- Tu t’es arrêté en cours de route,
mais dans ta banque, avec la cliente qui t’as pris pour son psy, ça
s’est passé comment ?
Majid sourit en repensant au deuxième
client qui était entré. Jamais de sa vie Charles n’aurait pensé
vivre une telle scène en se rendant à sa banque.
- Salut grand-père, l’apostropha
Majid méconnaissable avec sa cagoule qui lui recouvrait tout le
visage.
Il le tira vigoureusement par la manche
de son pardessus.
- Tu te colles au mur avec ta collègue
et tu fais comme elle, tu nous racontes gentiment ce que tu fais dans
la vie.
Charles découvrait une situation
inédite, insolite. Pris au dépourvu, il obéit, imita la jeune
femme face au mur les mains sur la tête. Il était abasourdi,
hagard, il perdait sa prestance, et malgré son costume en lin, à
trois boutons je vous prie, coupe croisée, et son élégante chemise
jaune sur laquelle reposait une cravate marron qui s’harmonisait
avec les chaussettes Walt Disney dont son petit-fils, conscient de la
nécessité d’égayer sa décrépitude extérieure, lui avait fait
cadeau. Il sentit que toute la laideur de son être s’exposait,
impudique, à la vue de tous. L’embonpoint de sa panse, la
cinquantaine avancée d’un corps négligé, ses cheveux ternes et
dégarnis pendant mollement et où luisait un crane irrégulier et
blafard, son visage austère, trop ridé, déshydraté, au teint
maladif, et les auréoles de transpiration aux aisselles qui
tâchaient sa chemise, expulsaient un soupir de compassion à l’égard
du triste spectacle qu’il offrait à contempler. Il se sentait
gras, vagissant comme un veau trop bien nourri mené à l’abattoir.
- Et bien alors, j’attends,
raconte-moi ta journée-type, éructa Majid.
Le soleil du matin filtrait à travers
les vitres de l’agence bancaire et traçait des raies lumineuses
sur les murs. L’air bourdonnait du vol des mouches, le
bourdonnement affairé du matin.
- Hé bien, heuu tous les matins, je me
rends …… au bureau. En arrivant heuu, je prends un café.
Il n’était pas un adepte de la
caféine, mais c’était un rituel social qui permettait d’engager
la conversation avec les collègues et partager les idées de la
nuit, faire le point sur les pistes en cours, et accessoirement
recueillir une nouvelle inspiration. La réunion imprévue
quotidienne autour de la cafetière permettait également d’affirmer
son identité sociale. Il était passionné par son métier et s’y
impliquait tant qu’il avait l’impression d’être un étranger à
sa propre vie.
- C’est quoi ton boulot ? lui
intima le malfaiteur.
- Je suis physicien, bafouilla Charles
d’une voix chevrotante.
Il était sans cesse tiraillé entre sa
passion pour l’astrophysique et les nécessités matérielles
qu’entraîne tout travail de recherche, aussi formel soit-il.
Parfois, quand il avait le courage de sonder son âme, il avait honte
de s’avouer que malgré son plus sincère désir de comprendre, il
était probablement animé plus qu’il ne l’aurait voulu par des
sentiments cupides et rampants. Une vulgaire ambition de devenir
titulaire de la chaire, une répréhensible jalousie en voyant un
plus jeune bénéficier d’une promotion qu’il se sentait en droit
d’obtenir. Au point qu’il lui était arrivé de compiler et
plagier l’hypothèse sur laquelle travaillaient les deux élèves
dont il assumait la direction de thèse. Juste un article. Sur un
sujet que lui-même maîtrisait parfaitement. Ses élèves avaient
seulement orienté le débat vers une hypothèse nouvelle. Si au
moins l’idée avait émané de son esprit ! C’était de
bonne guerre, ses studieux élèves n’avait pas l’autorité
suffisante pour s’imposer, et lui ne disposait plus du temps
nécessaire pour s’impliquer sur des calculs fastidieux. Leur
réunion avait formé une association efficace. Certes, seul son nom
apparaissait dans l’article qui servait de matière aux potins
scientifiques du moment. Mais il ne s’adressait aucun reproche.
