- Le client suivant, c’était une
sportive, ben elle tremblait comme les autres, se moqua Majid.
A ce moment de la matinée, le soleil
se levant dardait sa lumière écarlate qui formait un merveilleux
camaïeu de rouges, illuminé de place en place d’ambre et
d’oranger. Alexandra était d’humeur joyeuse en entrant dans la
banque. La noirceur de l’accueil qu’elle reçut trancha avec ce
début de journée lumineux.
- Bienvenue au club, tu fais comme les
autres, et tout se passera bien.
Un énorme revolver se dressa face à
elle. Elle glapit d’effroi mais les sons s’étranglèrent dans sa
gorge et s’évanouirent. Le silence emplit le local et se
prolongea.
- Tu vas faire comme tes amis, tu vas
nous raconter une petite histoire pour nous distraire, rugit
l’individu sans scrupules pour casser le silence et reprendre le
contrôle.
- Je ne connais pas d’histoire, que
voulez-vous que je vous raconte, ne me faites pas de mal,
bégaya-t-elle.
- Qu’est ce qui te fait vibrer dans
la vie, poursuivit-il avec douceur.
- J’ai toujours rêvé de voyager.
Profiter de la vie, vivre chaque jour une expérience nouvelle et
enrichissante.
- T’es heureuse alors, avec moi tu ne
vas pas voyager beaucoup, mais en guise de nouvelle expérience, tu
es servie.
Ophélie était pétrifiée, transie de
peur. Elle se croyait plus forte. Ses yeux restèrent rivés sur le
gangster, sur son arme, symbole de destruction.
- Décontracte-toi, pense à quelque
chose d’agréable.
Le moment ne s’y prêtait guère,
pourtant l’ambiance surréaliste la poussait à une introspection
philosophique. Elle aurait presque avoué avoir recherché cette
marginalité dans laquelle elle vivait. Quel avenir l’attendait ?
Secrétaire, hôtesse d’accueil ? épouse d’un énergumène
capable de lui assurer la stabilité et la sécurité au prix d’une
allergie chronique à sa présence ?
L’organisateur de cette manifestation
inattendue dévisagea cette jeune femme dont la peau satinée, à la
lumière artificielle des néons, éclatait comme un tissu de soie.
Elle sortait du sas avec un mouvement de reine, émergeant au milieu
de flots de dentelles. Une physionomie angélique sur un cou velouté
couronnait une morphologie de poupée longue, fine et gracieuse, où
des muscles arrondis dénotaient un tempérament athlétique. Son
caractère résolu et ferme embellissait son dynamisme de femme
active sans émousser l’aspect sensuel, charnel de sa féminité.
Ophélie repensait à sa vie. Elle
aimait les défis. Une amie lui avait présenté une amie. Les
changements les plus importants d’une vie surviennent souvent comme
cela, discrètement, sans prévenir, dans les situations les plus
anodines. Après tout, si tout ce que voulait ce gangster était une
histoire pour détendre l’atmosphère et passer le temps, pourquoi
ne pas déverser ses états d’âme à voix haute, se dit-elle.
- L’amie de mon amie s’inscrivait
pour la 2° année consécutive dans un club de plongée. Elle était
intarissable sur le sujet. Elle s’était passionnée pour la
plongée, et son enthousiasme se ressentait lorsqu’elle en parlait.
Habitant une ville isolée érigée
dans une vallée circonscrite par des montagnes aux pics couverts
d’une neige étincelante, ce loisir était surprenant, excepté
pour un esprit à la recherche d’exotisme. Sa ville vivait
accompagnée de la montagne, skier était aussi routinier que
regarder la télévision. L’idée de faire de la plongée apportait
de la variété. Elle fut doublement surprise en découvrant cette
activité car elle s’était imaginée un sport dangereux réservé
aux seuls casse-cous virils, prétentieux et masculins.
