- Le temps passait dans la banque, le
soleil se levait, et un nouveau client se pointa, reprit Majid.
La lumière changeait à présent que
le soleil montait, et les rais de soleil escaladaient les murs,
grimpaient sur le guichet, et atteignaient le dessus des têtes
lorsqu’un nouveau client se présenta à la porte. Un quadragénaire
de taille moyenne, au visage taciturne et apaisé où quelques rides
naissantes exprimaient la sérénité des expériences surmontées.
Le braqueur l’extirpa sans ménagement du sas pour le soustraire au
regard de la rue, lui colla son revolver sous le menton. Richard ne
paniqua pas outre-mesure, le voyou coula son regard vers les autres
otages puis le planta au fond des yeux soucieux du nouveau venu pour
évaluer son état d’âme et son potentiel de dangerosité. Ce
dernier comprit ce que l’autre attendait de lui et se dirigea d’un
pas nonchalant, sans mot dire, aux côtés de ses compagnons
d’infortune.
Le gangster le toisa froidement :
- Tu vois le coffre là-bas, il est
équipé d’une minuterie, et je suis comme toi, j’aimerais bien
qu’on en finisse le plus vite possible, mais on doit attendre le
bon vouloir de la minuterie, alors Monsieur va nous faire l’honneur
d’agrémenter notre attente en nous contant les points essentiels
de sa vie.
- Que je vous parle de ma vie ?
- C’est tout à fait ça, tant qu’à
attendre, autant se distraire.
L’autre se tourna vers lui,
compatissant :
- Le rejet de la civilisation. Ma vie
pourrait se résumer par ces mots.
Réducteur. La vie n’est jamais une
simple sentence sans contexte, mais plutôt une action située dans
un environnement entraînant une réaction plus ou moins prévisible.
Déterminisme ou libre-arbitre ? Libre-arbitre en réduisant, en
observant de l’intérieur, en le vivant, mais Dieu doit trouver son
monde tristement déterministe. Richard n’avait jamais vraiment
choisi, ses choix n’en avaient pas été, ils s’étaient imposés
à lui.
Le braqueur le fulmina du regard :
- Monsieur est un rebelle.
- Aucunement, ce à quoi vous aspirez
par la violence, je l’ai rejeté par le renoncement.
Certains parlaient de vocation, lui
répondait qu’il avait simplement suivi sa voie. Chacun a son
destin. Le chemin est plus ou moins embroussaillé, plus ou moins
encombré, parsemé d’embûches, de dénivelés, mais il y a
toujours un point de départ et un point d’arrivée. Peut-être
avait-il été trop passionné. Où peut-être son excès de
sentiments était-il la voie rapide pour traverser la jungle des
passions et se reposer dans le désert de la spiritualité. Toujours
est-il qu’à 18 ans il avait été fou amoureux, marié, avec une
voie toute tracée. Il avait trouvé la femme de sa vie. Son âme
sœur, celle qui l’aiderait à atteindre son destin. Les choses
s’étaient un peu compliquées lorsqu’il avait commencé à
ouvrir les yeux. Oh, très rapidement. A 18 ans, les pulsions sont
débordantes. Tant de passion frôlait l’hérésie et méritait
l’anathème. Les fantasmes se heurtent aux tabous : les anges
habitent-ils au même étage que les démons ? Le plaisir est-il
toujours la conséquence d’un pacte faustien ? Dix huit ans,
mûr pour le combat, armé d’inexpérience. échec garanti. Il se
disait qu’un unique chemin mène à l’absolu, à l’immortalité :
la voie de la pureté, de l’idéalisme. Son mariage avait tâché
cet utopique dogme immaculé, comme un poulpe en osmose avec son
milieu, qui soudainement vide sa poche d’encre puis s’enfuit sur
ses tentacules à l’aide de grandes enjambées désarticulées.
Ses aspirations voguaient sur d’autres
sphères que la satisfaction primaire des sens. Le salut de l’âme
ne pouvait s’accommoder des pulsions charnelles. Il avait donc
rompu son mariage, et au passage, un cœur qui n’avait pas été
prévenu de sa quête initiale. L’amour, cette voie de perdition,
était consommée. Il brisa le cercle vicieux de la débauche et de
la luxure. Les passions appellent les passions et conduisent au
chaos.
