Vive la Récidive - Chapitre 5

- Le client suivant, c’était une sportive, ben elle tremblait comme les autres, se moqua Majid.
A ce moment de la matinée, le soleil se levant dardait sa lumière écarlate qui formait un merveilleux camaïeu de rouges, illuminé de place en place d’ambre et d’oranger. Alexandra était d’humeur joyeuse en entrant dans la banque. La noirceur de l’accueil qu’elle reçut trancha avec ce début de journée lumineux.
- Bienvenue au club, tu fais comme les autres, et tout se passera bien.
Un énorme revolver se dressa face à elle. Elle glapit d’effroi mais les sons s’étranglèrent dans sa gorge et s’évanouirent. Le silence emplit le local et se prolongea.
- Tu vas faire comme tes amis, tu vas nous raconter une petite histoire pour nous distraire, rugit l’individu sans scrupules pour casser le silence et reprendre le contrôle.
- Je ne connais pas d’histoire, que voulez-vous que je vous raconte, ne me faites pas de mal, bégaya-t-elle.
- Qu’est ce qui te fait vibrer dans la vie, poursuivit-il avec douceur.
- J’ai toujours rêvé de voyager. Profiter de la vie, vivre chaque jour une expérience nouvelle et enrichissante.
- T’es heureuse alors, avec moi tu ne vas pas voyager beaucoup, mais en guise de nouvelle expérience, tu es servie.
Ophélie était pétrifiée, transie de peur. Elle se croyait plus forte. Ses yeux restèrent rivés sur le gangster, sur son arme, symbole de destruction.
- Décontracte-toi, pense à quelque chose d’agréable.
Le moment ne s’y prêtait guère, pourtant l’ambiance surréaliste la poussait à une introspection philosophique. Elle aurait presque avoué avoir recherché cette marginalité dans laquelle elle vivait. Quel avenir l’attendait ? Secrétaire, hôtesse d’accueil ? épouse d’un énergumène capable de lui assurer la stabilité et la sécurité au prix d’une allergie chronique à sa présence ?
L’organisateur de cette manifestation inattendue dévisagea cette jeune femme dont la peau satinée, à la lumière artificielle des néons, éclatait comme un tissu de soie. Elle sortait du sas avec un mouvement de reine, émergeant au milieu de flots de dentelles. Une physionomie angélique sur un cou velouté couronnait une morphologie de poupée longue, fine et gracieuse, où des muscles arrondis dénotaient un tempérament athlétique. Son caractère résolu et ferme embellissait son dynamisme de femme active sans émousser l’aspect sensuel, charnel de sa féminité.

Ophélie repensait à sa vie. Elle aimait les défis. Une amie lui avait présenté une amie. Les changements les plus importants d’une vie surviennent souvent comme cela, discrètement, sans prévenir, dans les situations les plus anodines. Après tout, si tout ce que voulait ce gangster était une histoire pour détendre l’atmosphère et passer le temps, pourquoi ne pas déverser ses états d’âme à voix haute, se dit-elle.
- L’amie de mon amie s’inscrivait pour la 2° année consécutive dans un club de plongée. Elle était intarissable sur le sujet. Elle s’était passionnée pour la plongée, et son enthousiasme se ressentait lorsqu’elle en parlait.
Habitant une ville isolée érigée dans une vallée circonscrite par des montagnes aux pics couverts d’une neige étincelante, ce loisir était surprenant, excepté pour un esprit à la recherche d’exotisme. Sa ville vivait accompagnée de la montagne, skier était aussi routinier que regarder la télévision. L’idée de faire de la plongée apportait de la variété. Elle fut doublement surprise en découvrant cette activité car elle s’était imaginée un sport dangereux réservé aux seuls casse-cous virils, prétentieux et masculins.
- Finie l’époque des préjugés, s’ils pouvaient, elle aussi elle pouvait. Le temps était venu de cesser de sous-estimer les femmes, elle n’était pas moins capable qu’un homme ! lança Ophélie comme un affront à l’attention du truand. Elle avait surtout besoin de dissimuler sa frayeur.
Ophélie avait seize ans à l’époque. Elle avait longtemps ruminé cette idée, puis elle s’était lancée.
- Je me suis inscrite, et je me suis, moi aussi, passionnée, au-delà de mes espérances, continua-t-elle.
