Vive la Récidive - Chapitre 7

Majid reprit avec exaltation.
- C’était l’ouverture de la banque, tout le monde profitait de s’y rendre à la première heure pour ensuite rejoindre son travail, ce qui n’arrangeait pas mes affaires, mais il m’avait été impossible d’agir autrement. L’ouverture et la fermeture sont, certes, les deux périodes d’affluence, mais aussi les seuls moments où la porte arrière s’ouvre.

Dans l’aimable laideronne éléphantesque qui s’engouffra dans l’agence, en traînant un peu les pieds comme un ours traîne les pattes, d’un pas inébranlable, propulsée par son physique vigoureux, comparable en cela à une locomotive ou un cheval de trait, le braqueur devina une fonctionnaire autoritaire, chef de service despotique. Elle évoquait le résultat du croisement d’un percheron à l’agonie et d’une chimère sans tête, avec les traits marqués de son visage informe, ses larges épaules tombantes, ses bras ballants, sa respiration caverneuse et sifflante, le tout dissimulé derrière une immense redingote masculine.
Elle émit un son de crécelle et ses orbites vitreuses se vrillèrent ignominieusement en découvrant la prise d’otages qu’elle vint compléter. A peine remise de ses émotions, avachie sur une chaise, elle s’entendit intimer l’ordre de raconter sa vie par le menu, décrire son travail, ses journées, ce qui l’avait conduit ici. Elle ne comprenait pas bien le sens de tout ceci, mais elle se dit en son for intérieur qu’il serait judicieux d’obéir.
- Ma scolarité s’est déroulée moyennement mais j’ai toujours travaillé durement, et j’ai avancé.
Son diplôme péniblement acquis en poche, elle avait trouvé un emploi dans une SARL. Après quelques mois, l’ambiance l’avait rapidement étouffée, beaucoup de promesses mais un salaire minimum et aucune perspective réelle d’avenir. Elle avait besoin d’une entreprise à la taille plus conséquente pour bénéficier d’une évolution concrète. Elle avait donc signé dans une PMI pour laquelle elle travaillait depuis quatorze mois lorsqu’un plan de réduction du personnel fut imposé par la direction, en accord avec le syndicat, lequel n’avait jamais consulté les salariés.
Décidément, ses premiers pas dans la vie active s’étaient annoncés trébuchants. Elle se serait volontiers dispensée d’apprendre au gangster qu’elle portait l’uniforme, car son activité lui bâtissait un pont de haine envers tout réfractaire à la force publique, mais puisqu’elle en était vêtue à ce moment, il était difficile de le cacher. Revêtue de son armure, elle se distinguait des autres femmes. Pour une fois, elle aurait préféré redevenir anonyme.
- Je souhaitais une situation sérieuse et sécurisante. J’ai pensé à la fonction publique. Pas de plan de licenciement, la sécurité, la solidité, une progression, tout ce que je cherchais.
Elle avait étudié toutes les possibilités d’y accéder, plus nombreuses qu’elle ne l’avait pensé car il existait encore certaines administrations dont elle ignorait l’existence. Un secteur avait retenu son attention, l’idée s’était précisée puis ancrée dans sa tête car plus elle prenait forme et plus elle lui convenait. Elle ne se distinguait pas par ses résultats scolaires, mais elle se présentait avec une licence pour un concours exigeant le niveau terminale, ce qui lui laissait une marge de manœuvre suffisante.
- Je suis entrée dans l’Armée de l’Air. Quelques mois de formation dans une première école à Nîmes, puis départ pour se spécialiser durant un an à l’école de Rochefort-sur-mer.
Elle avait toujours manqué de confiance en elle, d’assurance, mais soudainement sa vie s’illuminait. Elle avait réussi un concours, conduisant seulement à une école de sous-officier certes, mais tout de même un concours. D’autre part, elle figurait l’une des rares femmes dans un univers presque exclusivement masculin, et elle qui ne s’était jamais sentie très féminine, découvrit une facette désirable de sa personne qu’elle n’avait pas soupçonnée, au point que des hommes pouvaient se quereller pour décider lequel l’accompagnerait le soir en ville. Se découvrir des charmes enlumina sa vie de nouveaux reflets, et elle avait honte d’avouer qu’elle n’avait pas hésité longtemps avant d’en user pour favoriser sa carrière. Peu habituée à être investie du choix d’un prétendant, elle s’était montrée indécise, et elle avait finalement opté pour la solution la plus sérieuse. Elle était devenue la compagne d’un homme charmant, prévenant et attentionné. Bien que d’une vingtaine d’années son aîné, divorcé deux fois avec trois adorables enfants à charge, et quelques bénins soucis d’alcoolisme, il concrétisait ses rêves d’Apollon. Son grade d’adjudant-chef ouvrait des portes inespérées à l’élève qu’elle était. Par exemple, elle éprouvait de l’aversion pour certaines matières de sa formation, au point délicat où ses résultats frôlaient l’insuffisance. Si le correcteur se trouvait parmi le cercle d’amis avec lesquels elle avait passé la soirée précédente, la balance s’ennoblissait et s’allégeait. Chacun sa technique, pourquoi refuser une main secourable. Cette situation ne lui procurait pas que des amies chez les élèves, mais elle ne prêtait pas attention à ces jalousies. Finalement, elle était parvenue au bout de son année de formation, bien qu’elle ne possédait aucune prédisposition pour l’électronique. Le travail militaire était déterminé, planifié, il ne laissait aucune place à l’initiative, il suffisait pour y satisfaire d’être discipliné et de suivre les check-lists, y compris pour résorber la panne aléatoire d’un appareil. L’aléatoire également, avec beaucoup de discipline, se contrôlait, en appliquant le principe des statistiques, l’actuariat, déjà utilisé par les compagnies d’assurance ou suivi par la désintégration radioactive : on savait qu’au moins un accident ou une désintégration allait survenir, sans pour autant pouvoir prédire lequel, où et quand. Cette place, ce métier lui convenait, la rassurait, la valorisait et l’entretenait.