- Finie l’époque des préjugés,
s’ils pouvaient, elle aussi elle pouvait. Le temps était venu de
cesser de sous-estimer les femmes, elle n’était pas moins capable
qu’un homme ! lança Ophélie comme un affront à l’attention
du truand. Elle avait surtout besoin de dissimuler sa frayeur.
Ophélie avait seize ans à l’époque.
Elle avait longtemps ruminé cette idée, puis elle s’était
lancée.
- Je me suis inscrite, et je me suis,
moi aussi, passionnée, au-delà de mes espérances, continua-t-elle.
Elle avait découvert un esprit
corporatif, un loisir où elle pouvait surmonter ses peurs, se
dépasser physiquement, apprendre, être en contact avec la nature.
Rien de commun avec une activité pour machos endurcis. Après dix
années de pratique en loisir et d’entraînement dans son club
local, elle avait obtenu son monitorat fédéral. A plusieurs
reprises, des moments difficiles l’avaient incitée à tout
plaquer, mais toujours, quelqu’un avait trouvé les mots pour l’en
dissuader, et elle avait refusé de s’avouer vaincue. Elle aurait
bien eu des remarques à émettre concernant les formations, mais
cela appartenait au passé, elle avait achevé sa formation, sa route
s’était dessinée devant elle. La décision la plus difficile fut
de transformer ce passe-temps de dilettante rebelle en métier
exclusif et à plein temps. Quitter un emploi stable et bien rémunéré
pour un salaire inférieur, dans la froideur de l’eau - le corps se
refroidit beaucoup plus vite dans l’eau que dans l’air, par
conséquent même l’eau à 30° des mers tropicales refroidit
rapidement un corps humain à 37.5° - au milieu des intempéries, à
exercer un métier physique éprouvant, accompagnant des élèves
têtus ou des clients exigeants, relevait de l’inconscience
notoire. Cependant, elle avait senti que c’était là sa chance à
saisir d’exercer un métier original, de ne pas déprimer d’ennui
en se rendant au travail le matin, de voyager, de vivre des aventures
captivantes, de rencontrer des gens différents, de visiter les îles.
- Je suis devenue monitrice de plongée
et j’ai décidé d’en faire mon métier, reprit-elle.
- Tu en as de la chance, t’as du voir
des trucs sympas, fit le gangster d’un air presque amical.
- Oui, je ne regrette pas,
concéda-t-elle.
Sa décision avait été rapide et
définitive, mais difficile à accepter. Elle n’avait rien pu
changer, le choix avait été tranché auparavant, en amont de la
raison, à la source des passions. Elle ne regrettait pas son acte de
déraison. Les débuts avaient été ardus, la suite également
d’ailleurs. Sans entrer dans le détail des formations, elle se
posa de nombreuses questions en passant le premier niveau du
monitorat, car ce passage charnière était conçu pour décourager
les candidats dont la motivation n’était pas inébranlable. Les
trois-quarts de la formation étaient axés sur des évaluations
physiques et des performances sportives. Elle se questionna sur les
raisons qui la poussaient à affronter ces travaux herculéens. Elle
obtint la moyenne à l’examen, elle se demandait encore à ce jour
par quel miracle, elle n’y avait pas cru, elle n’y croyait
toujours pas, et il n’aurait pas fallu lui demander de recommencer,
elle ne réitérerait cette folie pour rien au monde. Miracle
toujours inexpliqué, disait-elle, puisque l’une des épreuves
obligatoires et éliminatoires était une simple apnée à dix
mètres, une profondeur facile à atteindre qui ne représentait pas
un challenge insurmontable. Mais le stress, la fatigue des jours
passés, la peur de l’échec, et elle avait paniqué avant d’avoir
immergé le premier orteil. L’affrontement avec les profondeurs
avait tourné au défi dantesque. L’apnée est une question de
concentration, de décontraction. Il est impossible de bloquer sa
respiration, ne serait-ce que dix secondes, après avoir couru un
cent mètres. En revanche, en se décontractant, en se concentrant,
retenir sa respiration trois minutes est réalisable par n’importe
qui sans prédisposition particulière. Stressée, elle était partie
déjà essoufflée et convaincue d’échouer. Elle savait que chaque
coup de palme diminuait sa réserve d’oxygène, sans avoir pour
autant l’impression de se rapprocher du fond car la mauvaise
visibilité lui cachait son objectif. Elle continuait de descendre
mais elle suffoquait, elle pensait à sa consommation d’oxygène et
au retour à parcourir, tout le trajet le long duquel elle se hissait
péniblement l’éloignait de l’issue, du plein air. Une seule
pensée l’obnubilait : remonter au plus vite, ce qui
signifiait l’échec à l’examen. Hors de question. Que fit-elle ?
