Vive la Récidive - Chapitre 10

Majid reprit le fil de sa discussion avec Jacques sans porter attention au nouveau venu.
- Il faut quand même que je te parle de ce client-là, après la militaire qui s’est pratiquement pissée dessus. Là j’ai tiré le gros lot, et lui aussi. Tu ne vas pas me croire, et pourtant tu sais que si je parle, c’est du vrai, je ne raconte pas de salades moi. Le couillon qui est entré dans la banque, je te le donne en mille, c’était un juge. T’imagines ? Un juge ! Il s’est mis à chialer ce con et m’a déballé toute sa vie. Pour un peu je lui aurai passé un kleenex.

Etrange destin, ironie du sort, Edouard était jeune, débordant de certitudes, un éphèbe auguste dont la stature altière exprimait la puissance au faîte de son potentiel. Il avait lu Voltaire, il avait lu Rousseau, il n’avait pas compris Montesquieu, il aspirait à une société parfaite, pour l’amour de chacun, et le bien de tous. Rousseau avait dit que l’homme est naturellement mauvais, Voltaire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, pour s’élever de Rousseau à Voltaire et créer un monde parfait, des lois à respecter s’imposaient. Il étudia le Droit, et du droit, et encore du droit. Il disséqua des phrases, des articles, des décrets, pour savoir comment les interpréter, les appliquer. Il en rêvait la nuit, il vivait pour elles le jour, et tout naturellement ses pas l’avaient conduit à l’école de la magistrature.

Il ne manifestait pas de capacités remarquables, mais ne faisait pas montre non plus d’incapacité notoire, alors à force d’acharnement, de nuits d’études, dopé aux amphétamines, comme un cycliste il pédala en danseuse, en remuant les hanches, et surmonta la difficulté du concours d’accès qui lui permit de devenir un fonctionnaire zélé. La sélection impitoyable lui avait prouvé, s’il en était besoin, qu’il avait choisi la voie royale, celle conduisant au bien manichéen. Il nageait dans son élément. Des articles, des lois, des interdictions, des obligations, des sanctions, tant et si bien qu’il n’avait aucun souvenir de Bordeaux, " La Belle Endormie ", surnommée ainsi en souvenir de sa grande quiétude passée. Cette grande sérénité restait magnifiée par la présence des divers monuments historiques qui ornaient et décoraient la ville d’un esprit authentique et original. Ni le patrimoine architectural et culturel unique, ni la gastronomie et les vignobles réputés dans le monde entier, ni le port de Bordeaux classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, appelé le Port de la Lune du fait d’un large méandre en forme de croissant que décrit la Garonne lorsqu’elle passe dans la ville, n’avait pu le détourner de sa vocation.

Ses premiers pas dans le métier se révélèrent faciles. Il voyait défiler devant lui des individus sans scrupules qui avaient outrageusement bafoué les lois. Pour chacun de leur délit, pour chacun de leur crime, il trouvait toujours dans son Code l’article adéquat. La preuve que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il déclamait majestueusement la sentence, d’une voix nasale et cassante. Chaque dossier avait apporté son lot de convictions, de certitudes. Il avait annoté chacun d’entre eux, transmis son opinion aux collègues qui traitaient la suite. Son travail était devenu le lit d’une rivière s’écoulant paisiblement, que rien ne perturbait ni ne déviait de son lit. Il éprouvait autant d’émotivité et d’empathie à son travail qu’une locomotive pilotée avec la rigueur d’un ordinateur.

Il épousa une femme belle et brillante. Plus brillante que belle, il est vrai, mais la beauté de l’âme efface les imperfections physiques. Elle aurait pu être une bimbo blonde et pulpeuse, mais elle était brune et plate. Son nez busqué, imitant une mire au milieu de deux yeux globuleux, découvrait largement sa lèvre supérieure affaissée. Suite à une mauvaise fracture dans sa jeunesse, elle avait gardé une hanche coulée qui devenait de plus en plus douloureuse au fil des années et déformait sa silhouette. Son médecin lui prescrivait des traitements pour l’arthrose auxquels elle s’accoutumait. Elle en avait parlé à son vétérinaire car Goldy, son vieux labrador, rencontrait également de sérieux problèmes d’arthrose. Le véto ne pouvait se prononcer pour l’espèce humaine, mais pour l’espèce animale, il était formel : une jument avec une hanche coulée ne pouvait plus être montée et son problème de hanche s’amplifierait jusqu’au jour où elle se coucherait sur le côté et ne pourrait plus se relever, ce serait alors la fin. Faisant fi de ces détails, un enfant couronna leur union, une adorable frimousse dodue, moulée à la perfection et parachevant leurs désirs utopiques.

