Vive la Récidive - Chapitre 6

- Le temps passait dans la banque, le soleil se levait, et un nouveau client se pointa, reprit Majid.
La lumière changeait à présent que le soleil montait, et les rais de soleil escaladaient les murs, grimpaient sur le guichet, et atteignaient le dessus des têtes lorsqu’un nouveau client se présenta à la porte. Un quadragénaire de taille moyenne, au visage taciturne et apaisé où quelques rides naissantes exprimaient la sérénité des expériences surmontées. Le braqueur l’extirpa sans ménagement du sas pour le soustraire au regard de la rue, lui colla son revolver sous le menton. Richard ne paniqua pas outre-mesure, le voyou coula son regard vers les autres otages puis le planta au fond des yeux soucieux du nouveau venu pour évaluer son état d’âme et son potentiel de dangerosité. Ce dernier comprit ce que l’autre attendait de lui et se dirigea d’un pas nonchalant, sans mot dire, aux côtés de ses compagnons d’infortune.
Le gangster le toisa froidement :
- Tu vois le coffre là-bas, il est équipé d’une minuterie, et je suis comme toi, j’aimerais bien qu’on en finisse le plus vite possible, mais on doit attendre le bon vouloir de la minuterie, alors Monsieur va nous faire l’honneur d’agrémenter notre attente en nous contant les points essentiels de sa vie.
- Que je vous parle de ma vie ?
- C’est tout à fait ça, tant qu’à attendre, autant se distraire.
L’autre se tourna vers lui, compatissant :
- Le rejet de la civilisation. Ma vie pourrait se résumer par ces mots.
Réducteur. La vie n’est jamais une simple sentence sans contexte, mais plutôt une action située dans un environnement entraînant une réaction plus ou moins prévisible. Déterminisme ou libre-arbitre ? Libre-arbitre en réduisant, en observant de l’intérieur, en le vivant, mais Dieu doit trouver son monde tristement déterministe. Richard n’avait jamais vraiment choisi, ses choix n’en avaient pas été, ils s’étaient imposés à lui.
Le braqueur le fulmina du regard :
- Monsieur est un rebelle.
- Aucunement, ce à quoi vous aspirez par la violence, je l’ai rejeté par le renoncement.

Certains parlaient de vocation, lui répondait qu’il avait simplement suivi sa voie. Chacun a son destin. Le chemin est plus ou moins embroussaillé, plus ou moins encombré, parsemé d’embûches, de dénivelés, mais il y a toujours un point de départ et un point d’arrivée. Peut-être avait-il été trop passionné. Où peut-être son excès de sentiments était-il la voie rapide pour traverser la jungle des passions et se reposer dans le désert de la spiritualité. Toujours est-il qu’à 18 ans il avait été fou amoureux, marié, avec une voie toute tracée. Il avait trouvé la femme de sa vie. Son âme sœur, celle qui l’aiderait à atteindre son destin. Les choses s’étaient un peu compliquées lorsqu’il avait commencé à ouvrir les yeux. Oh, très rapidement. A 18 ans, les pulsions sont débordantes. Tant de passion frôlait l’hérésie et méritait l’anathème. Les fantasmes se heurtent aux tabous : les anges habitent-ils au même étage que les démons ? Le plaisir est-il toujours la conséquence d’un pacte faustien ? Dix huit ans, mûr pour le combat, armé d’inexpérience. échec garanti. Il se disait qu’un unique chemin mène à l’absolu, à l’immortalité : la voie de la pureté, de l’idéalisme. Son mariage avait tâché cet utopique dogme immaculé, comme un poulpe en osmose avec son milieu, qui soudainement vide sa poche d’encre puis s’enfuit sur ses tentacules à l’aide de grandes enjambées désarticulées.