Il avait 29 ans. Ces événements
dataient de 10 ans en arrière. Une autre vie. Un sentier exploré
puis définitivement abandonné. Plus jamais depuis ses émotions ne
l’avaient submergé. Plus jamais il n’avait laissé une femme
l’approcher. Le reproche de pêché que diverses sociétés ont
rejeté sur la femme sert de prétexte aux phallocrates pour asseoir
leur domination. Il ne partageait pas leur point de vue mais
comprenait la notion de pêché. Passion quand tu nous tiens !
Quoi de plus beau que l’Amour. Mais la chair devait être
transcendée pour atteindre la pureté. La civilisation était basée
sur l’Amour, le mariage, la famille, les biens matériels. Autant
d’obstacles à l’élévation spirituelle. Sa place n’était
plus ici.
Le malfaiteur se leva et se planta à
côté de lui, si proche qu’il entendait son souffle paisible :
- En gros, t’es un raté.
Richard ne prêta pas attention à la
remarque désobligeante, destinée à déstabiliser trop d’assurance,
et poursuivit :
- Le monde occidental dispose sans
conteste d’une avance technologique, mais quand est-il du parcours
de l’âme ?
Son âme seule lui importait, elle
seule pouvait lui apporter la paix, le repos, le bonheur. Elle seule
ne connaissait pas les limites du corps physique et conduisait au
nirvana, à l’illumination. Le choix avait été très rapide. Au
stade où il en était rendu, faire marche arrière aurait frisé le
ridicule, et il confessait par souci d’honnêteté qu’il ne
l’avait pas désiré. Il avait seulement souhaité s’aventurer au
bout de son rêve.
L’autre se rapprocha encore, de plus
en plus près :
- Un illuminé, c’est ma journée !
Richard sembla rapetisser et se pressa
contre le mur, incommodé par cette proximité et refusant toute
confrontation directe.
- J’imagine que tu dors sur un banc
public et t’as jamais quitté le village où ta mère habite, se
moqua avec assurance le bandit.
- J’ai vécu au Tibet à une époque
où sa frontière était totalement fermé au monde occidental,
répondit paisiblement Richard.
Aussitôt débarqué au Tibet pour se
retirer dans un monastère anodin caché au fond des collines, sans
être heureux ou surpris, il avait instantanément ressenti que sa
place était là. Juché comme un nid d’aigle sur un piton rocheux
qui dominait la vallée où grimpaient les champs d’orge, le
monastère de Dzongsar dégageait une forte impression, médiévale
et mystique. La plupart des bâtiments étaient peints couleur ocre
et les façades arboraient de grandes branches verticales noires et
grises, typiques des monastères sakyapas. Une centaine d’habitations
monastiques s’étageaient sur le piton, entourant les temples et
les résidences des principaux lamas dans un labyrinthe étroit
d’escaliers et de ruelles pleines d’une tranquille
effervescence : derrière le calme apparent, l’activité était
intense, et au-delà de chaque porte entrebâillée, dans chaque
temple et chaque cour intérieure, des moines travaillaient. Ils
astiquaient des lampes à beurre, fabriquaient des tormas, gâteaux
sacrés à base de beurre et de tsampa, ou imprimaient des drapeaux à
prière. Se frayant un passage à travers les étroites ruelles, des
moinillons aux pieds nus chargés de lourdes théières croisaient
les pèlerins faisant dévotement tourner leurs moulins à prières.
Un monastère tibétain était, selon sa taille, une ville ou un
village, avec ses rues et ses places, autour desquelles
s’organisaient temples et halls d’assemblée, collèges, réserves
et maisons particulières. Les moines tibétains ne vivaient pas en
communauté. Chacun occupait sa maison ou sa chambre dans le
monastère, et à l’exception du thé pris en commun au cours de la
prière matinale, et des repas de fête, chacun préparait ses repas.