Elle s’était même habituée aux marches militaires pour les cérémonies à la place d’Armes. Au début, elle avait été outrée du ton que leur adressait le responsable de section, puis elle avait constaté qu’il évitait de s’égosiller en direction des femmes du groupe. L’occasion ne manquait pourtant pas. Pour sa part, marcher au pas lui demanda beaucoup d’effort, suivre la cadence en redressant le buste, maintenir la tête droite et simultanément balancer les bras très haut lui faisait perdre l’équilibre. Comment marcher en regardant devant soit bien haut, en suivant la personne qui vous précède et celle à votre gauche ? Sans fixer ses pieds, en balançant les bras jusqu’à hauteur des épaules ! Les bras servent de balancier pour conserver l’équilibre lors du passage d’une jambe sur l’autre. Il est rare d’être déséquilibré au point de devoir lever les bras jusqu’à l’horizontale. En marchant à un rythme imposé, c’est le balancement des bras qui provoque le déséquilibre ! Comme quoi toute activité, aussi bonne soit-elle, consommée avec excès, devient nocive. Elle dut toutefois reconnaître que les défilés militaires présentaient une allure majestueuse. L’impression était différente lorsqu’on l’observait de l’extérieur, par exemple par l’intermédiaire d’un caméscope. Comme les rouages du mécanisme d’une montre qui, individuellement, se sentent désordonnées et inutiles, mais qui, sans le réaliser depuis la place qu’ils occupent, permettent au général d’être informé de l’heure exacte.

Sa formation achevée, elle bénéficia de deux semaines de permission, l’appellation correspondant aux congés payés du civil. Elle en profita pour retourner voir sa famille. Le retour de permission coïncidait avec le moment le plus important de l’année : le choix du lieu d’affectation. Elle s’était toujours sentie perdue dans une grande ville anonyme, mais elle espérait ne pas être expédiée dans un village perdu et froid où la base militaire représenterait la moitié de l’activité économique et sociale des environs. Les choix s’effectuaient par ordre de classement, elle avait quelque inquiétude car avec la place qu’elle occupait, elle voyait beaucoup plus de talons de chaussures qu’elle ne sentait de poussées dans son dos. En soi, ce n’était pas dramatique ou irréversible, car dans sept ou huit ans elle pourrait obtenir une autre affectation. Le principal était d’avoir réussi l’année d’études. Et elle n’avait pas encore dit son dernier mot. Sa crainte était de n’avoir le choix qu’entre des villes de l’Est de la France, sûrement très jolies, mais un peu froides à son goût. En ce cas, il lui resterait la solution de se marier avec son adjudant-chef préféré pour obtenir un rapprochement familial. Rochefort était une ville au climat agréable.

En somme, elle se situait à une époque charnière de sa vie, un carrefour de grands projets et de profondes pensées, alors quelle ne fut pas sa stupéfaction, en pénétrant dans cette banque, d’avoir à inclure dans ses projets l’éventualité d’une fin prématurée. Son statut de femme militaire ferme et convaincue ne sous-entendait pas un quelconque sang-froid. Bien au contraire, elle s’évanouit aussitôt et Majid dut lui appliquer une claque sans violence derrière la tête qui résonna comme une calebasse, pour lui faire reprendre avec peine ses esprits, puis il lui apporta une chaise sur laquelle elle s’affala avec le bruit de grincement des gonds rouillés d’une grille.