Ses aspirations voguaient sur d’autres sphères que la satisfaction primaire des sens. Le salut de l’âme ne pouvait s’accommoder des pulsions charnelles. Il avait donc rompu son mariage, et au passage, un cœur qui n’avait pas été prévenu de sa quête initiale. L’amour, cette voie de perdition, était consommée. Il brisa le cercle vicieux de la débauche et de la luxure. Les passions appellent les passions et conduisent au chaos.

Il avait 29 ans. Ces événements dataient de 10 ans en arrière. Une autre vie. Un sentier exploré puis définitivement abandonné. Plus jamais depuis ses émotions ne l’avaient submergé. Plus jamais il n’avait laissé une femme l’approcher. Le reproche de pêché que diverses sociétés ont rejeté sur la femme sert de prétexte aux phallocrates pour asseoir leur domination. Il ne partageait pas leur point de vue mais comprenait la notion de pêché. Passion quand tu nous tiens ! Quoi de plus beau que l’Amour. Mais la chair devait être transcendée pour atteindre la pureté. La civilisation était basée sur l’Amour, le mariage, la famille, les biens matériels. Autant d’obstacles à l’élévation spirituelle. Sa place n’était plus ici.
Le malfaiteur se leva et se planta à côté de lui, si proche qu’il entendait son souffle paisible :
- En gros, t’es un raté.
Richard ne prêta pas attention à la remarque désobligeante, destinée à déstabiliser trop d’assurance, et poursuivit :
- Le monde occidental dispose sans conteste d’une avance technologique, mais quand est-il du parcours de l’âme ?

Son âme seule lui importait, elle seule pouvait lui apporter la paix, le repos, le bonheur. Elle seule ne connaissait pas les limites du corps physique et conduisait au nirvana, à l’illumination. Le choix avait été très rapide. Au stade où il en était rendu, faire marche arrière aurait frisé le ridicule, et il confessait par souci d’honnêteté qu’il ne l’avait pas désiré. Il avait seulement souhaité s’aventurer au bout de son rêve.
L’autre se rapprocha encore, de plus en plus près :
- Un illuminé, c’est ma journée !
Richard sembla rapetisser et se pressa contre le mur, incommodé par cette proximité et refusant toute confrontation directe.
- J’imagine que tu dors sur un banc public et t’as jamais quitté le village où ta mère habite, se moqua avec assurance le bandit.
- J’ai vécu au Tibet à une époque où sa frontière était totalement fermé au monde occidental, répondit paisiblement Richard.

Aussitôt débarqué au Tibet pour se retirer dans un monastère anodin caché au fond des collines, sans être heureux ou surpris, il avait instantanément ressenti que sa place était là. Juché comme un nid d’aigle sur un piton rocheux qui dominait la vallée où grimpaient les champs d’orge, le monastère de Dzongsar dégageait une forte impression, médiévale et mystique. La plupart des bâtiments étaient peints couleur ocre et les façades arboraient de grandes branches verticales noires et grises, typiques des monastères sakyapas. Une centaine d’habitations monastiques s’étageaient sur le piton, entourant les temples et les résidences des principaux lamas dans un labyrinthe étroit d’escaliers et de ruelles pleines d’une tranquille effervescence : derrière le calme apparent, l’activité était intense, et au-delà de chaque porte entrebâillée, dans chaque temple et chaque cour intérieure, des moines travaillaient. Ils astiquaient des lampes à beurre, fabriquaient des tormas, gâteaux sacrés à base de beurre et de tsampa, ou imprimaient des drapeaux à prière. Se frayant un passage à travers les étroites ruelles, des moinillons aux pieds nus chargés de lourdes théières croisaient les pèlerins faisant dévotement tourner leurs moulins à prières. Un monastère tibétain était, selon sa taille, une ville ou un village, avec ses rues et ses places, autour desquelles s’organisaient temples et halls d’assemblée, collèges, réserves et maisons particulières. Les moines tibétains ne vivaient pas en communauté. Chacun occupait sa maison ou sa chambre dans le monastère, et à l’exception du thé pris en commun au cours de la prière matinale, et des repas de fête, chacun préparait ses repas. Les moines qui ne pouvaient pas être entretenus par leur famille devaient travailler pour vivre ; les moines lettrés gagnaient leur vie comme professeurs, d’autres fondaient un commerce, certains étaient artisans, peintres ou sculpteurs. Des moines se mettaient aussi au service d’un lama riche, travaillaient aux cuisines ou à l’entretien du monastère.
On atteignait les ermitages de Tsankhomg Drupuk, dispersés dans la montagne au-dessus du monastère, en traversant de magnifiques sous-bois de saules, de spirées, d’armoises et de genévriers ; des drapeaux à prières flottaient entre les arbres. Perdues dans la forêt, les petites cabanes de bois et de terre abritaient plusieurs moines retraitants ; une des grottes était occupée par un lama. Le principal lieu de retraite était juché sur d’énormes rochers, au pied desquels le torrent disparaissait. Disséminés dans les chaos rocheux, les nombreuses grottes abritaient des retraitants.
Parfois, un moine était attaché à leur service, pour préparer le thé et les repas. Nulle obligation d’être moine pour s’adonner à l’étude et à la méditation, et parmi les laïcs, les hommes comme les femmes étaient nombreux à consacrer au cours de leur vie de longs moments aux pratiques spirituelles, que ce soit chez eux, dans un monastère ou dans un ermitage.