Bien que sa femme et lui-même élevaient leur rejeton dans toutes les règles de l’art, dans le respect de toues les procédures, son attitude agitée et désordonnée jeta le trouble dans l’esprit de son père. Intrigué, il questionna son collègue des affaires familiales, sans lui en donner la raison ni se l’avouer à lui-même. Avec le recul, il se disait qu’il avait recherché la confirmation auprès de professionnels que son bambin perturbateur, colérique et indiscipliné se comportait normalement, ou plus exactement, que le père qu’il était ne commettait aucune erreur dans son éducation. Car en dépit de tous les règlements et du savoir-vivre le plus élémentaire, ce petit être maléfique agissait exclusivement selon son bon vouloir. Il refusait de marcher autrement qu’à quatre pattes, leur faisait don de ses excréments à son gré, touchait et cassait systématiquement ses jouets. Pour le protéger d’un accident domestique, et se sauvegarder, ainsi que sa femme, des débordements dantesques de ce mini-monstre dévastateur, Edouard avait équipé son lit de barres de protection dont l’ornement lui donnait plus l’apparence d’une cage que du berceau d’un poupon.

Pourquoi ce diablotin montrait-il un tel entêtement, pourquoi ne respectait-il aucune règle ? Un doute s’immisça dans son esprit respectueux, organisé, édroit, à mi-chemin entre la droiture et l’étroitesse, discipliné. Il chercha à comprendre les causes des comportements déviants. Sa compétence professionnelle en avait souffert. Au lieu d’étudier les faits du délit pour établir le fond de l’affaire, il se pencha sur les vies des délinquants récidivistes ( pléonasme ! ), individus irrespectueux, turbulents, indisciplinés, désobéissants……. comme son rejeton. Pourquoi un individu qui avait déjà séjourné dix fois en prison continuait-il de commettre des méfaits ? N’est-ce pas la preuve du mal qui l’habitait ? Il avait découvert des points communs dans leurs vies. Ils étaient issus de milieux sociaux défavorisés. Pour dire les choses simplement, c’étaient des pauvres. Encore une preuve qu’ils étaient bons à rien. Une majorité importante était incapable de s’exprimer dans un français correct. Un argument supplémentaire qui démontrait que le Malin exerçait sur eux son influence. Ils n’avaient pas même fourni l’effort d’apprendre correctement le français. Comment avaient-ils occupé leurs journées d’école ? Sûrement déjà à chaparder.

Les mois, les années avaient passé. Un jour, sans s’annoncer, une question s’imposa à lui. Et s’ils n’incarnaient pas le mal ? S’ils étaient seulement nés avec des conditions moins favorables ? Devait-on blâmer un enfant thaïlandais parce-qu’il mourrait de faim ? Devait-on le punir parce-qu’il ne mangeait pas tandis que l’enfant occidental, docilement, mangeait ses pots pour bébé ? Peut-être que l’enfant thaïlandais ne mangeait pas car il n’avait rien à manger, et non par désobéissance. S’il disposait de pots, ne les mangerait-il pas ? Peut-être que le jeune des cités ( représentant la majorité de la clientèle des juges ), s’il grandissait dans un environnement où le français se parlait couramment, il apprendrait, lui aussi, le français. Et s’il avait parlé correctement le français, il aurait obtenu de bons résultats à l’école, puis un diplôme, puis un travail. Peut-être accepterait-il un travail, si on lui en proposait un ? Peut-être que tel autre criminel endurci ne serait pas aujourd’hui si violent et dénué de pitié s’il avait connu son père et si ses beaux-pères successifs ne l’avaient pas considéré comme leur punching-ball.
Autant de questions, autant de rayures sur le disque vinyl de son code de conduite rigide et rassurant. Si la faute ne leur incombait pas, ils n’étaient pas coupables, comment pouvait-il les condamner ? Un sillon ne passait pas.