Elle ne l’avait jamais su. Elle était dans un tel état qu’elle
pensait s’être noyée et évoluer au ciel. Par chance, elle avait
droit à deux essais, et apparemment elle avait réussi au deuxième.
Quelle idée de lui demander une apnée pour enseigner la plongée
avec bouteille !
Après deux semaines d’épreuves
physiques, épuisée, elle pensait que les tests de connaissance,
purement scolaires, seraient plus décontractés puisque la sélection
avait déjà opérée son tri implacable. Elle eut la désagréable
surprise de découvrir qu’aucun répit ne lui serait accordé et
que la pression serait maintenue jusqu’au dernier instant. Là non
plus, à son grand étonnement, elle ne fut pas recalée.
Son parcours du combattant ne s’acheva
pas avec la formation. Elle eut la mauvaise idée de commencer à
travailler pour l’avant-saison en France. Elle affronta une eau
rendue glaciale par l’hiver, et que seul l’été à venir
réchaufferait. La température ne permettait pas de se réchauffer
sur le bateau. Peu de clients pour discuter agréablement. Une mer
houleuse voire agitée. Des fonds marins sans visibilité. En somme,
aucune condition plaisante et des journées épouvantables. Quand le
soleil rayonna ses premières chaleurs et leur accorda un peu de
répit dans leur lutte contre le froid, au lieu de profiter des
meilleures conditions, elle partit en Corse. Là-bas, en guise de
club de plongée, elle découvrit une usine à plongeurs. Son ami lui
reprocha avec ironie d’adresser des critiques à tout propos, même
lorsqu’elle avouait que le séjour avait été presque parfait. Il
y avait sûrement un peu de vrai dans la remarque de son ami, mais
l’efficacité du taylorisme appliquée aux loisirs lui avait
profondément déplu ! Après trois mois de travail à la
chaîne, elle était épuisée. Elle avait rempli son contrat, elle
avait prouvé ses capacités, mais elle ne se sentait aucune
disposition pour travailler dans ces conditions. Elle souhaitait que
plonger soit un loisir, pas un calcul de rentabilité.
Elle désirait admirer des poissons aux
couleurs irisées, nager avec des dauphins, accompagner le vol
gracieux des raies, croiser l’itinéraire sanguinaire des requins.