Le modeste monastère, par sa seule présence, incitait au recueillement. Il ne ressemblait pas aux fastueux édifices secrets dévoilés lors des émissions de télévision, qui faisaient rêver et inspiraient le respect. Il n’était qu’un lieu atemporel peuplé de quelques moines indifférents à l’arrivée de Richard. Les moines vaquaient à leurs activités qui n’avaient rien pouvant éveiller les sens, particulièrement pour un occidental. Ils devenaient bhikkhu, moine bouddhiste, pour comprendre les enseignements de Bouddha, dont le principal est que toute possession matérielle est futile. Si le rêve d’exotisme n’était pas stoppé à cette barrière, la suite s’en chargeait : respecter le "patimokkha", le code monastique constitué d’un ensemble de 300 règles qui régissaient entièrement la vie du moine. Pour se donner une idée du côté festif de l’apprentissage, les principaux préceptes inviolables étaient de ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir, ne pas avoir de relation sexuelle, et ne pas faire usage d’intoxicants. Pour se consoler, les bonzes étaient autorisés à posséder quelques étoffes pour se vêtir, une ceinture, un bol, un rasoir, un nécessaire à couture, et un filtre à eau. Pour l’occidental qu’était Richard, le parcours était loin des boites de nuit d’Ibiza !
- Hé ben t’as du t’ennuyer grave sur ton rocher, ça devait être bien monotone.
- Monotone ? Une activité qui se répète inlassablement et uniformément dans le temps génère la monotonie, mais notre notion du temps n’a plus cours là-bas. En quittant l’Occident je ne m’étais pas seulement projeté hors de l’espace, mais également hors du temps. Avant l’avènement des transports modernes, l’espace se limitait à la distance où nos pas nous portaient. Les progrès du transport ont ouvert notre espace. Mais nos esprits occidentaux s’accommodent mal de la possibilité du voyage dans le temps, accessible à condition de chevaucher le bon véhicule.
La curiosité du braqueur s’éveilla :
- Et tu as découvert quoi là-bas ?
- L’Asie recèle bien des mystères pour celui qui n’est pas initié. On y cultive la maîtrise du temps comme l’Occident cultive la maîtrise de l’espace.
Le braqueur fut déconfit par cette réponse ésotérique :
- Je vois, je vois, bon, reste face au mur et pas d’illumination.
Le pseudo-sage se passa la main dans ses cheveux longs et sombres, ses yeux extatiques fixèrent le preneur d’otages par-dessus les petites lunettes en demi-lune posées sur le bout de son nez.
- Selon vous, on ne peut être moralement irréprochable et sain d’esprit si on se lasse des succès, des plaisirs et des servitudes de la vie occidentale.
L’autre lui jeta un regard d’airain sans prononcer une parole supplémentaire, refusant de le suivre sur son terrain. Le moinillon continua sur sa lancée.
- Notre temps n’a pas cours en Orient.