Qu’avait-il à se reprocher ? De quoi aurait-il du avoir
honte ? Il agissait en suivant les us et coutumes, il ne lésait
personne. Deux élèves n’avaient pas la prétention d’acquérir
déjà de la considération ! Leur objectif était leur thèse.
Soit, il donnerait un avis favorable. Lui, pour sa part, était
conforté dans l’idée d’être un excellent directeur de
recherche. C’est parce qu’il les avait dirigés dans la bonne
direction qu’ils avaient émis la bonne hypothèse. Chacun y
trouvait son compte. Se cherchait-il des excuses pour adoucir
l’ignominie de son méfait ? Pas plus que ses confrères. Si
des protocoles de fait existaient, c’était qu’une conclusion
bienfaisante en était la conséquence, sinon l’erreur aurait
modifié les traditions. Donc il avait eu raison. Il reconnaissait
que sa philosophie de la vie avait changé. Il ne se posait pas ces
questions matérielles dans sa jeunesse, un seul but l’animait :
comprendre cet univers mystérieux qui nous environne, dont nous
sommes issus. Lorsque la science répond à une question, la réponse
amène cent nouvelles questions. La tête lui en tournait.
L’explication était si simple au début, puis l’homme a voulu
approfondir sa connaissance, et les ennuis ont surgi. Il avait très
tôt dévoré avec avidité les mathématiques. Sa curiosité
paraissait suspecte. Les mots ne l’avaient jamais attiré, leur
pouvoir se limitait au potentiel de l’esprit humain. L’esprit les
créait, donc rien de plus ne pouvait en émerger qui dépassait son
pouvoir de création, tandis que les nombres recelaient une
objectivité qui les transcendaient. La première fois que la notion
d’infini berça son ouïe fut une révélation. Les autres élèves
reçurent la nouvelle sans surprise, l’infini figurait un nombre
comme les autres, il y avait un, il y avait deux, il y avait
l’infini. Tout paraissait normal. Pour lui ce fut un choc. Comment
appréhender une entité sans limite ? Un nombre standard, il le
prenait, l’additionnait à un autre, et il obtenait un résultat.
Mais l’infini, ce coquin, impossible de l’attraper pour le mettre
dans un sac. étant infini, il n’aurait jamais fini de le saisir et
le sac serait toujours trop petit. S’il était impossible à
stocker, il était impossible à utiliser. Comment parvenir à entrer
l’infini dans une machine à calculer ? L’infini le gênait.
Lorsqu’il levait les yeux émerveillés pour contempler les
myriades d’étoiles, la réponse qui revenait le plus souvent
était : infini. Sa passion pour l’astrophysique était venue
de là, de son désir d’entrer l’infini de l’univers dans son
cerveau fini. Il avait perdu un peu de son âme dans cette quête
sans fin. L’infini pouvait se démultiplier à l’infini, une
réponse soulevait cent questions, la tête lui tournait, il avait
fini par se noyer. Il s’était spécialisé : la seule
solution viable pour approcher une réponse.
- C’est quoi ça ? Tu fais des
bombes atomiques ? Tu es plus dangereux que moi alors ?
ironisa le bandit.
Il aurait pu avoir raison, pensa
Charles.
- J’étudie la matière
interstellaire.
Une ironie du sort. Il voulait
comprendre ce qui s’offrait à sa vue en élevant son regard vers
le ciel, et il étudiait cette quantité infinie de poussière non
visible à l’œil nu.
- Waouh, ça a pas trop l’air le pied
ton truc !
- Non, je consacre mes journées à
chasser des spectres de radiation ben éloignés de mes
préoccupations d’adolescent.
Toute réussite cache un pacte
faustien. Il s’accommodait de ce compromis car la vie l’entourait
de son affection rassurante, et il regagnait en confort ce qu’il
perdait en acuité. Un confort bourgeois un peu honteux mais si
douillet. Il avait cherché des réponses, il avait obtenu de la
considération. Mais cette étincelle qui voulait comprendre brillait
toujours au fond de lui, elle l’animait d’un souffle qu’il
n’expirait pas. Les mêmes pensées occupaient toujours son esprit.