Son cerveau implosait. Il n’osait révéler les palliatifs auxquels il avait du demander assistance pour continuer à exister. De toute façon, tous les excès lui étaient autorisés : il était la LOI. Ses jugements n’étaient pas devenus plus cléments, bien au contraire. Une clémence soudaine aurait été un aveu de faiblesse, de défaillance dans la mécanique parfaitement huilée. Qui plus est, il méprisait ces voyous qui refusaient de le respecter, qu’il envoyait en prison, qui recommençaient en sortant, qu’il renvoyait en prison, qui recommençaient …. Comment ? Ils ne s’échappaient pas du cercle vicieux de la délinquance car s’ils n’avaient pas réussi à obtenir un emploi avant leur incarcération, ils disposaient d’encore moins de chance d’en décrocher un à leur sortie ? Ce n’était pas son problème. Il était juge, il appliquait la LOI, il ne légiférait pas. La faute leur revenait, s’ils avaient travaillé à l’école, ils s’épanouiraient aujourd’hui dans une activité sociale, légale et rémunérée. Pour commencer, à eux de fournir l’effort de parler correctement le français.

Un souci plus grave l’accaparait à présent. Depuis qu’il avait franchi le seuil de cette banque, il se demandait si son cerveau lui jouait à nouveau un mauvais tour, ce qui l’aurait surpris, n’ayant ni absorbé, ni injecté aucune substance. Debout face au mur les mains sur la tête, il n’osait révéler sa profession. Crainte infondée puisque personne ne le lui demandait. Cette situation sortait de l’ordinaire, c’était la première fois qu’il se retrouvait dans le bureau du délinquant !

Il s’était effondré en larmes, il avait fondu comme un pot de rillettes sur un radiateur, il avait perdu toute prestance et succombait à une crise convulsive.
Majid contemplait cet affligeant spectacle de la proie condamnée qui tente un dernier soubresaut d’orgueil. Il éprouvait une furieuse envie d’équarrir, de laminer cet arrogant prétentieux dont les cheveux ramenés en bouclettes sur les tempes lui donnaient l’ingénuité d’un page, mais dont la couleur gris jaunissant ne parvenait à effacer son air de géronte faquin.


Le soleil se coucha très rapidement, emportant avec lui sa lumière et sa chaleur. Jacques allongea la couverture suspendue aux barreaux, utilisée en guise de fenêtre. La cellule comptait deux ouvertures dans le mur par lesquelles la lumière du jour pénétrait. De robustes barreaux mettaient un terme à toute velléité d’évasion par cette ouverture. Une fenêtre permettait de se protéger du froid en hiver, et de propager un courant d’air en été. L’une des deux fenêtres manquait. Jacques était épaté par l’absence de cette fenêtre. Casser le carreau plastifié et renforcé paraissait réalisable avec de la bonne volonté, mais briser le montant en fer de la fenêtre, sachant que l’outil le plus rigide à la disposition du prisonnier était une fourchette amincie maigrichonne, le laissait pantois. Il contemplait ce trou béant sans fenêtre, avec seulement des barreaux pour lui rappeler sa condition, et il ne pouvait expliquer comment un autre détenu, par le passé, était parvenu à arracher le vantail de la fenêtre dans des locaux prévus pour résister à la charge d’un troupeau d’éléphants. Il ne possédait pas la solution mais réalisait que les histoires de détenus s’échappant de prison en creusant un tunnel à l’aide d’une petite cuillère ne sortaient pas obligatoirement de l’imaginaire d’esprits créatifs.

Il alluma la lumière, remonta la fermeture-éclair de son survêtement. Il entendit, dans le couloir, le chariot de la gamelle se préparant pour la distribution. Le soleil était ponctuel, il semblait lui aussi suivre les procédures administratives. Fin de son évasion par la lecture, l’écriture, la télé, la musique, retour en milieu carcéral. Jacques stoppa son activité, prépara ses saladiers à donner à l’auxi. Plus il serait rapide à lui tendre son saladier, moins l’auxi perdrait de temps à le servir, plus tôt il aurait fini son travail, plus il serait satisfait de cette rapidité, et mieux il le servirait. Le repas était vite avalé, la vaisselle, le rangement rapidement exécutés, il pouvait retourner à ses réflexions.

La soirée s’annonçait longue. Ne pas y penser. Plus il y pensait et plus elle s’allongeait.
- Il est vital de se trouver une occupation, dit Jacques à l’attention de Nacer. Je suis chanceux car j’adore lire. En arrivant en détention, mon principal souci fut de savoir combien de temps allait m’être nécessaire pour obtenir de la lecture. Ma famille m’a apporté des livres à chaque visite, ma femme également.

