Vive la Récidive - Chapitre 4

- Tu t’es arrêté en cours de route, mais dans ta banque, avec la cliente qui t’as pris pour son psy, ça s’est passé comment ?
Majid sourit en repensant au deuxième client qui était entré. Jamais de sa vie Charles n’aurait pensé vivre une telle scène en se rendant à sa banque.
- Salut grand-père, l’apostropha Majid méconnaissable avec sa cagoule qui lui recouvrait tout le visage.
Il le tira vigoureusement par la manche de son pardessus.
- Tu te colles au mur avec ta collègue et tu fais comme elle, tu nous racontes gentiment ce que tu fais dans la vie.
Charles découvrait une situation inédite, insolite. Pris au dépourvu, il obéit, imita la jeune femme face au mur les mains sur la tête. Il était abasourdi, hagard, il perdait sa prestance, et malgré son costume en lin, à trois boutons je vous prie, coupe croisée, et son élégante chemise jaune sur laquelle reposait une cravate marron qui s’harmonisait avec les chaussettes Walt Disney dont son petit-fils, conscient de la nécessité d’égayer sa décrépitude extérieure, lui avait fait cadeau. Il sentit que toute la laideur de son être s’exposait, impudique, à la vue de tous. L’embonpoint de sa panse, la cinquantaine avancée d’un corps négligé, ses cheveux ternes et dégarnis pendant mollement et où luisait un crane irrégulier et blafard, son visage austère, trop ridé, déshydraté, au teint maladif, et les auréoles de transpiration aux aisselles qui tâchaient sa chemise, expulsaient un soupir de compassion à l’égard du triste spectacle qu’il offrait à contempler. Il se sentait gras, vagissant comme un veau trop bien nourri mené à l’abattoir.
- Et bien alors, j’attends, raconte-moi ta journée-type, éructa Majid.

Le soleil du matin filtrait à travers les vitres de l’agence bancaire et traçait des raies lumineuses sur les murs. L’air bourdonnait du vol des mouches, le bourdonnement affairé du matin.
- Hé bien, heuu tous les matins, je me rends …… au bureau. En arrivant heuu, je prends un café.
Il n’était pas un adepte de la caféine, mais c’était un rituel social qui permettait d’engager la conversation avec les collègues et partager les idées de la nuit, faire le point sur les pistes en cours, et accessoirement recueillir une nouvelle inspiration. La réunion imprévue quotidienne autour de la cafetière permettait également d’affirmer son identité sociale. Il était passionné par son métier et s’y impliquait tant qu’il avait l’impression d’être un étranger à sa propre vie.
- C’est quoi ton boulot ? lui intima le malfaiteur.
- Je suis physicien, bafouilla Charles d’une voix chevrotante.
Il était sans cesse tiraillé entre sa passion pour l’astrophysique et les nécessités matérielles qu’entraîne tout travail de recherche, aussi formel soit-il. Parfois, quand il avait le courage de sonder son âme, il avait honte de s’avouer que malgré son plus sincère désir de comprendre, il était probablement animé plus qu’il ne l’aurait voulu par des sentiments cupides et rampants. Une vulgaire ambition de devenir titulaire de la chaire, une répréhensible jalousie en voyant un plus jeune bénéficier d’une promotion qu’il se sentait en droit d’obtenir. Au point qu’il lui était arrivé de compiler et plagier l’hypothèse sur laquelle travaillaient les deux élèves dont il assumait la direction de thèse. Juste un article. Sur un sujet que lui-même maîtrisait parfaitement. Ses élèves avaient seulement orienté le débat vers une hypothèse nouvelle. Si au moins l’idée avait émané de son esprit ! C’était de bonne guerre, ses studieux élèves n’avait pas l’autorité suffisante pour s’imposer, et lui ne disposait plus du temps nécessaire pour s’impliquer sur des calculs fastidieux. Leur réunion avait formé une association efficace. Certes, seul son nom apparaissait dans l’article qui servait de matière aux potins scientifiques du moment. Mais il ne s’adressait aucun reproche. Qu’avait-il à se reprocher ? De quoi aurait-il du avoir honte ? Il agissait en suivant les us et coutumes, il ne lésait personne. Deux élèves n’avaient pas la prétention d’acquérir déjà de la considération ! Leur objectif était leur thèse. Soit, il donnerait un avis favorable. Lui, pour sa part, était conforté dans l’idée d’être un excellent directeur de recherche. C’est parce qu’il les avait dirigés dans la bonne direction qu’ils avaient émis la bonne hypothèse. Chacun y trouvait son compte. Se cherchait-il des excuses pour adoucir l’ignominie de son méfait ? Pas plus que ses confrères. Si des protocoles de fait existaient, c’était qu’une conclusion bienfaisante en était la conséquence, sinon l’erreur aurait modifié les traditions. Donc il avait eu raison. Il reconnaissait que sa philosophie de la vie avait changé. Il ne se posait pas ces questions matérielles dans sa jeunesse, un seul but l’animait : comprendre cet univers mystérieux qui nous environne, dont nous sommes issus. Lorsque la science répond à une question, la réponse amène cent nouvelles questions. La tête lui en tournait. L’explication était si simple au début, puis l’homme a voulu approfondir sa connaissance, et les ennuis ont surgi. Il avait très tôt dévoré avec avidité les mathématiques. Sa curiosité paraissait suspecte. Les mots ne l’avaient jamais attiré, leur pouvoir se limitait au potentiel de l’esprit humain. L’esprit les créait, donc rien de plus ne pouvait en émerger qui dépassait son pouvoir de création, tandis que les nombres recelaient une objectivité qui les transcendaient. La première fois que la notion d’infini berça son ouïe fut une révélation. Les autres élèves reçurent la nouvelle sans surprise, l’infini figurait un nombre comme les autres, il y avait un, il y avait deux, il y avait l’infini. Tout paraissait normal. Pour lui ce fut un choc. Comment appréhender une entité sans limite ? Un nombre standard, il le prenait, l’additionnait à un autre, et il obtenait un résultat. Mais l’infini, ce coquin, impossible de l’attraper pour le mettre dans un sac. étant infini, il n’aurait jamais fini de le saisir et le sac serait toujours trop petit. S’il était impossible à stocker, il était impossible à utiliser. Comment parvenir à entrer l’infini dans une machine à calculer ? L’infini le gênait. Lorsqu’il levait les yeux émerveillés pour contempler les myriades d’étoiles, la réponse qui revenait le plus souvent était : infini. Sa passion pour l’astrophysique était venue de là, de son désir d’entrer l’infini de l’univers dans son cerveau fini. Il avait perdu un peu de son âme dans cette quête sans fin. L’infini pouvait se démultiplier à l’infini, une réponse soulevait cent questions, la tête lui tournait, il avait fini par se noyer. Il s’était spécialisé : la seule solution viable pour approcher une réponse.
- C’est quoi ça ? Tu fais des bombes atomiques ? Tu es plus dangereux que moi alors ? ironisa le bandit.
Il aurait pu avoir raison, pensa Charles.
- J’étudie la matière interstellaire.
Une ironie du sort. Il voulait comprendre ce qui s’offrait à sa vue en élevant son regard vers le ciel, et il étudiait cette quantité infinie de poussière non visible à l’œil nu.
- Waouh, ça a pas trop l’air le pied ton truc !
- Non, je consacre mes journées à chasser des spectres de radiation ben éloignés de mes préoccupations d’adolescent.
Toute réussite cache un pacte faustien. Il s’accommodait de ce compromis car la vie l’entourait de son affection rassurante, et il regagnait en confort ce qu’il perdait en acuité. Un confort bourgeois un peu honteux mais si douillet. Il avait cherché des réponses, il avait obtenu de la considération. Mais cette étincelle qui voulait comprendre brillait toujours au fond de lui, elle l’animait d’un souffle qu’il n’expirait pas. Les mêmes pensées occupaient toujours son esprit. L’univers serait issu d’un big-bang. Cette assertion rencontrait l’approbation générale, aux exceptions farfelues près. Il connaîtrait une expansion. Cette constatation ralliait à la cause commune même les exceptions. En expansion infinie ou expansion suivie d’une contraction ? Sur ce point les discussions pénétraient insidieusement dans l’ésotérisme car la réponse dépendait de la masse globale de l’Univers, et bien malin celui qui pouvait prétendre la déterminer avec certitude. Si l’expansion était infinie, l’Univers se dirigeait inexorablement vers le rien. L’homme connaissait ce rien : le froid, l’infini, l’absence d’énergie, l’absence de mouvement, la fin de toute activité. Une touche d’espoir se manifestait si la phase d’expansion était suivie d’une contraction. Le savant pouvait alors sortir sa barbe de son ouvrage et remplir des thèses et des mémoires entiers de formules compliquées et d’extrapolations aussi osées qu’était répandue sa renommée. Mais il était subitement stoppé dans son élan au moment où sa quête atteignait son but : lorsque la contraction parvenait à son terme. L’intérêt était de savoir ce qui advenait juste après ou juste avant le big-bang, mais les calculs approchaient de trop près ce fichu infini, les théorèmes et les axiomes se brûlaient les ailes et plus aucun outil ne restait à la disposition du chercheur qui se réfugiait honteusement derrière le mur de Planck, solidement gardé par ses fidèles constantes. La quête de Charles avait dérivé sous l’effet de vents d’échecs et de courants de réussites d’apparat.
- Et tu as trouvé quoi ? lui demanda le pillard d’un air faussement intéressé.
- Je n’explique plus rien. Je suis juste devenu un expert, l’expert de trois raies d’absorption.

Ses questions étaient philosophiques, ses réponses furent scientifiques. Charles restait sur sa faim, l’esprit déçu, amer, mais le corps dans un confortable et douillet cocon car aucun outil n’était capable ni de mettre en équations mathématiques les questions des philosophes, ni de transcrire les résultats des scientifiques en langage philosophique. Il n’avait rien trouvé, aucune avancée majeure, mais il avait beaucoup publié, ce qui lui valait des félicitations, des éloges. Ses interrogations restées sans réponse avaient rencontré la satisfaction de la considération pour des écrits pédants dont l’apport réel étaient aussi vides que ses réponses, ou que ne l’était l’espace interstellaire puisque c’était son sujet. L’efficacité avait perdu ce que son confort avait gagné.

Et ce jour-là, dans cette banque, le sort le frappait à nouveau de son ironie en opposant à ses aspirations célestes le plus barbare des objectifs : la réussite matérielle par la force, vulgairement remplir un sac de billets sous la menace d’une arme ! Peut-être son heure avait-elle sonné, envisagea-t-il, son destin scellé à cette banque métamorphosée en tombeau. Ici s’achèverait sa participation à l’édifice humain ? S’enfuir ? Son corps pataud était le support physique de son esprit sagace, mais cet esprit exacerbé maîtrisait très mal ce corps frustre qui aurait risqué de l’abandonner pendant la fuite. Avoir peur ? Il ne ressentait pas ce sentiment bien qu’il constatait le tremblement de ses jambes et leur refus de bouger. Cette perte de contrôle l’inquiéta et provoqua une réaction en chaîne. Sa gorge s’assécha, il sentit la transpiration perler sur ses tempes, son cœur accéléra la mesure, une chaleur étouffante gagna son front et sa nuque, son ventre entra en ébullition, son pouls s’emballa, sa vision se déforma, non, ne pas flancher, rester conscient. Réfléchir pour rester conscient. Réfléchir à quoi ? Un sujet rassurant. Son dernier livre.
- En fait, je termine l’écriture d’un livre sur la modélisation mathématique, en collaboration avec un collègue mathématicien, continua-t-il pour ne pas sombrer. Un peu technique mais extrêmement riche.
- Ouais, passionnant, lâcha le brigand avec une moue de dépit.
Il fallait qu’il parle, pour oublier sa situation et évacuer cette crise de panique naissante.
- La question sous-jacente est : les mathématiques permettent-ils de décrire l’Univers ? On suppose qu’un mathématicien collaborant à l’ouvrage serait tenté de défendre ses intérêts. Néanmoins, dans un souci d’objectivité, mon collègue mathématicien a conclu que les mathématiques sont un des langages utilisables pour décrire l’Univers, mais seulement un parmi tant d’autres. Au même titre qu’un être humain peut être décrit en étudiant uniquement ses états émotionnels, ou ses dimensions physiques, son intelligence, sa force, etc.
Ce point de vue rejoignait les convictions de Charles : la nature n’obéissait pas à l’outil mathématique, contrairement à ce qui était affirmé un peu légèrement, les mathématiques ne représentaient pas l’essence de l’Univers mais reflétaient le moyen d’expression du cerveau pour dépeindre son environnement. Les yeux distinguaient les couleurs, les oreilles réceptionnaient les sons, le cerveau, quant à lui, opérait en suivant un protocole logico-déductif dont les mathématiques cristallisaient l’image. Ce sujet lui tenait particulièrement à cœur car l’astrophysique utilisait les mathématiques pour s’exprimer, mais si l’outil ne permettait pas de fabriquer le produit final, quel intérêt d’étudier les mathématiques ? C’était la principale raison qui l’avait poussé à progressivement et sans regret abandonner ses travaux de physique au profit de la renommée, car il avait pressenti qu’il n’atteindrait jamais son but.
Malgré cette tentative d’échappatoire spirituelle, il était toujours otage dans cette fichue banque, et il ne tremblait pas moins.

- C’était pas un physicien, c’était un poète ton client, s’esclaffa Jacques hilare.
- Ouais, quand les gens ont peur, ils parlent, pour masquer leur peur. Les victimes et les taulards parlent beaucoup. Les uns parce qu’ils ont peur, les autres pour masquer l’ennui. Sauf qu’en zonzon il vaut mieux ne pas trop parler. Faut que tu te méfies l’intello, ils ont le vice les jeunes des cités. Ils se montent dessus avant de savoir marcher.
- à part toi, je n’ai pas parlé à grand monde.
- C’est aussi bien, il faut apprendre à savoir éviter les problèmes. Les jeunes parlent trop maintenant. Ils font n’importe quoi et parlent n’importe comment. Avec l’expérience, tu apprends à éviter les embrouilles tout en conservant la tête droite.

A l’extérieur de l’enceinte glaciale d’une prison, il était aisé de parvenir à slalomer entre les ennuis sans risquer une sortie de route. Il suffisait de courber l’échine avec docilité et servilité. En s’aidant d’une trahison, d’un coup bas sporadique, l’ambitieux pouvait même s’autoriser une promotion. La situation était plus complexe derrière les murs. Celui qui baissait trop la tête se faisait dépouiller de ses vêtements et revenait de promenade en chaussette et caleçon – à condition de ne pas s’être habillé en sous-vêtements de marque, auquel cas il pouvait même perdre ces derniers. Lever trop la tête risquait d’irriter certains meneurs, craignant de perdre leurs minces privilèges de coq de basse-cour : l’équivalent d’un passeport diplomatique, un droit de passage où bon vous semble. Plus l’espace où vous vivez est restreint, plus il est important de pouvoir circuler librement partout, maxime valable aussi bien dans la cour avec les détenus que dans les bâtiments avec les matons. L’union fait la force.
Une surenchère avec les insensibles matons ressemblait au tir au pigeon. Une réunion d’assassins qui jouaient avec un pigeon avant de l’abattre au fusil depuis le mirador ou bien le suicider par pendaison avec son drap.
Une surenchère entre détenus s’apparentait à une chasse à courre : un détenu poursuivi par vingt autres. Un quartier présentant les mêmes problèmes à tous ses habitants et leur offrant les mêmes solutions, un arrivant en prison était inévitablement précédé et suivi par ses voisins. Ensuite l’instinct grégaire intervenait et un pugilat entre deux personnes débouchait sur une chasse à courre ou une guerre civile. Les cours des prisons offraient plus souvent le spectacle d’une chasse à courre que d’une guerre civile. Une guerre entraînait des pertes importantes dans chaque camp, donc les généraux intervenaient rapidement pour décider d’une armistice. Personne ne souhaitait perdre ses troupes.

Ainsi naissait dans les maisons d’arrêts, par la manière forte, l’apprentissage de la vie sociale. Encore une ou deux générations et les détenus aussi seraient des animaux parfaitement sociaux, ils auraient la crainte de traverser une chaussée en dehors des passages cloutés, ils perdraient l’inspiration, l’imagination, et ils réagiraient au conditionnement.

Jacques put mettre en pratique les conseils de Majid dès la promenade suivante, car deux détenus échangèrent des coups, suivis par une traînée de poudre d’altercations entre d’autres détenus, pour une pincée de tabac et une feuille de papier à cigarette, comme d’habitude. De l’action au milieu de la nonchalance. Une ambiance délétère se répandait dans les couloirs, chacun y allait de son bon mot, de son commentaire plus avisé que le précédent. Après son retour dans sa cellule, qui accessoirement le protégeait de toute agression d’un autre détenu, Jacques conserva le regard effaré du renard pris au piège, la patte immobilisée dans le collet. Il n’avait pas été habitué à vivre dans un univers restreint et sensible. Il développait un début de paranoïa. L’enfermement soit, mais si les loups se dévoraient entre eux dans la cage, où se réfugier ? La terreur de Jacques n’échappa pas au regard aigu de Majid qui essaya de le rassurer, et s’adressa à lui d’un ton quelque peu protecteur :
- Cet unique lavabo sert pour la salle de bains, la cuisine, et fait office de machine à laver. A plusieurs en cellule, ça provoque parfois une file d’attente au lavabo. C’est bien, ça nous apprend à devenir organisés.

L’inconvénient du lavabo dans son option salle de bains résidait dans l’urgence du besoin. Le temps pressait, soit à cause de la visite au parloir, auquel cas le détenu était confronté à des impératifs horaires, soit pour un rendez-vous à l’infirmerie où le bagnard essayait de présenter un aspect vaguement humain, soit pour un rendez-vous chez le dentiste qui imposait au minimum de se laver les dents.
Dans sa version cuisine, les aspersions d’eau et les éclaboussures de détergent retapissaient la cellule. La place étant très limitée, il suffisait de deux assiettes plus un verre et chaque centimètre carré du rebord était occupé. Le moindre mouvement présentait un risque de briser un couvert, renverser un flacon, et une catastrophe en entraînant une autre, la totalité de la modeste habitation se retrouvait sens dessus dessous beaucoup plus rapidement qu’on était en droit de le supposer.
Le muret séparateur, d’environ 4 centimètres d’épaisseur, constituait le principal support. De l’autre côté se trouvait le lit du bas, oreiller côté muret cela va de soi. Un coup de coude anodin dans une casserole reposant sur le muret avec du liquide vaisselle à l’intérieur pour le dégraissage amorçait la réaction en chaîne de catastrophes. Le contenu de la casserole - produit vaisselle et sauce tomate grasse - se mélangeait harmonieusement à la suie issue de l’huile brûlée de la chauffe artisanale à l’extérieur de la casserole, et se déposait artistiquement sur l’oreiller. évidemment, le lit du bas n’était pas le vôtre, ce qui apportait une tension à peine perceptible mais solidement établie dans l’ambiance de la cellule : tout travail artistique est empreint d’une atmosphère qui lui est propre. La casserole, naturellement, emportait souvent dans sa chute un saladier ou un verre qui, après plusieurs rebonds sur le sol, se brisait et éparpillait ses morceaux. Plusieurs jours après, le souvenir de l’incident était ravivé par le premier pied nu qui se posait sur le sol et se coupait. La tension psychologique si solidement installée ne se laissait alors pas facilement oublier.

Jacques arborait toujours l’expression apeurée de la biche encerclée par les chiens de la meute. Majid décida de continuer son bavardage pour lui changer les idées. Un des moments cruciaux de la journée était le repas du soir. Il s’apprêtait à lui expliquer. Il tendit à Jacques une canette de coca que celui-ci refusa. Il ouvrit la sienne, commença à boire à petites gorgées, et prit une inspiration.
- Le rituel du repas du soir. Tu n’auras pas ton examen de taulard tant que tu ne seras pas briefé sur la cuisine en cellule.
En rentrant de sa journée de travail, le travailleur fourbu appréciait de cuisiner. Point de dure journée de labeur en ce lieu, pourtant le repas du soir, comme en liberté, symbolisait la fin de la journée. La sortie définitive s’était rapprochée de 24 heures. Un jour de moins à attendre.
Cuisiner présentait également l’avantage de ne pas manger la gamelle pénitentiaire, une façon de refuser la prison et de se sentir libre. Un semblant de liberté. Accepter la détention, s’y adapter, était la meilleure solution pour bien vivre son séjour. Cela signifiait accepter son statut de prisonnier, prendre conscience d’avoir troqué sa respectabilité d’être humain légitime contre un costume sordide de reclus. Les hommes serpentent dans la vie, une étiquette d’ouvrier, de boulanger, de chômeur, de coiffeur imprimée dans chaque parcelle de leur être. Jacques était prisonnier, son ancienne image était effacée et remplacée par celle du détenu privé de ses droits, de sa liberté, de sa vie. La fin de sa peine charriait dans son sillage la seule note d’espoir à laquelle il pouvait prétendre, celle du jour où son appellation d’origine lui serait rendue, lorsqu’il aurait été corrigé, contrôlé, rectifié, vérifié, et pourrait être à nouveau redistribué sur le marché du citoyen respectable.
Plusieurs réactions catégorisées s’observaient lors de l’ouverture de la porte pour le repas du soir. A la première catégorie appartenait le jeune, plus rebelle. Il dénigrait la gamelle et la repoussait avec dédain d’une onomatopée de dégoût. Ensuite venait le gourmet qui choisissait dans le buffet ce qui lui convenait. Il utilisait la mangeoire officielle en complément de sa cuisine personnelle. Celui-ci représentait l’attitude princière, le noble vivant en autarcie mais sachant garder un œil ouvert sur le monde. Ceux qui recevaient leur breuvage sans discuter clôturaient le classement. Deux sous-ensembles s’y dessinaient : les indigents heureux d’obtenir un repas sans rechigner, même si la qualité ne méritait pas l’attention du Guide Michelin, et une minorité acceptant de revêtir le pyjama rayé et sa tambouille livrée en accompagnement. Quelque soit sa catégorie, la matière première pour se préparer son festin personnel avait une origine identique : les achats par les bons de cantine. Le bât blessait à cet endroit : le bon de cantine n’offrait pas le choix du marché du village ! La base se composait de riz ou pâtes, sauce tomate, oignons, harissa, thon. L’avantage résidait dans la fraîcheur et l’absence de multiples recuissons. Cependant, les ingrédients ne variant pas, quelque soit l’habileté du cordon bleu improvisé à les mixer selon toutes les combinaisons possibles, le plat final, jour après jour, laissait sur les papilles du palais le même goût éculé. Refuser d’abandonner son image à la prison générait plus d’importance que la variation des repas. Il était impensable pour les longues peines de se permettre ce luxe car l’estomac n’aurait pas suivi, et la tête aurait sombré à sa suite. Refuser la prison signifiait s’introvertir, fermer les yeux pour ne pas voir les murs de la prison, rester muet pour ne pas communiquer avec des taulards ou des matons, ne pas marcher ou pratiquer quelques exercices pour ne pas se dégourdir en prison, rester cloué au lit pour ne pas se lever et être actif en prison. A ce rythme, le corps se dégradait rapidement, le moral suivait. Changer devenait alors une question de survie.

Jacques l’écoutait à présent avec attention. Il s’était allongé sur son lit en chien de fusil, la tête appuyée sur son bras replié. Voyant qu’il avait capté l’attention de son auditoire, Majid poursuivit avec volubilité, en s’aidant de grands gestes de bras.
- Il faut que je t’explique pour la gamelle du soir, un vrai détenu doit savoir se préparer sa gamelle, commença Jacques avec empressement.
La première opération consistait à allumer la chauffe dont le principal fournisseur restait le système D. Le modèle le plus répandu, non breveté, était constitué par la canette de Coca (le Sprite était aussi efficace) en guise de support, au milieu de laquelle était disposée une boite de thon vide avec de l’huile et trois mèches réalisées à l’aide d’un morceau de mouchoir en papier glissé dans ce qui fut un tube de sauce tomate. Un tube, découpé, permettait de fabriquer plusieurs supports. Une extrémité du mouchoir trempait dans l’huile, l’autre extrémité dépassait du tube de quelques millimètres : une mèche était née. Le résultat était bon marché, efficace, et économique à l’usage. L’inconvénient résidait dans l’odeur d’huile brûlée et la fumée noire qui se répandait partout dans la cellule et particulièrement sur la casserole où elle formait une couche de suie de plusieurs millimètres. Ensuite, la qualité des pâtes ou du riz au thon mangeables ou seulement nourrissants dépendait du talent du cuisinier.
Bercé par le ton psalmodieux et rassurant de cette litanie, Jacques s’était détendu et son corps s’était laissé entièrement choir sur le lit. Interprétant cet abandon comme un profond intérêt, Majid se fit une joie, après une profonde inspiration, de reprendre ses déclamations. Rarement auditoire ne s’était montré aussi réceptif.
- Le nettoyage de la vaisselle représente un travail qualifié à lui seul. Quand t’as bien grillé la gamelle, crois-moi, il faut du métier pour la remettre en état, mais rassures-toi, t’auras le temps d’apprendre, se moqua-t-il d’un rire jovial.

L’objet informe qu’il tenait entre les mains devait retrouver son état originel de casserole premier prix mais néanmoins précieuse. Le dos était couvert d’une suie épaisse, grasse, se déployant en fine poussière au moindre mouvement, même sans contact. A l’intérieur la potée avait mijoté si longtemps que le riz semblait incrusté dans la structure de la casserole. A défaut de bien manger, le nettoyage (à l’eau froide !) fournissait une occupation pour la soirée. Jacques jeta un œil amusé sur la chauffe carbonisée, maladroitement dissimulée sous l’armoire. Majid dodelina de la tête et acquiesça :
- Les conseilleurs sont rarement les payeurs. En fait, c’est l’ancien codétenu, qui était là juste avant toi, qui a laissé sa chauffe en partant.
Ils rirent tous les deux.
- Bon, maintenant que tu es détendu, je peux continuer mon histoire parce que ce matin-là, faut croire qu’ils avaient rien d’autre à faire, tous, que d’aller à la banque.


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