L’univers serait issu d’un big-bang. Cette assertion rencontrait
l’approbation générale, aux exceptions farfelues près. Il
connaîtrait une expansion. Cette constatation ralliait à la cause
commune même les exceptions. En expansion infinie ou expansion
suivie d’une contraction ? Sur ce point les discussions
pénétraient insidieusement dans l’ésotérisme car la réponse
dépendait de la masse globale de l’Univers, et bien malin celui
qui pouvait prétendre la déterminer avec certitude. Si l’expansion
était infinie, l’Univers se dirigeait inexorablement vers le rien.
L’homme connaissait ce rien : le froid, l’infini, l’absence
d’énergie, l’absence de mouvement, la fin de toute activité.
Une touche d’espoir se manifestait si la phase d’expansion était
suivie d’une contraction. Le savant pouvait alors sortir sa barbe
de son ouvrage et remplir des thèses et des mémoires entiers de
formules compliquées et d’extrapolations aussi osées qu’était
répandue sa renommée. Mais il était subitement stoppé dans son
élan au moment où sa quête atteignait son but : lorsque la
contraction parvenait à son terme. L’intérêt était de savoir ce
qui advenait juste après ou juste avant le big-bang, mais les
calculs approchaient de trop près ce fichu infini, les théorèmes
et les axiomes se brûlaient les ailes et plus aucun outil ne restait
à la disposition du chercheur qui se réfugiait honteusement
derrière le mur de Planck, solidement gardé par ses fidèles
constantes. La quête de Charles avait dérivé sous l’effet de
vents d’échecs et de courants de réussites d’apparat.
- Et tu as trouvé quoi ? lui
demanda le pillard d’un air faussement intéressé.
- Je n’explique plus rien. Je suis
juste devenu un expert, l’expert de trois raies d’absorption.
Ses questions étaient philosophiques,
ses réponses furent scientifiques. Charles restait sur sa faim,
l’esprit déçu, amer, mais le corps dans un confortable et
douillet cocon car aucun outil n’était capable ni de mettre en
équations mathématiques les questions des philosophes, ni de
transcrire les résultats des scientifiques en langage philosophique.
Il n’avait rien trouvé, aucune avancée majeure, mais il avait
beaucoup publié, ce qui lui valait des félicitations, des éloges.
Ses interrogations restées sans réponse avaient rencontré la
satisfaction de la considération pour des écrits pédants dont
l’apport réel étaient aussi vides que ses réponses, ou que ne
l’était l’espace interstellaire puisque c’était son sujet.
L’efficacité avait perdu ce que son confort avait gagné.
Et ce jour-là, dans cette banque, le
sort le frappait à nouveau de son ironie en opposant à ses
aspirations célestes le plus barbare des objectifs : la
réussite matérielle par la force, vulgairement remplir un sac de
billets sous la menace d’une arme ! Peut-être son heure
avait-elle sonné, envisagea-t-il, son destin scellé à cette banque
métamorphosée en tombeau. Ici s’achèverait sa participation à
l’édifice humain ? S’enfuir ? Son corps pataud était
le support physique de son esprit sagace, mais cet esprit exacerbé
maîtrisait très mal ce corps frustre qui aurait risqué de
l’abandonner pendant la fuite. Avoir peur ? Il ne ressentait
pas ce sentiment bien qu’il constatait le tremblement de ses jambes
et leur refus de bouger. Cette perte de contrôle l’inquiéta et
provoqua une réaction en chaîne. Sa gorge s’assécha, il sentit
la transpiration perler sur ses tempes, son cœur accéléra la
mesure, une chaleur étouffante gagna son front et sa nuque, son
ventre entra en ébullition, son pouls s’emballa, sa vision se
déforma, non, ne pas flancher, rester conscient. Réfléchir pour
rester conscient. Réfléchir à quoi ? Un sujet rassurant. Son
dernier livre.