Elle avait découvert un esprit corporatif, un loisir où elle pouvait surmonter ses peurs, se dépasser physiquement, apprendre, être en contact avec la nature. Rien de commun avec une activité pour machos endurcis. Après dix années de pratique en loisir et d’entraînement dans son club local, elle avait obtenu son monitorat fédéral. A plusieurs reprises, des moments difficiles l’avaient incitée à tout plaquer, mais toujours, quelqu’un avait trouvé les mots pour l’en dissuader, et elle avait refusé de s’avouer vaincue. Elle aurait bien eu des remarques à émettre concernant les formations, mais cela appartenait au passé, elle avait achevé sa formation, sa route s’était dessinée devant elle. La décision la plus difficile fut de transformer ce passe-temps de dilettante rebelle en métier exclusif et à plein temps. Quitter un emploi stable et bien rémunéré pour un salaire inférieur, dans la froideur de l’eau - le corps se refroidit beaucoup plus vite dans l’eau que dans l’air, par conséquent même l’eau à 30° des mers tropicales refroidit rapidement un corps humain à 37.5° - au milieu des intempéries, à exercer un métier physique éprouvant, accompagnant des élèves têtus ou des clients exigeants, relevait de l’inconscience notoire. Cependant, elle avait senti que c’était là sa chance à saisir d’exercer un métier original, de ne pas déprimer d’ennui en se rendant au travail le matin, de voyager, de vivre des aventures captivantes, de rencontrer des gens différents, de visiter les îles.
- Je suis devenue monitrice de plongée et j’ai décidé d’en faire mon métier, reprit-elle.
- Tu en as de la chance, t’as du voir des trucs sympas, fit le gangster d’un air presque amical.
- Oui, je ne regrette pas, concéda-t-elle.

Sa décision avait été rapide et définitive, mais difficile à accepter. Elle n’avait rien pu changer, le choix avait été tranché auparavant, en amont de la raison, à la source des passions. Elle ne regrettait pas son acte de déraison. Les débuts avaient été ardus, la suite également d’ailleurs. Sans entrer dans le détail des formations, elle se posa de nombreuses questions en passant le premier niveau du monitorat, car ce passage charnière était conçu pour décourager les candidats dont la motivation n’était pas inébranlable. Les trois-quarts de la formation étaient axés sur des évaluations physiques et des performances sportives. Elle se questionna sur les raisons qui la poussaient à affronter ces travaux herculéens. Elle obtint la moyenne à l’examen, elle se demandait encore à ce jour par quel miracle, elle n’y avait pas cru, elle n’y croyait toujours pas, et il n’aurait pas fallu lui demander de recommencer, elle ne réitérerait cette folie pour rien au monde. Miracle toujours inexpliqué, disait-elle, puisque l’une des épreuves obligatoires et éliminatoires était une simple apnée à dix mètres, une profondeur facile à atteindre qui ne représentait pas un challenge insurmontable. Mais le stress, la fatigue des jours passés, la peur de l’échec, et elle avait paniqué avant d’avoir immergé le premier orteil. L’affrontement avec les profondeurs avait tourné au défi dantesque. L’apnée est une question de concentration, de décontraction. Il est impossible de bloquer sa respiration, ne serait-ce que dix secondes, après avoir couru un cent mètres. En revanche, en se décontractant, en se concentrant, retenir sa respiration trois minutes est réalisable par n’importe qui sans prédisposition particulière. Stressée, elle était partie déjà essoufflée et convaincue d’échouer. Elle savait que chaque coup de palme diminuait sa réserve d’oxygène, sans avoir pour autant l’impression de se rapprocher du fond car la mauvaise visibilité lui cachait son objectif. Elle continuait de descendre mais elle suffoquait, elle pensait à sa consommation d’oxygène et au retour à parcourir, tout le trajet le long duquel elle se hissait péniblement l’éloignait de l’issue, du plein air. Une seule pensée l’obnubilait : remonter au plus vite, ce qui signifiait l’échec à l’examen. Hors de question. Que fit-elle ? Elle ne l’avait jamais su. Elle était dans un tel état qu’elle pensait s’être noyée et évoluer au ciel. Par chance, elle avait droit à deux essais, et apparemment elle avait réussi au deuxième. Quelle idée de lui demander une apnée pour enseigner la plongée avec bouteille !

Après deux semaines d’épreuves physiques, épuisée, elle pensait que les tests de connaissance, purement scolaires, seraient plus décontractés puisque la sélection avait déjà opérée son tri implacable. Elle eut la désagréable surprise de découvrir qu’aucun répit ne lui serait accordé et que la pression serait maintenue jusqu’au dernier instant. Là non plus, à son grand étonnement, elle ne fut pas recalée.