Les moines qui ne pouvaient pas être entretenus par leur famille
devaient travailler pour vivre ; les moines lettrés gagnaient
leur vie comme professeurs, d’autres fondaient un commerce,
certains étaient artisans, peintres ou sculpteurs. Des moines se
mettaient aussi au service d’un lama riche, travaillaient aux
cuisines ou à l’entretien du monastère.
On atteignait les ermitages de
Tsankhomg Drupuk, dispersés dans la montagne au-dessus du monastère,
en traversant de magnifiques sous-bois de saules, de spirées,
d’armoises et de genévriers ; des drapeaux à prières
flottaient entre les arbres. Perdues dans la forêt, les petites
cabanes de bois et de terre abritaient plusieurs moines retraitants ;
une des grottes était occupée par un lama. Le principal lieu de
retraite était juché sur d’énormes rochers, au pied desquels le
torrent disparaissait. Disséminés dans les chaos rocheux, les
nombreuses grottes abritaient des retraitants.
Parfois, un moine était attaché à
leur service, pour préparer le thé et les repas. Nulle obligation
d’être moine pour s’adonner à l’étude et à la méditation,
et parmi les laïcs, les hommes comme les femmes étaient nombreux à
consacrer au cours de leur vie de longs moments aux pratiques
spirituelles, que ce soit chez eux, dans un monastère ou dans un
ermitage.
Le modeste monastère, par sa seule
présence, incitait au recueillement. Il ne ressemblait pas aux
fastueux édifices secrets dévoilés lors des émissions de
télévision, qui faisaient rêver et inspiraient le respect. Il
n’était qu’un lieu atemporel peuplé de quelques moines
indifférents à l’arrivée de Richard. Les moines vaquaient à
leurs activités qui n’avaient rien pouvant éveiller les sens,
particulièrement pour un occidental. Ils devenaient bhikkhu, moine
bouddhiste, pour comprendre les enseignements de Bouddha, dont le
principal est que toute possession matérielle est futile. Si le rêve
d’exotisme n’était pas stoppé à cette barrière, la suite s’en
chargeait : respecter le "patimokkha", le code
monastique constitué d’un ensemble de 300 règles qui régissaient
entièrement la vie du moine. Pour se donner une idée du côté
festif de l’apprentissage, les principaux préceptes inviolables
étaient de ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir, ne pas avoir de
relation sexuelle, et ne pas faire usage d’intoxicants. Pour se
consoler, les bonzes étaient autorisés à posséder quelques
étoffes pour se vêtir, une ceinture, un bol, un rasoir, un
nécessaire à couture, et un filtre à eau. Pour l’occidental
qu’était Richard, le parcours était loin des boites de nuit
d’Ibiza !
- Hé ben t’as du t’ennuyer grave
sur ton rocher, ça devait être bien monotone.
- Monotone ? Une activité qui se
répète inlassablement et uniformément dans le temps génère la
monotonie, mais notre notion du temps n’a plus cours là-bas. En
quittant l’Occident je ne m’étais pas seulement projeté hors de
l’espace, mais également hors du temps. Avant l’avènement des
transports modernes, l’espace se limitait à la distance où nos
pas nous portaient. Les progrès du transport ont ouvert notre
espace. Mais nos esprits occidentaux s’accommodent mal de la
possibilité du voyage dans le temps, accessible à condition de
chevaucher le bon véhicule.
La curiosité du braqueur s’éveilla :
- Et tu as découvert quoi là-bas ?
- L’Asie recèle bien des mystères
pour celui qui n’est pas initié. On y cultive la maîtrise du
temps comme l’Occident cultive la maîtrise de l’espace.
Le braqueur fut déconfit par cette
réponse ésotérique :
- Je vois, je vois, bon, reste face au
mur et pas d’illumination.
Le pseudo-sage se passa la main dans
ses cheveux longs et sombres, ses yeux extatiques fixèrent le
preneur d’otages par-dessus les petites lunettes en demi-lune
posées sur le bout de son nez.
- Selon vous, on ne peut être
moralement irréprochable et sain d’esprit si on se lasse des
succès, des plaisirs et des servitudes de la vie occidentale.