Toutes identiques ses journées ? Oui. Monotones ? Non. Une suite d’instants présents constitue le temps. Il avait savouré avec délice chacun de ces instants. Pourquoi était-il revenu ? Peut-être n’était-il pas parvenu à la hauteur suffisante pour atteindre le sommet de la pyramide spirituelle. Il lui restait encore des tours de roue à accomplir avant d’achever son karma. Peut-être que son destin ne cheminait pas sur cette voie, que sa culture était trop différente, que le mal avait déjà gangrené la racine. Il savait seulement qu’après sept années de recueillement, la voix qui l’avait amené en ce lieu lui souffla de repartir. Il ne détenait pas d’explication. Son séjour était parvenu à son terme.

Il était donc revenu en France, sans se poser plus de questions qu’à son départ. Il n’avait pas exactement recommencé à zéro car il se sentait un nouvel homme. A nouveau plongé dans la course contre la montre des mégalopoles, il n’ignorait plus, cependant, que le temps n’existait pas. Il avait conservé un peu de cette sérénité qui habitait la montagne, là où seuls le vent et la nuit imprimaient un mouvement au jour. Elle lui transmettait une force et une arme inconnue des occidentaux, qu’il n’utilisait pas pour améliorer ses performances dans ce monde de compétition car cette notion ne le hantait plus. Il restait un spectateur de son époque, contemplant ses semblables avec un regard différent. Qui sait, peut-être avait-il atteint son but sans s’en apercevoir, ce que lui avait soufflé la voix qui l’avait poussé à revenir. Peut-être cet état de plénitude et de félicité dans lequel il baignait depuis son retour correspondait au faîte de la pyramide. La dernière étape était-elle cela ? Revenir au point de départ transfiguré, élevé ?

Sa présence dans cette banque cet après-midi-là était-elle une dernière épreuve ? Il lui portait le même regard indifférent qu’il portait à présent sur ce qui l’entourait. Indifférent n’était pas le mot le plus adéquat, il préférerait "sagesse", sans y joindre aucune prétention. S’il éprouvait encore des émotions semblables à celles de ces gens autour de lui, il les aurait plaint. Les victimes, l’agresseur, vivaient en dehors de leur corps, en désaccord avec lui, ils étaient déphasés, à la recherche d’eux-mêmes. Ils avaient peur de perdre ce corps qu’ils n’avaient jamais maîtrisé, peur de perdre ce temps qu’ils n’avaient jamais compris. Un gaspillage d’énergie sans en connaître la raison. Pourquoi ? Pour gagner de l’argent. Dans quel but ? Pour obtenir de la considération. A quelle fin ? Pour se sentir exister. Pourquoi ? Pour être persuadé de rouler très vite, comme la roue de secours dans le coffre de la voiture. Le monde occidental, toujours à courir, de plus en plus vite, de plus en plus tôt, si vite et si tôt qu’il en oubliait de savoir où il voulait aller.

Sur ces paroles, les deux compères se plongèrent dans leurs pensées, Jacques ouvrit un livre, Majid perdit son regard au-delà des barreaux, ses pensées s’évadèrent, et la journée s’écoula silencieusement.