- En fait, je termine l’écriture
d’un livre sur la modélisation mathématique, en collaboration
avec un collègue mathématicien, continua-t-il pour ne pas sombrer.
Un peu technique mais extrêmement riche.
- Ouais, passionnant, lâcha le brigand
avec une moue de dépit.
Il fallait qu’il parle, pour oublier
sa situation et évacuer cette crise de panique naissante.
- La question sous-jacente est :
les mathématiques permettent-ils de décrire l’Univers ? On
suppose qu’un mathématicien collaborant à l’ouvrage serait
tenté de défendre ses intérêts. Néanmoins, dans un souci
d’objectivité, mon collègue mathématicien a conclu que les
mathématiques sont un des langages utilisables pour décrire
l’Univers, mais seulement un parmi tant d’autres. Au même titre
qu’un être humain peut être décrit en étudiant uniquement ses
états émotionnels, ou ses dimensions physiques, son intelligence,
sa force, etc.
Ce point de vue rejoignait les
convictions de Charles : la nature n’obéissait pas à l’outil
mathématique, contrairement à ce qui était affirmé un peu
légèrement, les mathématiques ne représentaient pas l’essence
de l’Univers mais reflétaient le moyen d’expression du cerveau
pour dépeindre son environnement. Les yeux distinguaient les
couleurs, les oreilles réceptionnaient les sons, le cerveau, quant à
lui, opérait en suivant un protocole logico-déductif dont les
mathématiques cristallisaient l’image. Ce sujet lui tenait
particulièrement à cœur car l’astrophysique utilisait les
mathématiques pour s’exprimer, mais si l’outil ne permettait pas
de fabriquer le produit final, quel intérêt d’étudier les
mathématiques ? C’était la principale raison qui l’avait
poussé à progressivement et sans regret abandonner ses travaux de
physique au profit de la renommée, car il avait pressenti qu’il
n’atteindrait jamais son but.
Malgré cette tentative d’échappatoire
spirituelle, il était toujours otage dans cette fichue banque, et il
ne tremblait pas moins.
- C’était pas un physicien, c’était
un poète ton client, s’esclaffa Jacques hilare.
- Ouais, quand les gens ont peur, ils
parlent, pour masquer leur peur. Les victimes et les taulards parlent
beaucoup. Les uns parce qu’ils ont peur, les autres pour masquer
l’ennui. Sauf qu’en zonzon il vaut mieux ne pas trop parler. Faut
que tu te méfies l’intello, ils ont le vice les jeunes des cités.
Ils se montent dessus avant de savoir marcher.
- à part toi, je n’ai pas parlé à
grand monde.
- C’est aussi bien, il faut apprendre
à savoir éviter les problèmes. Les jeunes parlent trop maintenant.
Ils font n’importe quoi et parlent n’importe comment. Avec
l’expérience, tu apprends à éviter les embrouilles tout en
conservant la tête droite.
A l’extérieur de l’enceinte
glaciale d’une prison, il était aisé de parvenir à slalomer
entre les ennuis sans risquer une sortie de route. Il suffisait de
courber l’échine avec docilité et servilité. En s’aidant d’une
trahison, d’un coup bas sporadique, l’ambitieux pouvait même
s’autoriser une promotion. La situation était plus complexe
derrière les murs. Celui qui baissait trop la tête se faisait
dépouiller de ses vêtements et revenait de promenade en chaussette
et caleçon – à condition de ne pas s’être habillé en
sous-vêtements de marque, auquel cas il pouvait même perdre ces
derniers. Lever trop la tête risquait d’irriter certains meneurs,
craignant de perdre leurs minces privilèges de coq de basse-cour :
l’équivalent d’un passeport diplomatique, un droit de passage où
bon vous semble. Plus l’espace où vous vivez est restreint, plus
il est important de pouvoir circuler librement partout, maxime
valable aussi bien dans la cour avec les détenus que dans les
bâtiments avec les matons. L’union fait la force.
Une surenchère avec les insensibles
matons ressemblait au tir au pigeon. Une réunion d’assassins qui
jouaient avec un pigeon avant de l’abattre au fusil depuis le
mirador ou bien le suicider par pendaison avec son drap.
Une surenchère entre détenus
s’apparentait à une chasse à courre : un détenu poursuivi
par vingt autres. Un quartier présentant les mêmes problèmes à
tous ses habitants et leur offrant les mêmes solutions, un arrivant
en prison était inévitablement précédé et suivi par ses voisins.
Ensuite l’instinct grégaire intervenait et un pugilat entre deux
personnes débouchait sur une chasse à courre ou une guerre civile.
Les cours des prisons offraient plus souvent le spectacle d’une
chasse à courre que d’une guerre civile. Une guerre entraînait
des pertes importantes dans chaque camp, donc les généraux
intervenaient rapidement pour décider d’une armistice. Personne ne
souhaitait perdre ses troupes.
Ainsi naissait dans les maisons
d’arrêts, par la manière forte, l’apprentissage de la vie
sociale. Encore une ou deux générations et les détenus aussi
seraient des animaux parfaitement sociaux, ils auraient la crainte de
traverser une chaussée en dehors des passages cloutés, ils
perdraient l’inspiration, l’imagination, et ils réagiraient au
conditionnement.
Jacques put mettre en pratique les
conseils de Majid dès la promenade suivante, car deux détenus
échangèrent des coups, suivis par une traînée de poudre
d’altercations entre d’autres détenus, pour une pincée de tabac
et une feuille de papier à cigarette, comme d’habitude. De
l’action au milieu de la nonchalance. Une ambiance délétère se
répandait dans les couloirs, chacun y allait de son bon mot, de son
commentaire plus avisé que le précédent. Après son retour dans sa
cellule, qui accessoirement le protégeait de toute agression d’un
autre détenu, Jacques conserva le regard effaré du renard pris au
piège, la patte immobilisée dans le collet. Il n’avait pas été
habitué à vivre dans un univers restreint et sensible. Il
développait un début de paranoïa. L’enfermement soit, mais si
les loups se dévoraient entre eux dans la cage, où se réfugier ?
La terreur de Jacques n’échappa pas au regard aigu de Majid qui
essaya de le rassurer, et s’adressa à lui d’un ton quelque peu
protecteur :
- Cet unique lavabo sert pour la salle
de bains, la cuisine, et fait office de machine à laver. A plusieurs
en cellule, ça provoque parfois une file d’attente au lavabo.
C’est bien, ça nous apprend à devenir organisés.
L’inconvénient du lavabo dans son
option salle de bains résidait dans l’urgence du besoin. Le temps
pressait, soit à cause de la visite au parloir, auquel cas le détenu
était confronté à des impératifs horaires, soit pour un
rendez-vous à l’infirmerie où le bagnard essayait de présenter
un aspect vaguement humain, soit pour un rendez-vous chez le dentiste
qui imposait au minimum de se laver les dents.
Dans sa version cuisine, les aspersions
d’eau et les éclaboussures de détergent retapissaient la cellule.
La place étant très limitée, il suffisait de deux assiettes plus
un verre et chaque centimètre carré du rebord était occupé. Le
moindre mouvement présentait un risque de briser un couvert,
renverser un flacon, et une catastrophe en entraînant une autre, la
totalité de la modeste habitation se retrouvait sens dessus dessous
beaucoup plus rapidement qu’on était en droit de le supposer.
Le muret séparateur, d’environ 4
centimètres d’épaisseur, constituait le principal support. De
l’autre côté se trouvait le lit du bas, oreiller côté muret
cela va de soi. Un coup de coude anodin dans une casserole reposant
sur le muret avec du liquide vaisselle à l’intérieur pour le
dégraissage amorçait la réaction en chaîne de catastrophes. Le
contenu de la casserole - produit vaisselle et sauce tomate grasse -
se mélangeait harmonieusement à la suie issue de l’huile brûlée
de la chauffe artisanale à l’extérieur de la casserole, et se
déposait artistiquement sur l’oreiller. évidemment, le lit du bas
n’était pas le vôtre, ce qui apportait une tension à peine
perceptible mais solidement établie dans l’ambiance de la
cellule : tout travail artistique est empreint d’une
atmosphère qui lui est propre. La casserole, naturellement,
emportait souvent dans sa chute un saladier ou un verre qui, après
plusieurs rebonds sur le sol, se brisait et éparpillait ses
morceaux. Plusieurs jours après, le souvenir de l’incident était
ravivé par le premier pied nu qui se posait sur le sol et se
coupait. La tension psychologique si solidement installée ne se
laissait alors pas facilement oublier.
Jacques arborait toujours l’expression
apeurée de la biche encerclée par les chiens de la meute. Majid
décida de continuer son bavardage pour lui changer les idées. Un
des moments cruciaux de la journée était le repas du soir. Il
s’apprêtait à lui expliquer. Il tendit à Jacques une canette de
coca que celui-ci refusa. Il ouvrit la sienne, commença à boire à
petites gorgées, et prit une inspiration.
- Le rituel du repas du soir. Tu
n’auras pas ton examen de taulard tant que tu ne seras pas briefé
sur la cuisine en cellule.
En rentrant de sa journée de travail,
le travailleur fourbu appréciait de cuisiner. Point de dure journée
de labeur en ce lieu, pourtant le repas du soir, comme en liberté,
symbolisait la fin de la journée. La sortie définitive s’était
rapprochée de 24 heures. Un jour de moins à attendre.
Cuisiner présentait également
l’avantage de ne pas manger la gamelle pénitentiaire, une façon
de refuser la prison et de se sentir libre. Un semblant de liberté.
Accepter la détention, s’y adapter, était la meilleure solution
pour bien vivre son séjour. Cela signifiait accepter son statut de
prisonnier, prendre conscience d’avoir troqué sa respectabilité
d’être humain légitime contre un costume sordide de reclus. Les
hommes serpentent dans la vie, une étiquette d’ouvrier, de
boulanger, de chômeur, de coiffeur imprimée dans chaque parcelle de
leur être. Jacques était prisonnier, son ancienne image était
effacée et remplacée par celle du détenu privé de ses droits, de
sa liberté, de sa vie. La fin de sa peine charriait dans son sillage
la seule note d’espoir à laquelle il pouvait prétendre, celle du
jour où son appellation d’origine lui serait rendue, lorsqu’il
aurait été corrigé, contrôlé, rectifié, vérifié, et pourrait
être à nouveau redistribué sur le marché du citoyen respectable.
Plusieurs réactions catégorisées
s’observaient lors de l’ouverture de la porte pour le repas du
soir. A la première catégorie appartenait le jeune, plus rebelle.
Il dénigrait la gamelle et la repoussait avec dédain d’une
onomatopée de dégoût. Ensuite venait le gourmet qui choisissait
dans le buffet ce qui lui convenait. Il utilisait la mangeoire
officielle en complément de sa cuisine personnelle. Celui-ci
représentait l’attitude princière, le noble vivant en autarcie
mais sachant garder un œil ouvert sur le monde. Ceux qui recevaient
leur breuvage sans discuter clôturaient le classement. Deux
sous-ensembles s’y dessinaient : les indigents heureux
d’obtenir un repas sans rechigner, même si la qualité ne méritait
pas l’attention du Guide Michelin, et une minorité acceptant de
revêtir le pyjama rayé et sa tambouille livrée en accompagnement.
Quelque soit sa catégorie, la matière première pour se préparer
son festin personnel avait une origine identique : les achats
par les bons de cantine. Le bât blessait à cet endroit : le
bon de cantine n’offrait pas le choix du marché du village !
La base se composait de riz ou pâtes, sauce tomate, oignons,
harissa, thon. L’avantage résidait dans la fraîcheur et l’absence
de multiples recuissons. Cependant, les ingrédients ne variant pas,
quelque soit l’habileté du cordon bleu improvisé à les mixer
selon toutes les combinaisons possibles, le plat final, jour après
jour, laissait sur les papilles du palais le même goût éculé.
Refuser d’abandonner son image à la prison générait plus
d’importance que la variation des repas. Il était impensable pour
les longues peines de se permettre ce luxe car l’estomac n’aurait
pas suivi, et la tête aurait sombré à sa suite. Refuser la prison
signifiait s’introvertir, fermer les yeux pour ne pas voir les murs
de la prison, rester muet pour ne pas communiquer avec des taulards
ou des matons, ne pas marcher ou pratiquer quelques exercices pour ne
pas se dégourdir en prison, rester cloué au lit pour ne pas se
lever et être actif en prison. A ce rythme, le corps se dégradait
rapidement, le moral suivait. Changer devenait alors une question de
survie.
Jacques l’écoutait à présent avec
attention. Il s’était allongé sur son lit en chien de fusil, la
tête appuyée sur son bras replié. Voyant qu’il avait capté
l’attention de son auditoire, Majid poursuivit avec volubilité, en
s’aidant de grands gestes de bras.
- Il faut que je t’explique pour la
gamelle du soir, un vrai détenu doit savoir se préparer sa gamelle,
commença Jacques avec empressement.
La première opération consistait à
allumer la chauffe dont le principal fournisseur restait le système
D. Le modèle le plus répandu, non breveté, était constitué par
la canette de Coca (le Sprite était aussi efficace) en guise de
support, au milieu de laquelle était disposée une boite de thon
vide avec de l’huile et trois mèches réalisées à l’aide d’un
morceau de mouchoir en papier glissé dans ce qui fut un tube de
sauce tomate. Un tube, découpé, permettait de fabriquer plusieurs
supports. Une extrémité du mouchoir trempait dans l’huile,
l’autre extrémité dépassait du tube de quelques millimètres :
une mèche était née. Le résultat était bon marché, efficace, et
économique à l’usage. L’inconvénient résidait dans l’odeur
d’huile brûlée et la fumée noire qui se répandait partout dans
la cellule et particulièrement sur la casserole où elle formait une
couche de suie de plusieurs millimètres. Ensuite, la qualité des
pâtes ou du riz au thon mangeables ou seulement nourrissants
dépendait du talent du cuisinier.
Bercé par le ton psalmodieux et
rassurant de cette litanie, Jacques s’était détendu et son corps
s’était laissé entièrement choir sur le lit. Interprétant cet
abandon comme un profond intérêt, Majid se fit une joie, après une
profonde inspiration, de reprendre ses déclamations. Rarement
auditoire ne s’était montré aussi réceptif.
- Le nettoyage de la vaisselle
représente un travail qualifié à lui seul. Quand t’as bien
grillé la gamelle, crois-moi, il faut du métier pour la remettre en
état, mais rassures-toi, t’auras le temps d’apprendre, se
moqua-t-il d’un rire jovial.
L’objet informe qu’il tenait entre
les mains devait retrouver son état originel de casserole premier
prix mais néanmoins précieuse. Le dos était couvert d’une suie
épaisse, grasse, se déployant en fine poussière au moindre
mouvement, même sans contact. A l’intérieur la potée avait
mijoté si longtemps que le riz semblait incrusté dans la structure
de la casserole. A défaut de bien manger, le nettoyage (à l’eau
froide !) fournissait une occupation pour la soirée. Jacques
jeta un œil amusé sur la chauffe carbonisée, maladroitement
dissimulée sous l’armoire. Majid dodelina de la tête et
acquiesça :
- Les conseilleurs sont rarement les
payeurs. En fait, c’est l’ancien codétenu, qui était là juste
avant toi, qui a laissé sa chauffe en partant.
Ils rirent tous les deux.
- Bon, maintenant que tu es détendu,
je peux continuer mon histoire parce que ce matin-là, faut croire
qu’ils avaient rien d’autre à faire, tous, que d’aller à la
banque.
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