L’autre lui jeta un regard d’airain
sans prononcer une parole supplémentaire, refusant de le suivre sur
son terrain. Le moinillon continua sur sa lancée.
- Notre temps n’a pas cours en
Orient.
Toutes identiques ses journées ?
Oui. Monotones ? Non. Une suite d’instants présents constitue
le temps. Il avait savouré avec délice chacun de ces instants.
Pourquoi était-il revenu ? Peut-être n’était-il pas parvenu
à la hauteur suffisante pour atteindre le sommet de la pyramide
spirituelle. Il lui restait encore des tours de roue à accomplir
avant d’achever son karma. Peut-être que son destin ne cheminait
pas sur cette voie, que sa culture était trop différente, que le
mal avait déjà gangrené la racine. Il savait seulement qu’après
sept années de recueillement, la voix qui l’avait amené en ce
lieu lui souffla de repartir. Il ne détenait pas d’explication.
Son séjour était parvenu à son terme.
Il était donc revenu en France, sans
se poser plus de questions qu’à son départ. Il n’avait pas
exactement recommencé à zéro car il se sentait un nouvel homme. A
nouveau plongé dans la course contre la montre des mégalopoles, il
n’ignorait plus, cependant, que le temps n’existait pas. Il avait
conservé un peu de cette sérénité qui habitait la montagne, là
où seuls le vent et la nuit imprimaient un mouvement au jour. Elle
lui transmettait une force et une arme inconnue des occidentaux,
qu’il n’utilisait pas pour améliorer ses performances dans ce
monde de compétition car cette notion ne le hantait plus. Il restait
un spectateur de son époque, contemplant ses semblables avec un
regard différent. Qui sait, peut-être avait-il atteint son but sans
s’en apercevoir, ce que lui avait soufflé la voix qui l’avait
poussé à revenir. Peut-être cet état de plénitude et de félicité
dans lequel il baignait depuis son retour correspondait au faîte de
la pyramide. La dernière étape était-elle cela ? Revenir au
point de départ transfiguré, élevé ?
Sa présence dans cette banque cet
après-midi-là était-elle une dernière épreuve ? Il lui
portait le même regard indifférent qu’il portait à présent sur
ce qui l’entourait. Indifférent n’était pas le mot le plus
adéquat, il préférerait "sagesse", sans y joindre aucune
prétention. S’il éprouvait encore des émotions semblables à
celles de ces gens autour de lui, il les aurait plaint. Les victimes,
l’agresseur, vivaient en dehors de leur corps, en désaccord avec
lui, ils étaient déphasés, à la recherche d’eux-mêmes. Ils
avaient peur de perdre ce corps qu’ils n’avaient jamais maîtrisé,
peur de perdre ce temps qu’ils n’avaient jamais compris. Un
gaspillage d’énergie sans en connaître la raison. Pourquoi ?
Pour gagner de l’argent. Dans quel but ? Pour obtenir de la
considération. A quelle fin ? Pour se sentir exister.
Pourquoi ? Pour être persuadé de rouler très vite, comme la
roue de secours dans le coffre de la voiture. Le monde occidental,
toujours à courir, de plus en plus vite, de plus en plus tôt, si
vite et si tôt qu’il en oubliait de savoir où il voulait aller.
Sur ces paroles, les deux compères se
plongèrent dans leurs pensées, Jacques ouvrit un livre, Majid
perdit son regard au-delà des barreaux, ses pensées s’évadèrent,
et la journée s’écoula silencieusement.
Dix heures moins dix le lendemain,
retour de promenade, Jacques pénétra dans la cellule, le visage
écarlate, le tee-shirt trempé de sueur. Majid étira ses vertèbres
cervicales en tournant lentement la tête de droite et de gauche,
ouvrit un œil embrumé, le referma, ayant obtenu l’information
qu’il cherchait, se retourna et se rendormit.
- Trop tard, tu es réveillé, inutile
de faire semblant, taquina Jacques d’un air enjoué.