Dix heures moins dix le lendemain, retour de promenade, Jacques pénétra dans la cellule, le visage écarlate, le tee-shirt trempé de sueur. Majid étira ses vertèbres cervicales en tournant lentement la tête de droite et de gauche, ouvrit un œil embrumé, le referma, ayant obtenu l’information qu’il cherchait, se retourna et se rendormit.
- Trop tard, tu es réveillé, inutile de faire semblant, taquina Jacques d’un air enjoué.
- Je ne sais pas comment tu fais pour te lever tous les matins et aller courir, quelqu’un te doit de l’argent ou quoi ? susurra d’une voix molle et traînante Majid.
Jacques sourit, retira son tee-shirt, le jeta dans le lavabo avec l’intention de le laver quelques instants plus tard, et commença dans un accès de jovialité :
- Je ne perds pas de vue que la prison ne deviendra pas mon quotidien. Il est impératif d’en sortir en présentant l’aspect, ne serait-ce que lointain, d’un être humain. Il est donc primordial de conserver une activité physique et cérébrale afin de ne pas sombrer dans la déchéance et la folie. Dans ce but, j’ai bien l’intention de courir régulièrement, plusieurs matins par semaine, dans la cour de promenade. L’adaptation et le temps ont permis de superposer des couches sur nos instincts : amitié, sociabilité, moralité, civisme. La prison est une société plus basique, primitive, simple que la société extérieure, où l’on ne s’encombre pas de ces couches superficielles. Les comportements sont simplifiés. Ne t’y trompe pas, le monde extérieur n’est pas meilleur, les instincts sont toujours présents, mais camouflés derrière des protocoles si complexes qu’ils se transforment aisément en labyrinthe où se dissimule la sortie, autorisant toutes les déviances, toutes les perversités.

Majid lui adressait des regards mornes et fatigués, ses yeux s’écarquillaient à grand peine et ses idées restaient confuses, encore emprisonnées des bras de Morphée. Jacques n’y prêta aucune attention, il continua gaiement.
- Ma venue dans la cour pour faire mon footing éveille obligatoirement un esprit de compétition. Le non-sportif te classe scrupuleusement dans la catégorie "sportif", potentiellement plus dangereuse que la catégorie "en dépression". Celui qui se sent en état de pratiquer un peu d’exercice te jauge pour savoir à quel niveau s’élèvent tes performances par rapport aux siennes. L’humanité chercher à s’élever, les femmes sont attirées par ce qui brille, les hommes par le pouvoir qui rend brillant. Un être trop faible n’apporte rien, ce qui explique pourquoi on donne rarement aux pauvres, un trop fort te met face à tes propres limites, ce qui te dévalorise. La solution optimale consiste à s’associer avec un coureur d’un niveau supérieur en lui disant que ce matin, on se décontracte un peu, très léger, à 50% de son potentiel. Les regards extérieurs te classent dans un meilleur groupe que tes capacités ne t’y autorisent. Ensuite, on serre les dents, on court à 150%, et lorsque ton collègue te regarde, tu arbores ton plus joli sourire et tu lui dis sans paraître essoufflé : "ouais, ouais, light aujourd’hui, j’ai pas envie de forcer". Le plus difficile est de réussir à sourire et desserrer les dents lorsque chacun de tes muscles te cause une souffrance et que tu as envie de tout sauf de sourire. Ne vas pas croire que ce comportement est lié au monde bestial de la prison. J’observais des réactions similaires quand je courais au lac de la Muette, dans les quartiers huppés de Paris. Retour en prison. Si tu es un coureur d’un bon niveau et que tu souhaites conclure des alliances salutaires en ce lieu - l’union confère la force, une maxime prenant toute sa valeur ici - la tactique est de rester dans le peloton de tête, pour affirmer sa valeur, tout en sachant stopper suffisamment tôt pour ne pas vexer les retardataires. Donc les battre, si possible, mais seulement de peu. Une humiliation équivaudrait à un gant jeté au visage et aboutirait tôt ou tard à un duel, à l’opposé du but recherché. Quand courir enseigne l’art de la diplomatie !

Majid s’était rendormi lourdement, son activité préférée. Le temps consacré au sommeil voilait l’anxiété de la prison. Jacques devenait soucieux, triste même, et son visage préoccupé trahissait les pensées qui l’agitaient. Il continua ses réflexions sur le quotidien de la prison pour lui-même, à voix basse.
Le détenu cheminait toujours par une salle d’attente dès l’instant où il sortait de sa cellule. Le trajet usuel partait de la cellule, cheminait par une salle d’attente, accédait au lieu d’activité, repassait par une salle d’attente, et se terminait dans la cellule. Différents types de salle d’attente existaient. La cellule aménagée, 9 m2, vidée de son contenu, infâme, malodorante, si sale que personne n’osait s’adosser au mur, où jusqu’à 30 détenus pouvaient être parqués, se resserrant au milieu comme des proies emprisonnées au centre d’une toile d’araignée, correspondait au modèle le plus courant. Le modèle plus grand, toujours aussi dénué de meubles, de fournitures ou d’aménagements, couvrait approximativement la taille de 2 cellules. Le détenu ressentait un sentiment enivrant de liberté à la vue de cette vaste étendue, il pouvait rester debout sans être en contact avec quiconque, tourner librement sur lui-même et, suprême raffinement, faire quelques pas. Il est étonnant de découvrir que marcher sans but peut devenir un but. Déambuler pour exister ! Immobiles, figés hors de la vie, ils posaient un pied devant l’autre, puis l’autre devant l’un, et ils renaissaient.
Ensuite venait la salle d’attente modèle grand luxe, mieux entretenue, repeinte au moins une fois tous les 10 ans et balayée au minimum chaque mois, presque une salle comme on en trouvait à l’extérieur. Parfois des chaises y avaient été déposées. Les novices s’asseyaient dessus. Lorsque le surveillant ouvrait la porte, il leur adressait, en vagissant d’une voix nasillarde tel un campagnol qui se serait coincé les parties dans un piège, des réflexions désobligeantes en leur demandant s’ils se croyaient chez eux à prendre leurs aises. Les novices étaient interloqués, ils ignoraient que la pièce était utilisée comme débarras et les chaises y avaient été entreposées car on ne savait pas où les stocker. Le détenu, toujours à l’affût d’un mauvais coup, les empoignait et les utilisait………comme chaises. Paroles inutiles d’un maton inoccupé qui aurait dû savoir, depuis le temps que ces scènes se répétaient, qu’elle se répéterait à nouveau la prochaine fois. Ôh toi, Grand Maître des clés, si tu ignores comment t’occuper, fais comme nous, agis comme nous, tourne en rond au lieu de parler pour ne rien dire, proposa Jacques en riant.
Il passa volontairement sous silence les salles d’attente des tribunaux car il était d’un optimisme naturel et inébranlable, il adorait rire de tout, mais ce sujet était trop délicat pour qu’il puisse en plaisanter. Environ un mètre sur deux, inclus un wc à l’ancienne et un lavabo hors d’usage, sans fenêtre, jamais aérées, jamais nettoyées, les détenus y étaient stockés à deux voire trois. Cela ressemblait à un chenil abandonné au dernier sous-sol d’un parking. A mon avis, se dit Jacques, une telle déchéance était intentionnelle afin d’humilier le détenu avant de le présenter au juge et ainsi s’assurer de sa docilité. Il n’avait jamais vu une photo de ces cellules d’attente. Un reportage à la télé avait bien mentionné les salles d’attente, mais avait omis de préciser que la cellule filmée était une cellule récemment rénovée du quartier des femmes, un quartier moins fréquenté que celui des hommes. On retrouvait la même légère différence entre une résidence sur la côte d’azur et le carton du vagabond parisien. La République s’exerce à imiter les propagandes des régimes totalitaires. Jacques restait dubitatif. Une dictature était-elle un régime où le leader régnait par les armes et une république un régime où le leader régnait par la manipulation ? Les deux étaient-elles si proches ?

Le nombre d’otages s’accroissait dangereusement, la situation deviendrait critique si d’autres étaient encore à venir. Le silence régnait en maître. Seul le battement des cœurs se faisait entendre. La parole était dépassée, les faits asséchaient les gorges et raidissaient les cordes vocales, aucune vibration n’était plus possible, chacun pensait à sa propre survie, évaluait ses chances et mesurait les risques. Une atmosphère étrange, pesante, étouffante, emplissait chaque recoin de la pièce avant le grand saut que tous redoutaient. La peur et l’impatience se lisaient sur les visages.

Collé au mur, un papillon s’affairait, indifférent aux événements tragiques qui se déroulaient. Que faisait-il là ? Il était, comme Majid, attiré par le nectar. Mais point de nectar pour lui à l’intérieur des constructions humaines. Il réalisa sa mégarde et s’envola à nouveau à la recherche d’une fleur inexistante. Il volait lentement, décrivait des zigzags verticaux au rythme du battement de ses ailes. Il se posa un peu plus loin sur le mur, surpris de ne pas rencontrer une corolle où plonger sa trompe. Ses deux gros yeux à facettes donnaient l’impression d’examiner la scène, tandis que ses deux longues antennes terminées en massue envoyaient des ondes qui exploraient ce que les sens des humains ne leur permettaient de percevoir. La présence ici de ce papillon fascinait par son incongruité. Ses ailes éblouissaient par leurs couleurs et leur beauté. Deux voiles peintes par un artiste et ligotées autour du corps rabougri d’un insecte. Un cerf-volant miniature égaré.

Un peu plus loin, une araignée ne montrait guère plus d’intérêt au drame qui se déroulait sous ses yeux. Le papillon est une œuvre d’art évoluant gracieusement dans les airs pour le plaisir des yeux, l’araignée incarne le négatif, la violence, la cruauté, tout ce qui inspire de l’aversion dans le règne animal. Prédateur sans pitié, elle immobilise ses proies vivantes, liquéfie leurs entrailles et les boit goulûment pour se rassasier. Comment une créature aussi vile et repoussante peut-elle créer une toile si ténue, délicate, efficace, à l’architecture si parfaite ? Un piège imparable, indécelable, quasiment indestructible. Un cadre en fil de soie épais supportait l’ensemble, des rayons formaient la structure, et partant du centre, un fil plus fin se déployait en cercles concentriques. Une forteresse invisible gardée par un cerbère aux multiples pattes velues, où chaque détail anatomique était conçu pour son efficacité dans la destruction de l’adversaire.
Dans le règne humain, cet animal aurait été mis au ban de la société tandis que le papillon aurait été érigé au rang de star. La nature suivait-elle une règle morale ? Une esthétique ? L’araignée était-elle moins jolie, moins utile que le papillon ?

Majid alluma la radio. Il cherchait une station potable. Il tomba par hasard sur une chanson qui fit resurgir en lui des souvenirs vibrants. La mélodie l’atteignit en son for intérieur, le heurta presque, le blessa, le laissa désarmé et sans force. Il songea que la musique rappelle à l’homme un souvenir de ses ancêtres luttant pour leur survie. Un son est synonyme de mort, un autre de réjouissances. Les sons se sont transformés mais parlent toujours, ils sont une symphonie d’amour au milieu des souffrances de l’existence, déclenchent l’envie de crier sa joie malgré les déceptions de la vie. Les corps résonnent à l’unisson d’une mélodie, telle une vague se berçant et se perdant dans l’océan. Lorsqu’une musique saisit une âme vagabonde, elle l’extirpe de son monde, de ses préoccupations, l’oblige à la suivre, esclave docile, béate et heureuse prisonnière d’un paradis acoustique, refusant de quitter ses chaînes. Se laisser emmener jusqu’à sentir la tête tourner, oublier le présent, l’existence, seulement ressentir, vivre, ne plus penser. Un moment d’évasion.

Jacques le regardait fixement, le jaugeait pour essayer de comprendre quel était cet être ambivalent, si sociable avec lui et pourtant dangereux pour ses semblables. Majid se leva de sa chaise, versa l’eau bouillante dans les verres. Une effluve de simili-café s’exhala au milieu des volutes de fumée.

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