Passée la frayeur des premières semaine à l’idée de rester inoccupé, sans activité, Jacques s’était rapidement détendu. En plus des livres apportés au parloir, il s’était inscrit à la bibliothèque du bâtiment, et d’autres détenus lui avaient prêté leurs ouvrages. En somme, il avait exploité toutes les filières qui lui étaient venues à l’esprit, et toutes s’étaient révélées fructueuses. Un début de bon augure.
L’étape suivante avait été de singer les écureuils avec leurs noisettes : stocker. On connaissait la pitance du jour, on ignorait ce dont on disposerait le lendemain. Aujourd’hui l’électricité et l’eau fonctionnaient, le lendemain une coupure les rationnait. Ils n’y pouvaient rien changer, ne pouvaient obtenir aucun renseignement à l’avance, hormis les réponses farfelues pour se débarrasser de leurs questions insistantes. La sagesse conseillait de boire de l’eau et profiter de la télé ce jour. Il éteindrait la télé le lendemain s’il l’avait trop regardée, et il couperait le robinet s’il avait trop bu, mais il ne pourrait pas allumer l’un et ouvrir l’autre si une coupure s’opposait à sa volonté.
Voilà comment une cellule se remplit de livres, un trésor inaccessible pour un arrivant, d’aucune valeur marchande car une feuille de livre vaut moins qu’une feuille de papier à cigarette, quel qu’en soit l’auteur, Victor Hugo, Rainer Maria Rilke, Hermann Hesse, Fernando Pessoa ou autre.


Après l’auge de 18 heures, le fonctionnaire porte-clés, parfois surveillant, parfois maton, parfois perdu, rentrait chez lui. En partant, il collait sa prunelle à l’œilleton pour confirmer la présence du nombre prévu de détenus, pas moins, pas plus, et aucun suicide. Moins de détenus que prévu, on comprend aisément pourquoi il s’en inquiéterait, plus de détenus que prévu, c’est plus difficile à comprendre, mais ainsi était le règlement, édicté pour être suivi, non discuté. Puis il vérifiait le bon verrouillage de la porte. Oh grave négligence si la porte n’était pas correctement fermée, le détenu s’évaderait de cinquante mètres dans le couloir jusqu’à la grille, l’une des innombrables grilles à franchir avant de sortir du bâtiment situé à l’intérieur de l’enceinte de la prison. Une demi-heure après, un nouveau porte-clés prenait son service. Même protocole, vérification du contenu de la cage, secouage de la porte pour vérifier la bonne fermeture, satisfaction du travail bien fait.

Ensuite, le black-out s’abattait sur les murs sinistres et lugubres du centre de pénitence. Les détenus s’attendaient presque à entendre le bruit des chauve-souris prenant possession des lieux, observer des araignées tisser des toiles gigantesques, et surprendre un rat se faufilant entre leurs pieds. Le temps était suspendu jusqu’à l’entrée en scène du prochain porte-clés le lendemain matin.
La porte de la cellule ne s’ouvrirait plus. Ni livraison de cantine, ni école, sport, parloir, douche, promenade, courrier. Ces interruptions meublaient une journée et dévoraient le temps au lieu de le contempler ennuyeusement. L’arrivée du nouveau porte-clés du soir signifiait se retrouver face à sa solitude, affronter le mur uni et les barreaux. Tant d’heures se déroulaient en compagnie du codétenu que tous les sujets de discussion étaient épuisés, il se dressait presque comme un cinquième mur. Seule la télé brisait la monotonie et rythmait le néant.

Nacer s’était assoupi. Le stress des événements subis, l’angoisse de l’avenir, la relative accalmie du présent, lui avaient ôté ses forces. Jacques sursauta d’indignation, offensé, lorsqu’il s’en aperçut, puis il eut un sourire bienveillant en se remémorant sa propre arrivée. La tension accumulée s’évacuait au premier répit accordé, un sommeil réparateur affrontait la fatigue. Jacques saisit le programme télé, le feuilleta, alluma la télé et sélectionna la chaîne la moins ennuyeuse, puis il s’allongea à son tour dans son lit, goûtant la quiétude de cette cellule atemporelle.

Majid se leva de son lit, et alla se préparer un café-prison, alias Ricoré, le seul excitant autorisé en ces lieux. Il en proposa à Jacques, l’eau était chaude, c’était le moment d’en profiter.
- Je te sers, profites-en, c’est pas tous les jours que je vais te servir, plaisanta-t-il.
- Demandé comme ça, je ne peux pas refuser. Et ton braquo, t’en étais où, tu crois qu’on va finir par la terminer ton histoire, ironisa Jacques.
Majid porta à ses lèvres une gorgée de son ersatz de café brûlant, et prit une forte inspiration. Il se souvenait.

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