants. Il ne possédait pas la solution
mais réalisait que les histoires de détenus s’échappant de
prison en creusant un tunnel à l’aide d’une petite cuillère ne
sortaient pas obligatoirement de l’imaginaire d’esprits créatifs.
Il alluma la lumière, remonta la
fermeture-éclair de son survêtement. Il entendit, dans le couloir,
le chariot de la gamelle se préparant pour la distribution. Le
soleil était ponctuel, il semblait lui aussi suivre les procédures
administratives. Fin de son évasion par la lecture, l’écriture,
la télé, la musique, retour en milieu carcéral. Jacques stoppa son
activité, prépara ses saladiers à donner à l’auxi. Plus il
serait rapide à lui tendre son saladier, moins l’auxi perdrait de
temps à le servir, plus tôt il aurait fini son travail, plus il
serait satisfait de cette rapidité, et mieux il le servirait. Le
repas était vite avalé, la vaisselle, le rangement rapidement
exécutés, il pouvait retourner à ses réflexions.
La soirée s’annonçait longue. Ne
pas y penser. Plus il y pensait et plus elle s’allongeait.
- Il est vital de se trouver une
occupation, dit Jacques à l’attention de Nacer. Je suis chanceux
car j’adore lire. En arrivant en détention, mon principal souci
fut de savoir combien de temps allait m’être nécessaire pour
obtenir de la lecture. Ma famille m’a apporté des livres à chaque
visite, ma femme également.
Passée la frayeur des premières
semaine à l’idée de rester inoccupé, sans activité, Jacques
s’était rapidement détendu. En plus des livres apportés au
parloir, il s’était inscrit à la bibliothèque du bâtiment, et
d’autres détenus lui avaient prêté leurs ouvrages. En somme, il
avait exploité toutes les filières qui lui étaient venues à
l’esprit, et toutes s’étaient révélées fructueuses. Un début
de bon augure.
L’étape suivante avait été de
singer les écureuils avec leurs noisettes : stocker. On
connaissait la pitance du jour, on ignorait ce dont on disposerait le
lendemain. Aujourd’hui l’électricité et l’eau fonctionnaient,
le lendemain une coupure les rationnait. Ils n’y pouvaient rien
changer, ne pouvaient obtenir aucun renseignement à l’avance,
hormis les réponses farfelues pour se débarrasser de leurs
questions insistantes. La sagesse conseillait de boire de l’eau et
profiter de la télé ce jour. Il éteindrait la télé le lendemain
s’il l’avait trop regardée, et il couperait le robinet s’il
avait trop bu, mais il ne pourrait pas allumer l’un et ouvrir
l’autre si une coupure s’opposait à sa volonté.
Voilà comment une cellule se remplit
de livres, un trésor inaccessible pour un arrivant, d’aucune
valeur marchande car une feuille de livre vaut moins qu’une feuille
de papier à cigarette, quel qu’en soit l’auteur, Victor Hugo,
Rainer Maria Rilke, Hermann Hesse, Fernando Pessoa ou autre.
Après l’auge de 18 heures, le
fonctionnaire porte-clés, parfois surveillant, parfois maton,
parfois perdu, rentrait chez lui. En partant, il collait sa prunelle
à l’œilleton pour confirmer la présence du nombre prévu de
détenus, pas moins, pas plus, et aucun suicide. Moins de détenus
que prévu, on comprend aisément pourquoi il s’en inquiéterait,
plus de détenus que prévu, c’est plus difficile à comprendre,
mais ainsi était le règlement, édicté pour être suivi, non
discuté. Puis il vérifiait le bon verrouillage de la porte. Oh
grave négligence si la porte n’était pas correctement fermée, le
détenu s’évaderait de cinquante mètres dans le couloir jusqu’à
la grille, l’une des innombrables grilles à franchir avant de
sortir du bâtiment situé à l’intérieur de l’enceinte de la
prison. Une demi-heure après, un nouveau porte-clés prenait son
service. Même protocole, vérification du contenu de la cage,
secouage de la porte pour vérifier la bonne fermeture, satisfaction
du travail bien fait.
Ensuite, le black-out s’abattait sur
les murs sinistres et lugubres du centre de pénitence. Les détenus
s’attendaient presque à entendre le bruit des chauve-souris
prenant possession des lieux, observer des araignées tisser des
toiles gigantesques, et surprendre un rat se faufilant entre leurs
pieds. Le temps était suspendu jusqu’à l’entrée en scène du
prochain porte-clés le lendemain matin.
La porte de la cellule ne s’ouvrirait
plus. Ni livraison de cantine, ni école, sport, parloir, douche,
promenade, courrier. Ces interruptions meublaient une journée et
dévoraient le temps au lieu de le contempler ennuyeusement.
L’arrivée du nouveau porte-clés du soir signifiait se retrouver
face à sa solitude, affronter le mur uni et les barreaux. Tant
d’heures se déroulaient en compagnie du codétenu que tous les
sujets de discussion étaient épuisés, il se dressait presque comme
un cinquième mur. Seule la télé brisait la monotonie et rythmait
le néant.
Nacer s’était assoupi. Le stress des
événements subis, l’angoisse de l’avenir, la relative accalmie
du présent, lui avaient ôté ses forces. Jacques sursauta
d’indignation, offensé, lorsqu’il s’en aperçut, puis il eut
un sourire bienveillant en se remémorant sa propre arrivée. La
tension accumulée s’évacuait au premier répit accordé, un
sommeil réparateur affrontait la fatigue. Jacques saisit le
programme télé, le feuilleta, alluma la télé et sélectionna la
chaîne la moins ennuyeuse, puis il s’allongea à son tour dans son
lit, goûtant la quiétude de cette cellule atemporelle.
Majid se leva de son lit, et alla se
préparer un café-prison, alias Ricoré, le seul excitant autorisé
en ces lieux. Il en proposa à Jacques, l’eau était chaude,
c’était le moment d’en profiter.
- Je te sers, profites-en, c’est pas
tous les jours que je vais te servir, plaisanta-t-il.
- Demandé comme ça, je ne peux pas
refuser. Et ton braquo, t’en étais où, tu crois qu’on va finir
par la terminer ton histoire, ironisa Jacques.
Majid porta à ses lèvres une gorgée
de son ersatz de café brûlant, et prit une forte inspiration. Il se
souvenait.
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