- Je ne sais pas comment tu fais pour
te lever tous les matins et aller courir, quelqu’un te doit de
l’argent ou quoi ? susurra d’une voix molle et traînante
Majid.
Jacques sourit, retira son tee-shirt,
le jeta dans le lavabo avec l’intention de le laver quelques
instants plus tard, et commença dans un accès de jovialité :
- Je ne perds pas de vue que la prison
ne deviendra pas mon quotidien. Il est impératif d’en sortir en
présentant l’aspect, ne serait-ce que lointain, d’un être
humain. Il est donc primordial de conserver une activité physique et
cérébrale afin de ne pas sombrer dans la déchéance et la folie.
Dans ce but, j’ai bien l’intention de courir régulièrement,
plusieurs matins par semaine, dans la cour de promenade. L’adaptation
et le temps ont permis de superposer des couches sur nos instincts :
amitié, sociabilité, moralité, civisme. La prison est une société
plus basique, primitive, simple que la société extérieure, où
l’on ne s’encombre pas de ces couches superficielles. Les
comportements sont simplifiés. Ne t’y trompe pas, le monde
extérieur n’est pas meilleur, les instincts sont toujours
présents, mais camouflés derrière des protocoles si complexes
qu’ils se transforment aisément en labyrinthe où se dissimule la
sortie, autorisant toutes les déviances, toutes les perversités.
Majid lui adressait des regards mornes
et fatigués, ses yeux s’écarquillaient à grand peine et ses
idées restaient confuses, encore emprisonnées des bras de Morphée.
Jacques n’y prêta aucune attention, il continua gaiement.
- Ma venue dans la cour pour faire mon
footing éveille obligatoirement un esprit de compétition. Le
non-sportif te classe scrupuleusement dans la catégorie "sportif",
potentiellement plus dangereuse que la catégorie "en
dépression". Celui qui se sent en état de pratiquer un peu
d’exercice te jauge pour savoir à quel niveau s’élèvent tes
performances par rapport aux siennes. L’humanité chercher à
s’élever, les femmes sont attirées par ce qui brille, les hommes
par le pouvoir qui rend brillant. Un être trop faible n’apporte
rien, ce qui explique pourquoi on donne rarement aux pauvres, un trop
fort te met face à tes propres limites, ce qui te dévalorise. La
solution optimale consiste à s’associer avec un coureur d’un
niveau supérieur en lui disant que ce matin, on se décontracte un
peu, très léger, à 50% de son potentiel. Les regards extérieurs
te classent dans un meilleur groupe que tes capacités ne t’y
autorisent. Ensuite, on serre les dents, on court à 150%, et lorsque
ton collègue te regarde, tu arbores ton plus joli sourire et tu lui
dis sans paraître essoufflé : "ouais, ouais, light
aujourd’hui, j’ai pas envie de forcer". Le plus difficile
est de réussir à sourire et desserrer les dents lorsque chacun de
tes muscles te cause une souffrance et que tu as envie de tout sauf
de sourire. Ne vas pas croire que ce comportement est lié au monde
bestial de la prison. J’observais des réactions similaires quand
je courais au lac de la Muette, dans les quartiers huppés de Paris.
Retour en prison. Si tu es un coureur d’un bon niveau et que tu
souhaites conclure des alliances salutaires en ce lieu - l’union
confère la force, une maxime prenant toute sa valeur ici - la
tactique est de rester dans le peloton de tête, pour affirmer sa
valeur, tout en sachant stopper suffisamment tôt pour ne pas vexer
les retardataires. Donc les battre, si possible, mais seulement de
peu. Une humiliation équivaudrait à un gant jeté au visage et
aboutirait tôt ou tard à un duel, à l’opposé du but recherché.
Quand courir enseigne l’art de la diplomatie !
Majid s’était rendormi lourdement,
son activité préférée. Le temps consacré au sommeil voilait
l’anxiété de la prison. Jacques devenait soucieux, triste même,
et son visage préoccupé trahissait les pensées qui l’agitaient.
Il continua ses réflexions sur le quotidien de la prison pour
lui-même, à voix basse.