Son parcours du combattant ne s’acheva pas avec la formation. Elle eut la mauvaise idée de commencer à travailler pour l’avant-saison en France. Elle affronta une eau rendue glaciale par l’hiver, et que seul l’été à venir réchaufferait. La température ne permettait pas de se réchauffer sur le bateau. Peu de clients pour discuter agréablement. Une mer houleuse voire agitée. Des fonds marins sans visibilité. En somme, aucune condition plaisante et des journées épouvantables. Quand le soleil rayonna ses premières chaleurs et leur accorda un peu de répit dans leur lutte contre le froid, au lieu de profiter des meilleures conditions, elle partit en Corse. Là-bas, en guise de club de plongée, elle découvrit une usine à plongeurs. Son ami lui reprocha avec ironie d’adresser des critiques à tout propos, même lorsqu’elle avouait que le séjour avait été presque parfait. Il y avait sûrement un peu de vrai dans la remarque de son ami, mais l’efficacité du taylorisme appliquée aux loisirs lui avait profondément déplu ! Après trois mois de travail à la chaîne, elle était épuisée. Elle avait rempli son contrat, elle avait prouvé ses capacités, mais elle ne se sentait aucune disposition pour travailler dans ces conditions. Elle souhaitait que plonger soit un loisir, pas un calcul de rentabilité.

Elle désirait admirer des poissons aux couleurs irisées, nager avec des dauphins, accompagner le vol gracieux des raies, croiser l’itinéraire sanguinaire des requins. Alors elle s’était exportée dans les Caraïbes. Ni dauphins, ni requins, ni raies mantas, mais plus de couleurs qu’un arc-en-ciel, une eau de mer limpide et caressante comme si elle sortait d’un robinet d’eau chaude, des paysages magnifiques à perte de vue, sur terre, sur mer, et jusque dans l’azur du ciel. Les palmiers réjouissaient l’œil, courbés par le souffle cajoleur des alysés dont les reflets verts, accompagnés des variations bleues de la mer, contrastaient avec la douceur d’un sable blanc aussi fin qu’une farine vanillée. L’arrivée précoce des couchers de soleil ponctuels, aux alentours de 18h00, permettait de n’en laisser échapper aucun. Les nuances orangées qui se reflétaient sur les ondulations de l’océan apaisé chatouillaient la pupille et invitaient à l’abandon de l’âme. C’en était fini des défis méditerranéens pour plonger le plus profond au péril de sa vie, en dégradant sa santé. La beauté et la vie s’épanouissaient à proximité de la surface. Enfin elle éprouvait le plaisir de découvrir et faire découvrir une vie sous-marine riche et merveilleuse. Certes, l’attitude résolument machiste de la profession déclenchait parfois quelques agacements occasionnels, mais elle serait de mauvaise foi si elle omettait de parler des avantages que lui procurait son statut de femme dans un univers très majoritairement masculin. Elle était l’objet de toutes les attentions, quelquefois à l’excès si bien qu’elle aurait souhaité parfois un peu d’anonymat et de la tranquillité qui l’accompagne. Mais elle se devait d’avouer qu’une femme est toujours flattée des sollicitations dont elle est l’objet. Elle avait désiré exercer un métier original, elle ne pouvait pas s’en plaindre à présent. Elle vécut des moments inoubliables. Elle ne savait pas de quoi serait fait son avenir, mais elle était certaine que la beauté des couchers de soleil, l’émotion ressentie en contemplant le lagon bordé par son récif corallien effleurant la surface de l’eau, le plaisir de l’air chaud et humide qui enveloppait son corps dès le matin, la richesse des couleurs sous-marines, et l’ambiance festive propre aux communautés insulaires, resteraient à jamais une source de souvenirs qui réchaufferaient ses jours sombres. La seule ombre à ce tableau restait l’éloignement de sa famille qui lui pesait. Ils vivaient en métropole, engoncés dans une douillette existence figée, et elle ne les voyait guère plus de deux fois par an. Elle ne les avait pas rencontrés depuis cinq mois. Ils étaient venus un mois entier. C’était à présent à son tour de renouer avec son passé.
- J’ai posé tous mes congés de l’année.