Jeudi après-midi, activité bibliothèque. Suivant les conseils de Majid, Jacques avait écrit un courrier au chef de détention pour être admis à la bibliothèque. Leurs deux noms apparaissaient sur la liste. La porte de la cellule s’ouvrit brusquement, avec violence, créant un appel d’air qui hulula comme le hurlement du vent s’engouffrant dans une grotte. Des reflets oranges se coulèrent à l’intérieur et dansèrent un ballet chatoyant. Un uniforme se tenait debout à l’entrée, une main appuyée sur son estomac pour tenter de soulager une crise de colopathie aiguë. Son visage exprimait la jouissance du poltron sans envergure qui libérait ses frustrations dans le pouvoir que lui octroyait la force publique. Il dégageait une odeur particulière, mélange des effluves fétides d’huile de ricin qui émanaient de ses aisselles, et des exhalaisons printanières de déchets uriques qui suintaient par tous les pores de sa peau de génisse, fleurant la pomme de terre régurgitée.

Ils marchèrent en rang, en silence. Jacques retrouvait la sensation de son enfance, lorsque la maîtresse ordonnait aux jeunes élèves de se mettre en rang en silence avant d’autoriser un déplacement. Cette idée le fit d’abord sourire car il avait passé l’âge d’être traité en enfant, puis grincer des dents il était effectivement traité comme un enfant. Il ne contrôlait plus rien, les décisions le concernant se prenaient sans concerter l’enfant qu’il était apparemment redevenu. La porte de la salle de lecture se referma derrière eux. Jacques déposa sa casquette sur la table, s’enfonça dans l’un des fauteuils, promena son regard sur les murs, explorant les rayons, le mobilier, s’imprégnant de l’atmosphère. Il se dit que c’était un endroit étrange, incongru dans l’enceinte d’une prison. Celles-ci sont le siège de nombreuses occupations ludiques, sociales, pénales, punitives, mais le plus inattendu est d’y croiser la culture, activité située bien haut dans la pyramide des besoins à satisfaire. Après une période de sevrage du superflu, le nouvel arrivant pouvait tenter de satisfaire ses besoins élémentaires. En prison, les besoins restaient très primaires, alors un sanctuaire comme une bibliothèque, incitant au recueillement, à la pensée, dans un univers conçu pour briser les exubérances, les excès, heurtait la logique.

La bibliothèque était une pièce plus grande qu’à l’accoutumée, où le regard profitait de ces mètres supplémentaires pour s’allonger. Les rayonnages fonctionnels, sans souci d’esthétisme, auraient plus convenu à l’atelier d’un bricoleur. Les rayons semblaient correctement remplis, l’art de combler les vides était bien maîtrisé. Il s’arrêta sur un livre mais n’osa le retirer de son emplacement de peur de découvrir un trompe-l’œil, une enveloppe sans texte similaire aux décorations dans les cuisines mises en expositions pour la vente dans les grands magasins. Il franchit la limite, craint de le regretter, s’empara du livre. Son poids le surprit, il ne s’attendait pas à si lourd. La couverture d’un livre factice qui sert de décoration est extrêmement légère. Celle-ci pesait son pesant de papier. On aurait presque dit un vrai livre. Belle imitation. Il se dit que Majid ne serait pas en ce lieu s’il avait fait preuve d’un professionnalisme aussi parfait dans la réalisation de ses délits. Il franchit un pas de plus dans l’interdit, qu’il regretterait peut-être. Il ouvrit le livre. Des pages à l’intérieur. Des lignes d’écriture. Un autre pas en avant. Il déchiffra une phrase. Stupéfaction : c’était une vraie phrase. Avec de vrais mots. Il resta interloqué. Plus besoin de s’évader, le monde entrait soudainement à l’intérieur de la prison.

Bientôt un an d’instruction pour Jacques, un an de détention préventive. Notification ce matin-là. La roulette russe. Une notification pouvait être un jugement par défaut qui resurgissait, ou un sursis, ou parfois une bonne nouvelle. Jacques n’était pas un délinquant ordinaire, il n’avait pas d’antécédents judiciaires, donc aucune crainte de voir resurgir des démons du passé. Il espérait une bonne nouvelle, et pourquoi pas une libération car, même si les faits, les prévisions, l’expérience s’y opposaient, une lueur d’espoir brillait toujours.
Majid l’observa à son retour du bureau où l’administration lui avait remis et fait signer sa notification, pour mesurer son degré d’inquiétude, d’angoisse ou de joie. La nouvelle était mitigé, pas de jugement antérieur qui n’existait pas, pas de libération immédiate hautement improbable, il avait seulement été informé de sa date de jugement à venir. Dans trois semaines. Enfin !
Il serait fixé sur la durée de détention et un espoir ténu l’habitait d’obtenir une condamnation légère et de sortir prochainement. La lueur d’espoir enluminait son âme et lui rappelait que le danger n’était ni dans l’emprisonnement ni dans la durée de détention, mais dans l’espérance. Une étincelle d’espoir et le moral grimpait en flèche, un grand coup de vent suffisait à le balayer, il retombait en chute libre, ce phénomène de va-et-vient épuisait. Il était salubre d’adopter une attitude fataliste, simplement attendre l’ouverture de la porte plutôt qu’espérer inutilement, puisque aucune intervention du détenu ne pouvait avancer la date de sa sortie. Rester paisible, avec sagesse, d’autant que si la condamnation à venir était lourde, il reviendrait du jugement effondré. Le jugement pouvait signifier qu’il serait libéré dix jours plus tard, ou bien qu’il n’avait effectué qu’une moitié de sa peine. En dépit de cette incertitude, il ne réprimait qu’avec difficulté cette lueur d’espoir qui l’enflammait. Les émotions ne se maîtrisent pas aisément, c’est souvent bien dommage, c’est parfois bienheureux. Si cette lueur s’évanouissait, que le monde devenait exclusivement cartésien, peut-être l’humanité ne trouverait-elle plus de raison de poursuivre sa marche. Progresser consiste à suivre cette déraisonnable étincelle. Alors il se comportait conformément à sa nature, il espérait pour ensuite être déçu. Sa libération n’interviendrait qu’une fois, mais combien d’étincelles se seraient allumées, aussitôt éteintes ? Combien de faux espoirs déçus devrait-il encore subir ?

Jacques était allongé sur son lit, les yeux rivés au plafond, plongé dans ses pensées. Ses lèvres frémissaient de façon presque imperceptible, laissant échapper des mots qu’aucun son ne matérialisait. Majid, toujours aussi caustique, ne laissa pas échapper l’occasion de se moquer gentiment de lui.
- Tu parles tout seul maintenant ?
- Si on veut oui. En explorant mes souvenirs, je me remémore ces dimanches matins calmes où la vie se poursuivait au ralenti, les rues désertes, les bruits enfuis, la ville endormie d’un sommeil réparateur après les excès du samedi soir. Une atmosphère particulière régnait, candide et chargée de l’optimisme d’un nouveau départ après une semaine frénétique de travail et de débauche.

La vie en prison était perçue de l’extérieur comme une suite d’attentes interminables, vides de contenu, avec la monotonie pour principale amie. Pourtant la différence de rythme entre la semaine et le dimanche matin se ressentait avec autant d’intensité qu’à l’extérieur. Peut-être était-ce un souvenir de son ancienne vie, ou était-ce effectivement une journée privée d’action, sans rien à attendre, vide d’espoir et de motivation, une journée à dormir. Qu’est ce qui différenciait réellement le dimanche matin d’un jour de semaine ? Qu’apportait la semaine qui n’existait plus le dimanche ? Ces petits riens grâce auxquels il se sentait exister, les attentes, les rendez-vous ( chez le médecin, le Chef de Détention,…), les activités, qui segmentaient la journée et créaient l’illusion du temps qui s’écoule. Une journée était remplie lorsqu’on y avait rangé un maximum d’unités de temps.

Dans le sillage du dimanche ne cheminait aucun espoir, la cité préférait dormir, les rue de Paris étaient désertées, la prison respirait au ralenti. Ce n’était pas la semaine de travail qui avait épuisé la plupart des détenus, car aucune activité ne justifiait un besoin de sommeil. Ils avaient seulement perdu l’espoir.
Le lundi la semaine recommençait avec ses bruits habituels, les déplacements dans le couloir, les portes qui s’ouvraient, se refermaient, les cris, les bribes de musique qui s’échappaient, les chariots qui circulaient. La fourmilière s’agitait et rappelait que la vie avançait, la liberté s’approchait, à petits pas pour certains, faiblement, mais cet instant vécu en détention était un instant de gagné, un effort à fournir qui appartenait au passé, un moment de moins à flotter sur le ruisseau qui les emportait vers la liberté.
Le dimanche, rien, un lac immense, plat et calme, dont aucune ride ne flétrissait la surface, d’où rien ne pouvait advenir. Rien de pire, rien de plus angoissant. La vie était mouvement, la prison était immobilisme, particulièrement le dimanche.

Majid reprit son récit. Parler lui évitait de réfléchir et détournait l’attention de Jacques pour lui éviter de ruminer des idées noires. Ils étaient tous les deux gagnants.
- Tu crois que j’en avais fini avec les clients de la banque ? Eh ben non, un vrai défilé j’te dis. Après j’ai eu droit à un bon ouvrier en costume cravate, bien docile et stupide.

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