Alors elle s’était exportée dans les Caraïbes. Ni dauphins, ni
requins, ni raies mantas, mais plus de couleurs qu’un arc-en-ciel,
une eau de mer limpide et caressante comme si elle sortait d’un
robinet d’eau chaude, des paysages magnifiques à perte de vue, sur
terre, sur mer, et jusque dans l’azur du ciel. Les palmiers
réjouissaient l’œil, courbés par le souffle cajoleur des alysés
dont les reflets verts, accompagnés des variations bleues de la mer,
contrastaient avec la douceur d’un sable blanc aussi fin qu’une
farine vanillée. L’arrivée précoce des couchers de soleil
ponctuels, aux alentours de 18h00, permettait de n’en laisser
échapper aucun. Les nuances orangées qui se reflétaient sur les
ondulations de l’océan apaisé chatouillaient la pupille et
invitaient à l’abandon de l’âme. C’en était fini des défis
méditerranéens pour plonger le plus profond au péril de sa vie, en
dégradant sa santé. La beauté et la vie s’épanouissaient à
proximité de la surface. Enfin elle éprouvait le plaisir de
découvrir et faire découvrir une vie sous-marine riche et
merveilleuse. Certes, l’attitude résolument machiste de la
profession déclenchait parfois quelques agacements occasionnels,
mais elle serait de mauvaise foi si elle omettait de parler des
avantages que lui procurait son statut de femme dans un univers très
majoritairement masculin. Elle était l’objet de toutes les
attentions, quelquefois à l’excès si bien qu’elle aurait
souhaité parfois un peu d’anonymat et de la tranquillité qui
l’accompagne. Mais elle se devait d’avouer qu’une femme est
toujours flattée des sollicitations dont elle est l’objet. Elle
avait désiré exercer un métier original, elle ne pouvait pas s’en
plaindre à présent. Elle vécut des moments inoubliables. Elle ne
savait pas de quoi serait fait son avenir, mais elle était certaine
que la beauté des couchers de soleil, l’émotion ressentie en
contemplant le lagon bordé par son récif corallien effleurant la
surface de l’eau, le plaisir de l’air chaud et humide qui
enveloppait son corps dès le matin, la richesse des couleurs
sous-marines, et l’ambiance festive propre aux communautés
insulaires, resteraient à jamais une source de souvenirs qui
réchaufferaient ses jours sombres. La seule ombre à ce tableau
restait l’éloignement de sa famille qui lui pesait. Ils vivaient
en métropole, engoncés dans une douillette existence figée, et
elle ne les voyait guère plus de deux fois par an. Elle ne les avait
pas rencontrés depuis cinq mois. Ils étaient venus un mois entier.
C’était à présent à son tour de renouer avec son passé.
- J’ai posé tous mes congés de
l’année.
Elle prit conscience qu’elle
s’exprimait encore avec le langage des travailleurs du secteur
tertiaire, alors elle rectifia :
- Bon, pour dire vrai, c’est le
propriétaire du club qui m’avait demandé de prendre deux mois de
congés pendant la saison creuse.
Deux mois n’étaient pas immérités
en contrepartie des semaines en saison où le compteur horaire
dépassait allègrement les trente cinq ou trente neuf heures. Pour
être exact, si elle avait calculé le total réel, elle aurait eu
honte d’avouer travailler autant pour un si maigre salaire. Les
impératifs de la réalité n’ont que faire des accords couchés
sur le papier par les syndicats.
Elle avait quitté son paradis pour
revoir ce pays gris. Comme si elle avait eu davantage besoin d’être
convaincue que sa place n’était plus ici, l’enfer surgissait
dans sa vie lorsqu’elle pénétra dans cette banque. Elle aimait
prendre des risques, mais là elle saturait.
L’habituel bruit de serrure dans
cette porte de cellule sans poignée ni serrure côté cellule mit un
terme provisoire au récit de Majid qui sortit se dégourdir les
jambes. Pas de promenade pour Jacques cet après-midi-là. C’était
le moment d’abuser de la solitude en cellule car il y avait au
moins un acte et un lieu qu’il préférait affronter seul :
celui qu’il accomplissait aux toilettes. Les toilettes figurent un
lieu à part, un havre de solitude où l’on ne craint pas d’être
dérangé, sous réserve d’avoir éteint son tel portable,
appendice dont les détenus ne sont pas équipés. Un moment de
recueillement ponctué d’efforts intenses. La prison ôtait aux
toilettes leur aspect mystique. L’objectif restait le même que
pour les gens jouissant de leur liberté mais les modalités
d’application différaient. Le toilette carcéral n’œuvrait pas
en solitaire. Il vaquait à ses occupations en public, il les
partageait avec tous. Situé dans un coin, aucune porte ne l’isolait
du reste de la pièce, la seule séparation était un muret empêchant
que le détenu allongé sur son lit du bas ne voie son horizon
obscurci par les fesses de son codétenu en pleine opération
défécatoire.
Jacques s’avança vers le miroir. Il
y contempla un homme exténué, diminué. Il se perdit dans ses
pensées. Il se sentait seul, très seul. Il s’exprima à voix
haute à l’attention de son reflet dans le miroir.
- Tu vois mon gars, le choix du moment
opportun pour partager une intimité avec notre toilette affectionné
est délicat. Deux persécuteurs d’intimité, la porte et le
codétenu, s’y opposent. Nous sommes enfermés dans la cellule
presque sans discontinuer, mais la loi de Murphy provoque souvent
l’ouverture de la porte lorsqu’on s’en passerait volontiers. Un
papier à signer, une livraison de cantine, un changement de torchon,
une sortie de cellule pour aller en activité, du courrier, la
gamelle, les promenades, une vérification des cartes d’identité
intérieures, en somme toujours une raison qui ne fournit pas une
occupation permettant de lutter efficacement contre l’ennui, mais
qui en revanche vous dérange sans coup faillir et s’assied sur
votre dignité.
Jacques sourit, son one-man show était
ridicule, mais dans sa situation, le ridicule était préférable à
la réalité. Il poursuivit néanmoins sa thèse sur l’exploitation
des toilettes dans le silence de ses pensées. Première étape,
calculer sa plage horaire de toilette en fonction de l’ouverture de
la porte. Entre le petit déjeuner à 7h00 et la relève de
surveillant à 20h00, le caca s’apparentait à un jeu de hasard. A
tout moment, un ou une surveillante, vive la parité, ouvrait la
porte et exposait le plus naturellement du monde la raison de sa
venue. Cette pensée le révolta. Toute sa rage retenue explosa à la
face de son interlocuteur, son sosie dans le miroir.
- Imagine qu’au travail, tu sois aux
chiottes, pantalon baissé, en train de pousser, et qu’à ce moment
suprême ton chef de service ouvre la porte des toilettes sans
prévenir et te mette dans les mains un nouveau dossier à parapher
immédiatement. Tu as à présent une bonne idée de la situation. La
prison, qu’ils disent dans les médias, c’est pour que le
délinquant retrouve sa dignité de citoyen !
Pour la surveillante, la scène était
tout aussi ridicule. Gênée devant le grotesque de la situation,
elle tournait la tête et regardait droit devant elle pour parler,
attitude qui ne facilitait guère le dialogue. Ceci explique qu’on
rencontre en milieu carcéral plus de problèmes de constipation que
de gastro-entérite. En dehors de ces horaires (7h00 / 20h00), des
vérifications étaient effectuées au travers de l’œilleton, au
cas où un détenu se soit échappé en s’inspirant de la méthode
de Dutilleul que décrit si bien Maupassant dans sa nouvelle " Le
Passe-muraille " ou, cas plus probable, se soit suicidé.
L’architecte des toilettes, dans un élan de suprême attention,
avait disposé le toilette dans un recoin non visible depuis
l’œilleton. Si le surveillant effectuait sa ronde pendant que le
détenu décompressait sur le trône, il ne le voyait pas, alors il
s’agitait, gesticulait, aboyait derrière la porte, craignant une
évasion ( par l’évacuation des toilettes ? ). Il
devenait urgent pour le détenu de se manifester. Le prisonnier
novice courait, culotte aux chevilles, placer sa tête en face de
l’œilleton. Il ne courait pas loin, au risque de se cogner dans le
mur opposé, eu égard à l’exiguïté du lieu. Un ou deux demi-pas
suffisaient. Lorsque le détenu possédait une solide expérience,
qu’il s’était professionnalisé dans son activité de détenu,
il se contentait de lever le bras, version « Heil Hitler »,
tout en gardant les fesses au bain-marie sur la cuvette. Avec ces
maigres indices, même un maton parvenait à déduire, à partir de
la position du bras, où se trouvait le reste du corps. Opération
réussie, mais il en résultait une déconcentration extrême qui
coupait court à toute évacuation, comme si un ami venait vous
serrer la main pendant un marathon : tout effort était réduit
à néant.
Une fois le carnet de rendez-vous
aménagé, la plage horaire caca planifiée, Jacques n’était pas
au bout de ses peines. Le deuxième ennemi prenait les traits de
Majid. Il est difficile de se dissimuler dans une cellule. Sans la
coopération du codétenu, la tentative d’intimité était vouée à
l’échec. L’arrivant présomptueux et puritain obturait
psychologiquement son organe malfaisant pendant trois, quatre, cinq
jours en attendant que son codétenu sorte de la cellule pour une
promenade, la douche, etc. A la première seconde de solitude,
c’était Hiroshima. Une énergie trop longtemps contenue, qui
soudainement se libérait. Lorsque le codétenu revenait, il ne
comprenait pas toujours que le sourire béat qui zébrait le visage
de son colocataire reflétait son soulagement. Les habitués des
séjours imposés ne s’infligeaient pas cette épreuve et se
ruaient sur la seule solution durablement acceptable : informer
le codétenu que l’on pose son veto pour obtenir une suspension de
séance collective dans un but d’intimité de quelques minutes. La
tactique du camouflage militaire entrait en jeu. Le détenu se
retournait pour ne plus vous accrocher dans son champ visuel. Vous
augmentiez le volume de la radio ou de la télé (pour les cellules
les plus aisées financièrement qui, seules, en sont dotées) afin
de noyer le contact sonore. Vous ouvriez la fenêtre pour inciter à
l’évasion des témoins olfactifs. L’offensive était prête,
vous pouviez vous élancer sur le champ de bataille. Quelle
aventure ! Qui pense encore manquer d’occupation en prison ?
Jacques, avachi sur le siège des
toilettes, libérant son sphincter, gambergeait sur cette vie qui
était devenue la sienne, ponctuée de petits plaisirs qui lui
auraient paru ridicules dans son existence antérieure. La télévision
par exemple, qu’il fuyait lorsqu’il était libre car il estimait
que les seuls scénarios présentant un intérêt étaient ceux des
publicités. Ici, elle prenait une autre valeur. L’arrivée ou le
retour hebdomadaire de la télévision dans la cellule s’apparentait
toujours à un grand événement. Cette boite magique ouvrait une
fenêtre sur l’extérieur, emplie de couleurs, du sexe opposé, de
la vie hors des murs, des routes, des voitures, des téléphones, des
portes qui s’ouvrent de l’extérieur ET de l’intérieur, des
sentiments humains autres que les rapports de force et le respect de
la hiérarchie administrative. En somme, un rideau derrière lequel
se dissimulaient des existences différentes, un monde auquel ils
avaient appartenu un jour, s’ils se fiaient à leurs souvenirs,
qu’ils retrouveraient un jour, paraissait-il, ils ne cessaient
d’ailleurs de le dire pour se rassurer, mais y croyaient-ils
encore ?
La privation de liberté, pour les
longues peines, était plus intellectuelle que factuelle. La vie se
poursuivait presque normalement, manger, dormir, communiquer, l’idée
naissait d’une autre existence à venir, en dehors des murs, qui ne
se concrétisait pas et demeurait une attente justifiant l’espoir.
Le jour où la porte s’ouvrait enfin, comme un but qu’ils
n’espéraient pas vraiment atteindre, comme sa propre mort à
laquelle on ne croit pas tout à fait, ce n’était plus le même
individu qui ressortait, ce n’était plus un prisonnier qui rêvait
de sa liberté, c’était un homme resté si longtemps encagé qu’il
s’était adapté à la captivité et ne savait plus que faire de la
liberté. La liberté est un rêve partagé par tous, y compris ceux
qui en jouissent. Et puis la télévision, c’était cette
merveilleuse complice qui lui parlait, lui faisait partager sa vie
sans lui imposer ses problèmes, et avec qui il était impossible de
se disputer. Encore plus efficace qu’un chien, elle le couvrait de
son amour sans qu’il soit nécessaire de la nourrir. L’avenir du
chien prendrait les traits de la télé interactive. Les détenus
n’étaient pas autorisés à adopter un chien en détention, donc
ils initiaient le mouvement en se liant d’amitié avec leur télé.
Jacques marqua une pause dans ses réflexions, les pubs étaient
terminées, l’une de ses séries préférées commençait. Il en
profita pour terminer l’expulsion de ses déchets organiques. Il
était temps, la promenade se terminait, Majid réintégrait la
cellule. Ils éteignirent la télé, lassés des feuilletons qui
répétaient toujours le même message moralisateur, et des émissions
qui ne devaient leur audience qu’aux arguments plastiques des
femelles exhibées ainsi que le serait un morceau de viande saignante
sur l’étalage d’un boucher de quartier.
- Quel beau pays la France. Un pays
puissant, riche, développé, parmi les plus économiquement avancés
de la planète. Trente-six ans auparavant l’homme a marché sur la
lune. Conservons en mémoire les images et les paroles de cet instant
qui marqua l’histoire. En 36 années, la technologie a
considérablement évolué. En étudiant aujourd’hui les images de
l’époque, on a plus le sentiment d’assister à un spot
publicitaire aux nombreuses retouches, montages et trucages, qu’à
un documentaire enregistré sur le vif.
Jacques écoutait les informations à
la radio et ne put s’empêcher de les commenter. Il était amer,
acide contre un système auquel il avait cru, auquel il avait
consacré la majeure partie de sa vie, et qui l’avait rejeté comme
un malfrat. Air France faisait l’actualité. La figure de proue de
la technologie, de l’industrie, de l’avance française. Les
citoyens imposables étaient fiers de leur première compagnie
aérienne.
- Je repense aux deux cents morts, je
crois, de l’un des derniers vols du Concorde, éclata soudain
Jacques, comme mû par un ressort.
On eût dit qu’il n’attendait
qu’une occasion pour bondir.
- Une merveille technologique lorsqu’il
a vu le jour. Trop cher à l’exploitation, pas assez rentable.
Trente ans de service, trente ans de rafistolages au lieu d’entretien
aéronautique coûteux. Inévitablement, un jour, une rustine a
lâché. La décision d’envoyer ces vieilles carcasses à la
ferraille a été motivée par les deux cents morts du crash. Pour
bouger un ministère, les morts sont plus actifs que les vivants.
Seuls les plus riches et pressés pouvaient s’offrir un billet 1ere
classe pour voyager sur un charter supersonique.
Les informations à la radio se
poursuivaient sur la même veine. Grève du personnel de piste d’Air
France, inutile de s’inquiéter, 70% des vols seront assurés.
Autre information : il neigeait, mais aucun souci en vue, les
vols non annulés par la grève n’auraient qu’une demi-heure de
retard à cause de la neige.
Jacques explosa.
- Il est sûrement difficile de le
croire, mais certains jours je suis heureux d’être à présent
classé asocial et emprisonné, cela m’évite de payer des impôts
pour renflouer les caisses de sociétés prétentieuses, arrogantes,
désuètes, inefficaces, non compétitives, engluées dans un état
providence sclérosé.
Majid sourit en regardant Jacques rouge
de colère.
- ça fait plaisir de te voir comme ça.
Faut pas toujours garder les choses à l’intérieur de toi. Faut te
laisser vivre un peu de temps en temps, sinon tu vas péter une
durite. C’est pas bon de toujours tout contrôler. Tu veux que je
continue l’histoire de mon dernier braquage ? ça te changera
les idées, parce qu’il ne faut quand même pas que tu pètes un
câble et que tu détruises la cellule, elle peut encore servir.
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