Elle prit conscience qu’elle s’exprimait encore avec le langage des travailleurs du secteur tertiaire, alors elle rectifia :
- Bon, pour dire vrai, c’est le propriétaire du club qui m’avait demandé de prendre deux mois de congés pendant la saison creuse.
Deux mois n’étaient pas immérités en contrepartie des semaines en saison où le compteur horaire dépassait allègrement les trente cinq ou trente neuf heures. Pour être exact, si elle avait calculé le total réel, elle aurait eu honte d’avouer travailler autant pour un si maigre salaire. Les impératifs de la réalité n’ont que faire des accords couchés sur le papier par les syndicats.

Elle avait quitté son paradis pour revoir ce pays gris. Comme si elle avait eu davantage besoin d’être convaincue que sa place n’était plus ici, l’enfer surgissait dans sa vie lorsqu’elle pénétra dans cette banque. Elle aimait prendre des risques, mais là elle saturait.

L’habituel bruit de serrure dans cette porte de cellule sans poignée ni serrure côté cellule mit un terme provisoire au récit de Majid qui sortit se dégourdir les jambes. Pas de promenade pour Jacques cet après-midi-là. C’était le moment d’abuser de la solitude en cellule car il y avait au moins un acte et un lieu qu’il préférait affronter seul : celui qu’il accomplissait aux toilettes. Les toilettes figurent un lieu à part, un havre de solitude où l’on ne craint pas d’être dérangé, sous réserve d’avoir éteint son tel portable, appendice dont les détenus ne sont pas équipés. Un moment de recueillement ponctué d’efforts intenses. La prison ôtait aux toilettes leur aspect mystique. L’objectif restait le même que pour les gens jouissant de leur liberté mais les modalités d’application différaient. Le toilette carcéral n’œuvrait pas en solitaire. Il vaquait à ses occupations en public, il les partageait avec tous. Situé dans un coin, aucune porte ne l’isolait du reste de la pièce, la seule séparation était un muret empêchant que le détenu allongé sur son lit du bas ne voie son horizon obscurci par les fesses de son codétenu en pleine opération défécatoire.
Jacques s’avança vers le miroir. Il y contempla un homme exténué, diminué. Il se perdit dans ses pensées. Il se sentait seul, très seul. Il s’exprima à voix haute à l’attention de son reflet dans le miroir.
- Tu vois mon gars, le choix du moment opportun pour partager une intimité avec notre toilette affectionné est délicat. Deux persécuteurs d’intimité, la porte et le codétenu, s’y opposent. Nous sommes enfermés dans la cellule presque sans discontinuer, mais la loi de Murphy provoque souvent l’ouverture de la porte lorsqu’on s’en passerait volontiers. Un papier à signer, une livraison de cantine, un changement de torchon, une sortie de cellule pour aller en activité, du courrier, la gamelle, les promenades, une vérification des cartes d’identité intérieures, en somme toujours une raison qui ne fournit pas une occupation permettant de lutter efficacement contre l’ennui, mais qui en revanche vous dérange sans coup faillir et s’assied sur votre dignité.
Jacques sourit, son one-man show était ridicule, mais dans sa situation, le ridicule était préférable à la réalité. Il poursuivit néanmoins sa thèse sur l’exploitation des toilettes dans le silence de ses pensées. Première étape, calculer sa plage horaire de toilette en fonction de l’ouverture de la porte. Entre le petit déjeuner à 7h00 et la relève de surveillant à 20h00, le caca s’apparentait à un jeu de hasard. A tout moment, un ou une surveillante, vive la parité, ouvrait la porte et exposait le plus naturellement du monde la raison de sa venue. Cette pensée le révolta. Toute sa rage retenue explosa à la face de son interlocuteur, son sosie dans le miroir.
- Imagine qu’au travail, tu sois aux chiottes, pantalon baissé, en train de pousser, et qu’à ce moment suprême ton chef de service ouvre la porte des toilettes sans prévenir et te mette dans les mains un nouveau dossier à parapher immédiatement. Tu as à présent une bonne idée de la situation. La prison, qu’ils disent dans les médias, c’est pour que le délinquant retrouve sa dignité de citoyen !