Le détenu cheminait toujours par une
salle d’attente dès l’instant où il sortait de sa cellule. Le
trajet usuel partait de la cellule, cheminait par une salle
d’attente, accédait au lieu d’activité, repassait par une salle
d’attente, et se terminait dans la cellule. Différents types de
salle d’attente existaient. La cellule aménagée, 9 m2, vidée de
son contenu, infâme, malodorante, si sale que personne n’osait
s’adosser au mur, où jusqu’à 30 détenus pouvaient être
parqués, se resserrant au milieu comme des proies emprisonnées au
centre d’une toile d’araignée, correspondait au modèle le plus
courant. Le modèle plus grand, toujours aussi dénué de meubles, de
fournitures ou d’aménagements, couvrait approximativement la
taille de 2 cellules. Le détenu ressentait un sentiment enivrant de
liberté à la vue de cette vaste étendue, il pouvait rester debout
sans être en contact avec quiconque, tourner librement sur lui-même
et, suprême raffinement, faire quelques pas. Il est étonnant de
découvrir que marcher sans but peut devenir un but. Déambuler pour
exister ! Immobiles, figés hors de la vie, ils posaient un pied
devant l’autre, puis l’autre devant l’un, et ils renaissaient.
Ensuite venait la salle d’attente
modèle grand luxe, mieux entretenue, repeinte au moins une fois tous
les 10 ans et balayée au minimum chaque mois, presque une salle
comme on en trouvait à l’extérieur. Parfois des chaises y avaient
été déposées. Les novices s’asseyaient dessus. Lorsque le
surveillant ouvrait la porte, il leur adressait, en vagissant d’une
voix nasillarde tel un campagnol qui se serait coincé les parties
dans un piège, des réflexions désobligeantes en leur demandant
s’ils se croyaient chez eux à prendre leurs aises. Les novices
étaient interloqués, ils ignoraient que la pièce était utilisée
comme débarras et les chaises y avaient été entreposées car on ne
savait pas où les stocker. Le détenu, toujours à l’affût d’un
mauvais coup, les empoignait et les utilisait………comme chaises.
Paroles inutiles d’un maton inoccupé qui aurait dû savoir, depuis
le temps que ces scènes se répétaient, qu’elle se répéterait à
nouveau la prochaine fois. Ôh toi, Grand Maître des clés, si tu
ignores comment t’occuper, fais comme nous, agis comme nous, tourne
en rond au lieu de parler pour ne rien dire, proposa Jacques en
riant.
Il passa volontairement sous silence
les salles d’attente des tribunaux car il était d’un optimisme
naturel et inébranlable, il adorait rire de tout, mais ce sujet
était trop délicat pour qu’il puisse en plaisanter. Environ un
mètre sur deux, inclus un wc à l’ancienne et un lavabo hors
d’usage, sans fenêtre, jamais aérées, jamais nettoyées, les
détenus y étaient stockés à deux voire trois. Cela ressemblait à
un chenil abandonné au dernier sous-sol d’un parking. A mon avis,
se dit Jacques, une telle déchéance était intentionnelle afin
d’humilier le détenu avant de le présenter au juge et ainsi
s’assurer de sa docilité. Il n’avait jamais vu une photo de ces
cellules d’attente. Un reportage à la télé avait bien mentionné
les salles d’attente, mais avait omis de préciser que la cellule
filmée était une cellule récemment rénovée du quartier des
femmes, un quartier moins fréquenté que celui des hommes. On
retrouvait la même légère différence entre une résidence sur la
côte d’azur et le carton du vagabond parisien. La République
s’exerce à imiter les propagandes des régimes totalitaires.
Jacques restait dubitatif. Une dictature était-elle un régime où
le leader régnait par les armes et une république un régime où le
leader régnait par la manipulation ? Les deux étaient-elles si
proches ?
Le nombre d’otages s’accroissait
dangereusement, la situation deviendrait critique si d’autres
étaient encore à venir. Le silence régnait en maître. Seul le
battement des cœurs se faisait entendre. La parole était dépassée,
les faits asséchaient les gorges et raidissaient les cordes vocales,
aucune vibration n’était plus possible, chacun pensait à sa
propre survie, évaluait ses chances et mesurait les risques. Une
atmosphère étrange, pesante, étouffante, emplissait chaque recoin
de la pièce avant le grand saut que tous redoutaient. La peur et
l’impatience se lisaient sur les visages.
Collé au mur, un papillon s’affairait,
indifférent aux événements tragiques qui se déroulaient. Que
faisait-il là ? Il était, comme Majid, attiré par le nectar.
Mais point de nectar pour lui à l’intérieur des constructions
humaines. Il réalisa sa mégarde et s’envola à nouveau à la
recherche d’une fleur inexistante. Il volait lentement, décrivait
des zigzags verticaux au rythme du battement de ses ailes. Il se posa
un peu plus loin sur le mur, surpris de ne pas rencontrer une corolle
où plonger sa trompe. Ses deux gros yeux à facettes donnaient
l’impression d’examiner la scène, tandis que ses deux longues
antennes terminées en massue envoyaient des ondes qui exploraient ce
que les sens des humains ne leur permettaient de percevoir. La
présence ici de ce papillon fascinait par son incongruité. Ses
ailes éblouissaient par leurs couleurs et leur beauté. Deux voiles
peintes par un artiste et ligotées autour du corps rabougri d’un
insecte. Un cerf-volant miniature égaré.
Un peu plus loin, une araignée ne
montrait guère plus d’intérêt au drame qui se déroulait sous
ses yeux. Le papillon est une œuvre d’art évoluant gracieusement
dans les airs pour le plaisir des yeux, l’araignée incarne le
négatif, la violence, la cruauté, tout ce qui inspire de l’aversion
dans le règne animal. Prédateur sans pitié, elle immobilise ses
proies vivantes, liquéfie leurs entrailles et les boit goulûment
pour se rassasier. Comment une créature aussi vile et repoussante
peut-elle créer une toile si ténue, délicate, efficace, à
l’architecture si parfaite ? Un piège imparable, indécelable,
quasiment indestructible. Un cadre en fil de soie épais supportait
l’ensemble, des rayons formaient la structure, et partant du
centre, un fil plus fin se déployait en cercles concentriques. Une
forteresse invisible gardée par un cerbère aux multiples pattes
velues, où chaque détail anatomique était conçu pour son
efficacité dans la destruction de l’adversaire.
Dans le règne humain, cet animal
aurait été mis au ban de la société tandis que le papillon aurait
été érigé au rang de star. La nature suivait-elle une règle
morale ? Une esthétique ? L’araignée était-elle moins
jolie, moins utile que le papillon ?
Majid alluma la radio. Il cherchait une
station potable. Il tomba par hasard sur une chanson qui fit resurgir
en lui des souvenirs vibrants. La mélodie l’atteignit en son for
intérieur, le heurta presque, le blessa, le laissa désarmé et sans
force. Il songea que la musique rappelle à l’homme un souvenir de
ses ancêtres luttant pour leur survie. Un son est synonyme de mort,
un autre de réjouissances. Les sons se sont transformés mais
parlent toujours, ils sont une symphonie d’amour au milieu des
souffrances de l’existence, déclenchent l’envie de crier sa joie
malgré les déceptions de la vie. Les corps résonnent à l’unisson
d’une mélodie, telle une vague se berçant et se perdant dans
l’océan. Lorsqu’une musique saisit une âme vagabonde, elle
l’extirpe de son monde, de ses préoccupations, l’oblige à la
suivre, esclave docile, béate et heureuse prisonnière d’un
paradis acoustique, refusant de quitter ses chaînes. Se laisser
emmener jusqu’à sentir la tête tourner, oublier le présent,
l’existence, seulement ressentir, vivre, ne plus penser. Un moment
d’évasion.
Jacques le regardait fixement, le
jaugeait pour essayer de comprendre quel était cet être ambivalent,
si sociable avec lui et pourtant dangereux pour ses semblables. Majid
se leva de sa chaise, versa l’eau bouillante dans les verres. Une
effluve de simili-café s’exhala au milieu des volutes de fumée.
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