Pour la surveillante, la scène était tout aussi ridicule. Gênée devant le grotesque de la situation, elle tournait la tête et regardait droit devant elle pour parler, attitude qui ne facilitait guère le dialogue. Ceci explique qu’on rencontre en milieu carcéral plus de problèmes de constipation que de gastro-entérite. En dehors de ces horaires (7h00 / 20h00), des vérifications étaient effectuées au travers de l’œilleton, au cas où un détenu se soit échappé en s’inspirant de la méthode de Dutilleul que décrit si bien Maupassant dans sa nouvelle " Le Passe-muraille " ou, cas plus probable, se soit suicidé. L’architecte des toilettes, dans un élan de suprême attention, avait disposé le toilette dans un recoin non visible depuis l’œilleton. Si le surveillant effectuait sa ronde pendant que le détenu décompressait sur le trône, il ne le voyait pas, alors il s’agitait, gesticulait, aboyait derrière la porte, craignant une évasion ( par l’évacuation des toilettes ? ). Il devenait urgent pour le détenu de se manifester. Le prisonnier novice courait, culotte aux chevilles, placer sa tête en face de l’œilleton. Il ne courait pas loin, au risque de se cogner dans le mur opposé, eu égard à l’exiguïté du lieu. Un ou deux demi-pas suffisaient. Lorsque le détenu possédait une solide expérience, qu’il s’était professionnalisé dans son activité de détenu, il se contentait de lever le bras, version « Heil Hitler », tout en gardant les fesses au bain-marie sur la cuvette. Avec ces maigres indices, même un maton parvenait à déduire, à partir de la position du bras, où se trouvait le reste du corps. Opération réussie, mais il en résultait une déconcentration extrême qui coupait court à toute évacuation, comme si un ami venait vous serrer la main pendant un marathon : tout effort était réduit à néant.
Une fois le carnet de rendez-vous aménagé, la plage horaire caca planifiée, Jacques n’était pas au bout de ses peines. Le deuxième ennemi prenait les traits de Majid. Il est difficile de se dissimuler dans une cellule. Sans la coopération du codétenu, la tentative d’intimité était vouée à l’échec. L’arrivant présomptueux et puritain obturait psychologiquement son organe malfaisant pendant trois, quatre, cinq jours en attendant que son codétenu sorte de la cellule pour une promenade, la douche, etc. A la première seconde de solitude, c’était Hiroshima. Une énergie trop longtemps contenue, qui soudainement se libérait. Lorsque le codétenu revenait, il ne comprenait pas toujours que le sourire béat qui zébrait le visage de son colocataire reflétait son soulagement. Les habitués des séjours imposés ne s’infligeaient pas cette épreuve et se ruaient sur la seule solution durablement acceptable : informer le codétenu que l’on pose son veto pour obtenir une suspension de séance collective dans un but d’intimité de quelques minutes. La tactique du camouflage militaire entrait en jeu. Le détenu se retournait pour ne plus vous accrocher dans son champ visuel. Vous augmentiez le volume de la radio ou de la télé (pour les cellules les plus aisées financièrement qui, seules, en sont dotées) afin de noyer le contact sonore. Vous ouvriez la fenêtre pour inciter à l’évasion des témoins olfactifs. L’offensive était prête, vous pouviez vous élancer sur le champ de bataille. Quelle aventure ! Qui pense encore manquer d’occupation en prison ?

Jacques, avachi sur le siège des toilettes, libérant son sphincter, gambergeait sur cette vie qui était devenue la sienne, ponctuée de petits plaisirs qui lui auraient paru ridicules dans son existence antérieure. La télévision par exemple, qu’il fuyait lorsqu’il était libre car il estimait que les seuls scénarios présentant un intérêt étaient ceux des publicités. Ici, elle prenait une autre valeur. L’arrivée ou le retour hebdomadaire de la télévision dans la cellule s’apparentait toujours à un grand événement. Cette boite magique ouvrait une fenêtre sur l’extérieur, emplie de couleurs, du sexe opposé, de la vie hors des murs, des routes, des voitures, des téléphones, des portes qui s’ouvrent de l’extérieur ET de l’intérieur, des sentiments humains autres que les rapports de force et le respect de la hiérarchie administrative. En somme, un rideau derrière lequel se dissimulaient des existences différentes, un monde auquel ils avaient appartenu un jour, s’ils se fiaient à leurs souvenirs, qu’ils retrouveraient un jour, paraissait-il, ils ne cessaient d’ailleurs de le dire pour se rassurer, mais y croyaient-ils encore ?
La privation de liberté, pour les longues peines, était plus intellectuelle que factuelle. La vie se poursuivait presque normalement, manger, dormir, communiquer, l’idée naissait d’une autre existence à venir, en dehors des murs, qui ne se concrétisait pas et demeurait une attente justifiant l’espoir. Le jour où la porte s’ouvrait enfin, comme un but qu’ils n’espéraient pas vraiment atteindre, comme sa propre mort à laquelle on ne croit pas tout à fait, ce n’était plus le même individu qui ressortait, ce n’était plus un prisonnier qui rêvait de sa liberté, c’était un homme resté si longtemps encagé qu’il s’était adapté à la captivité et ne savait plus que faire de la liberté. La liberté est un rêve partagé par tous, y compris ceux qui en jouissent. Et puis la télévision, c’était cette merveilleuse complice qui lui parlait, lui faisait partager sa vie sans lui imposer ses problèmes, et avec qui il était impossible de se disputer. Encore plus efficace qu’un chien, elle le couvrait de son amour sans qu’il soit nécessaire de la nourrir. L’avenir du chien prendrait les traits de la télé interactive. Les détenus n’étaient pas autorisés à adopter un chien en détention, donc ils initiaient le mouvement en se liant d’amitié avec leur télé. Jacques marqua une pause dans ses réflexions, les pubs étaient terminées, l’une de ses séries préférées commençait. Il en profita pour terminer l’expulsion de ses déchets organiques. Il était temps, la promenade se terminait, Majid réintégrait la cellule. Ils éteignirent la télé, lassés des feuilletons qui répétaient toujours le même message moralisateur, et des émissions qui ne devaient leur audience qu’aux arguments plastiques des femelles exhibées ainsi que le serait un morceau de viande saignante sur l’étalage d’un boucher de quartier.

- Quel beau pays la France. Un pays puissant, riche, développé, parmi les plus économiquement avancés de la planète. Trente-six ans auparavant l’homme a marché sur la lune. Conservons en mémoire les images et les paroles de cet instant qui marqua l’histoire. En 36 années, la technologie a considérablement évolué. En étudiant aujourd’hui les images de l’époque, on a plus le sentiment d’assister à un spot publicitaire aux nombreuses retouches, montages et trucages, qu’à un documentaire enregistré sur le vif.
Jacques écoutait les informations à la radio et ne put s’empêcher de les commenter. Il était amer, acide contre un système auquel il avait cru, auquel il avait consacré la majeure partie de sa vie, et qui l’avait rejeté comme un malfrat. Air France faisait l’actualité. La figure de proue de la technologie, de l’industrie, de l’avance française. Les citoyens imposables étaient fiers de leur première compagnie aérienne.
- Je repense aux deux cents morts, je crois, de l’un des derniers vols du Concorde, éclata soudain Jacques, comme mû par un ressort.
On eût dit qu’il n’attendait qu’une occasion pour bondir.
- Une merveille technologique lorsqu’il a vu le jour. Trop cher à l’exploitation, pas assez rentable. Trente ans de service, trente ans de rafistolages au lieu d’entretien aéronautique coûteux. Inévitablement, un jour, une rustine a lâché. La décision d’envoyer ces vieilles carcasses à la ferraille a été motivée par les deux cents morts du crash. Pour bouger un ministère, les morts sont plus actifs que les vivants. Seuls les plus riches et pressés pouvaient s’offrir un billet 1ere classe pour voyager sur un charter supersonique.
Les informations à la radio se poursuivaient sur la même veine. Grève du personnel de piste d’Air France, inutile de s’inquiéter, 70% des vols seront assurés. Autre information : il neigeait, mais aucun souci en vue, les vols non annulés par la grève n’auraient qu’une demi-heure de retard à cause de la neige.
Jacques explosa.
- Il est sûrement difficile de le croire, mais certains jours je suis heureux d’être à présent classé asocial et emprisonné, cela m’évite de payer des impôts pour renflouer les caisses de sociétés prétentieuses, arrogantes, désuètes, inefficaces, non compétitives, engluées dans un état providence sclérosé.
Majid sourit en regardant Jacques rouge de colère.
- ça fait plaisir de te voir comme ça. Faut pas toujours garder les choses à l’intérieur de toi. Faut te laisser vivre un peu de temps en temps, sinon tu vas péter une durite. C’est pas bon de toujours tout contrôler. Tu veux que je continue l’histoire de mon dernier braquage ? ça te changera les idées, parce qu’il ne faut quand même pas que tu pètes un câble et que tu détruises la cellule, elle peut encore servir.
Sur ces bons mots, il éclata d’un rire caverneux.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire