Vive la Récidive - Chapitre 3

- J’ai réfléchi à ce que tu m’avais dit à propos de ton affaire. La première fois les flics te sont tombés dessus dans ta planque après un braquage, mais je ne me suis jamais expliqué comment ils avaient pu faire pour être sur place avant toi ?
Majid haussa les épaules. Il se replongea dans son passé, prit une profonde inspiration, esquissa un sourire.
- Lors du repérage. Un employé de la banque, je ne sais pas lequel, a prévenu les flics que je rodais dans les environs. J’étais pas inquiet, j’avais un taf, pas de fiche, pas besoin de prendre trop de précautions, au pire j’étais bon pour un contrôle d’identité. Mais là où j’ai déconné, c’est que j’avais déjà braqué une dizaine de banques dans les environs en moins d’un an, alors au lieu de venir me contrôler, ils m’ont suivi ces enfoirés.
- Ils ne t’ont quand même pas suivi tout le temps depuis le repérage jusqu’à laisser faire le braquage ? s’étonna Jacques.
- Si, soupira Majid. Quatre mois de filature.
- Tu veux dire qu’ils ont laissé faire un braquage alors qu’ils auraient pu t’interpeller avant ?
- Ouais bien sûr, pour être certain d’avoir un flag. Sinon ils avaient quoi ? Suspicion d’avoir l’intention de commettre un braquage et suspicion d’en avoir commis dix autres. Si j’étais innocent, ils me collaient une peine bâtarde, entre-deux, parce qu’ils n’avaient rien de concret, mais si j’étais coupable, j’avais donc du blé, et avec un bon avocat, je passais au travers. Tandis que là, ils ont un braquage en flagrant délit, et suspicion de dix autres avec le même mode opératoire. C’est dans le sac.
- Mais tu ne t’es jamais douté de rien ?
- Penses-tu. J’ai rien vu venir. Tout était normal, comportement du personnel de la banque normal, les clients pris en otage normal. ça ne se simule pas le regard de peur des otages.

Jacques restait hébété de ce qu’il apprenait. Ainsi, la machine judiciaire pouvait laisser se perpétrer un acte criminel pour constituer un dossier bien ficelé. Et si des coups de feu avaient été tirés ? Qu’un otage ait été tué ? Les policiers auraient-ils expliqué à la famille de la victime que le décès de leur proche aurait pu être évité, mais que le dossier du procureur aurait été moins étoffé, tandis que là, ils avaient un flagrant délit plus un homicide volontaire, le compte du malfaiteur était réglé ? Triste compensation. La vérité aurait été toute autre évidemment. Faisant preuve de pragmatisme et d’hypocrisie, ni la police ni le magistrat qui suivait le dossier et avait donné l’autorisation pour les écoutes téléphoniques n’auraient révélé l’existence dudit dossier, et les familles des victimes n’auraient rien eu à leur reprocher. Chaque métier dispose de ses ficelles inconnues des non-initiés. Jacques comprenait la situation :
- Les clients qui sont entrés jouaient parfaitement leur rôle puisqu’ils n’étaient au courant de rien.
- Exact. La première cliente, je me rappelle même de son nom, elle s’appelait Marjorie.

Il s’en souvenait comme si c’était hier. La banque avait informé Marjorie que son nouveau chéquier était à sa disposition. Avec l’insécurité qui régnait naguère, elle préférait récupérer personnellement à l’agence un document sensible que le recevoir à domicile par courrier. Les boites aux lettres sont ouvertes à tous vents. Elle monta les marches de l’agence bancaire, des marches récemment carrelées, d’un gris sinistre et peu accueillant. Elle enfonça le bouton de la sonnette, la lumière rouge s’éteignit, la verte s’alluma, elle poussa la lourde porte et pénétra dans le sas. Elle attendit que la porte se referme derrière elle et scruta l’intérieur désert de la banque, n’y discernant pas la moindre trace d’activité.
- Et c’était parti, s’emporta Majid, voilà que ça sonnait à la porte d’entrée. ça c’est une galère. A chaque coup de sonnette, t’as le stress qui monte.
Le coup de sonnette, dissipant dans la tête du malfrat l’euphorie des premières étapes franchies, résonna dans la quiétude de cette matinée comme la trompette du jugement dernier. Coincée dans le sas, sensation qui lui avait toujours fort déplu, Marjorie appuya sur la deuxième sonnette. Une employée accourut d’un pas fébrile, mal assuré, et ne daigna pas lui accorder un sourire. Marjorie tira la deuxième porte en s’arc-boutant, s’apprêta à se diriger d’un pas décidé vers le guichet, vers cette employée peu affable. Elle n’eut pas le temps d’émettre une remarque à son intention qu’une main puissante la saisit, la déséquilibra, l’entraîna sur le côté. Simultanément une voix bourrue lui intima l’ordre de rester tranquille.
- Tu causes pas de problème et il t’arrivera rien.
Son interlocuteur avait le visage cagoulé. Il brandissait une arme.
- Tu te mets face au mur les mains sur la tête, je ne veux pas t’entendre, beugla-t-il.
Il joignit le geste à la parole, la poussa sans ménagement en direction du mur. Marjorie songea à l’homme de sa vie, il lui manquait encore plus en cet instant qu’à l’accoutumée.
- A quoi penses-tu, éructa l’inconnu cagoulé, voyant que la belle semblait pensive.
A quoi pouvait-on penser dans une telle situation ? En tout premier lieu à s’enfuir, raison pour laquelle Majid n’aimait pas les penseurs et penseuses.
- A ma famille, révéla-t-elle à regret, cherchant à dévoiler le moins d’informations personnelles possibles.
- Tu as des enfants ? continua-t-il incisif.
- Non, répondit-elle d’une voix dolente.
- Alors tu penses à ton bonhomme, affirma-t-il.
- Heu, oui, bégaya-t-elle.
- Hé bien raconte-nous, ça fera passer le temps, persifla-t-il.

Il fallait qu’il contrôle la situation, il ne devait pas la laisser échafauder un plan. Elle était pétrifiée et n’avait pas la force de parler. Elle se sentait trop faible. Majid la dévisagea, la détailla de la tête aux pieds, jaugea la véracité de son effroi. Elle avait piètre figure. Le prédateur évaluait sa proie. Il observait une femme n’ayant pas encore franchi la trentaine, svelte, élégante, qui laissait une impression de grâce et de fluidité dans chacun de ses gestes. Derrière la frayeur, son allure dégageait une impression attirante et émouvante, sa chevelure brune traversée de reflets auburn rendait plus lumineux ses yeux d’un vert d’émeraude, pleins de franchise, pétillants d’esprit, ornés d’un fin trait de mascara noir. Le timbre de sa voix, affecté et langoureux bien que chevrotant en raison de la particularité du moment, s’alliait harmonieusement à son expression de divinité pétrie de générosité. Ses mains, grandes et minces, se mouvaient aussi délicatement que des mains de danseuse indienne sacrée. Elle portait une veste de jean sur un chemisier à motifs floraux et était entrée dans le sas en effleurant le sol de ses ballerines colorées. Une écharpe turquoise ceinturait plusieurs fois son cou et se mariait harmonieusement avec le bleu pastel de son pantalon en crêpe. Des effluves envoûtantes avaient accompagné sa sortie du sas, un air fruité de légèreté et de passion. Majid ne céda point à l’appel du charme.

- Détends-toi, laisse-toi aller, on en a pour un bon moment, ça va te détendre de parler, où tu l’as rencontré ton superman ordonna-t-il d’un ton professionnel, autoritaire.
- Nous nous sommes rencontrés chez des amis communs, parvint-elle à bredouiller, ne comprenant pas où il voulait en venir.
Elle garda pour elle les détails romantiques. A quoi bon s’épancher sur son coup de foudre.
Des amis. Des amies. Des relations. Un travail. Des loisirs. Des sorties. L’indépendance. La tranquillité. La sérénité. Son compagnon et elle-même possédaient toute la panoplie de la personne comblée. Ils étaient tombés amoureux à leur insu. Sur chaque sujet, tandis que l’un posait une question sans connaître la réponse, l’autre répondait sans avoir entendu la question. Pour chaque émotion, les besoins de l’un comblaient ceux de l’autre. Ils avaient même tenté sans succès de fuir cette passion naissante.
- Nous ne l’avons pas choisi, ça nous est tombé dessus comme ça, avoua-t-elle.
- Et … enchaîna Majid, simulant un intérêt.
- On a passé une soirée ensemble chez des amis communs.
Cette soirée uniquement car dès le lendemain ils avaient eu soif de retrouver la tranquillité de leur oasis, de se cocooner dans la sécurité de leur petit confort individualiste. Mais ils n’avaient pas tenus la journée. Le jour d’après ressembla au jour précédent. Les jours s’étaient succédé et ils avaient du se rendre à l’évidence : ils s’abreuvaient à la même source. Ils s’en seraient volontiers dispensés, rien de tel qu’un alter-ego pour troubler un équilibre égoïste.

Finalement, Marjorie se mit à parler pour oublier sa peur.
- Nous nous sommes complétés sans l’avoir désiré. Il me rassurait, je lui apportais de la joie de vivre.
La situation s’était encore compliquée lorsque ils réalisèrent qu’ils buvaient à la source l’un de l’autre. Chaque absence de l’un assoiffait l’autre. Leur âme avait perdu son identité, leur corps s’était redéfini, il englobait à présent les deux corps.
- Vous vous battiez côte à côte, compléta Majid, pensif, et peut-être aussi un peu envieux.
- Oui, nous étions deux à combler des besoins devenus doubles.
Chacun affirmait avec détermination son indépendance et la maîtrise de sa vie, mais elle n’osait compter depuis combien d’années un même but les dirigeait sur le même chemin, de peur de se sentir soudainement aussi vieillissante qu’une aïeule. A chaque instant qui s’écoulait, il pensait à elle, elle n’errait plus seule, égarée, et cela la rassurait. Tous les soirs à 19h15, il revenait du travail, sortait du métro, venait à sa rencontre, elle le sentait venir avant qu’il n’apparaisse, elle l’imaginait avant de le sentir. Quelques minutes plus tard, il ouvrait la porte, lui souriait, la prenait dans ses bras. Se sentir aimée envahissait sa vie, être à ses yeux la femme la plus désirable au monde la rendait heureuse. S’endormir lorsqu’il se serrait contre elle était un bonheur. Les nuits abritent les cauchemars les plus affreux, ou sont le siège de la félicité la plus douce, selon les cas. Elle se blottissait contre lui, le plus possible, chaque centimètre de sa peau en contact avec son corps, et s’il tentait de l’ignorer, elle le capturait en lui imposant sa sensualité. Jamais elle ne s’était contentée de le contempler, soumise, se réfugiant dans sa solitude à l’autre extrémité du lit ! Elle se reconstituait durant ces nuits de béatitude et emmagasinait l’énergie nécessaire pour affronter la journée suivante. Finies les nuits d’interrogation, de questionnement, de doute, il ne lui livrait aucune réponse, mais sa présence, sa chaleur, son amour lui livraient les certitudes dont elle avait besoin, comblaient un vide, un désir d’amour. On ne s’interroge pas, quand le bonheur frappe à la porte, on évite de questionner, on profite avidement, goulûment, le temps s’efface, le bonheur ne connaît pas de limite. La tête lui tournait depuis qu’elle l’avait rencontré, ses sens étaient exacerbés, elle ne parvenait pas à se projeter dans l’avenir.
- Dans ton monde à toi, on croit au bonheur ! se moqua Majid.
- Pourquoi le bonheur devrait-il cesser ?
- Parce-que c’est une utopie bourgeoise.
- Vous avez raison sur ce point, souffla-t-elle. Son visage s’assombrit.

Quelle idée saugrenue avait-elle eu, ce jour-là, de plonger la main dans la poche du blouson de son grand Amour ! Elle n’avait pas eu l’intention de fouiller, pourquoi l’aurait-elle eue d’ailleurs, puisque entre eux régnait une confiance sans bornes. La perfection n’a pas besoin de se réfugier derrière le mensonge. Ils s’aimaient trop pour qu’elle ait besoin d’être suspicieuse. Elle n’avait donc été surprise de trouver un billet de train dans sa poche. Il l’avait prévenue qu’il se rendait dans sa famille le week-end suivant.
- En famille, voyez-vous ça, railla Majid. Au chevet de sa mère malade tant qu’on y est.
- Souvent il s’octroyait de telles escapades car il appréciait un retour régulier aux sources.
Mais une erreur s’était glissé sur le billet quant à la ville de destination.
- Et tu y crois, à ces conneries ?
A ces paroles, elle baissa les yeux, honteuse de sa naïveté. Elle se rappelait ces événements comme s’ils s’étaient produits la veille. Une vague de doute sourdait au loin, sournoisement, comme un raz-de-marée préparant son attaque dévastatrice. Elle avait obéit à son intuition, avait acheté un billet pour la même destination, mais une demie-journée plus tôt. Elle avait téléphoné à la famille de son concubin qui lui avait répondu évasivement. Et puis la catastrophe était arrivée.

Elle avait reçu un choc, une sensation physique, pas seulement une image, mais un déchirement réel, en le voyant sortir du train et une femme se jeter dans ses bras. Un son d’outre-tombe comme le grondement sourd de la terre aux approches d’un volcan, qui frémit sous la ruée des laves se pressant pour en jaillir, s’échappa de ses entrailles. Le temps s’immobilisa, l’image se figea, elle fut incapable d’un mouvement, d’une réaction, elle ne ressentait plus son corps, il lui était impossible de comprendre, il n’y avait rien à comprendre, ce que ses yeux lui livraient n’existait pas. Elle eut mal dans son corps qui s’insensibilisa, s’éloigna, disparut. Elle n’était plus en elle-même. Elle aurait ressenti une sensation identique en traversant une route sans regarder. Elle aurait pris une profonde inspiration, se serait apprêtée à traverser, aurait avancé d’un pas du trottoir vers la route, un camion lancé à toute allure n’aurait pas eu le temps de la voir, il aurait happé la moitié de son corps, l’autre moitié serait restée là, sur le trottoir, hébétée, ne sachant que faire, ne pouvant agir. Comme si un géant, d’une main puissante, d’un geste vif et précis de chirurgien, lui avait arraché les cordes vocales, elle n’aurait pu crier malgré la douleur. La seule sensation ressentie aurait été un vide immense. Elle se serait assise à la terrasse d’un bar, elle aurait ignoré comment elle en était arrivée là, elle aurait supposé avoir perdu l’équilibre et une main inconnue l’avait secourue et aidée à s’asseoir. Peu importe.
- C’était il y a six mois, sanglota-t-elle.
Sa vie l’avait quittée ce jour-là. Elle l’aimait trop. La séparation l’avait détruite. Elle ne parvenait pas à refaire surface, elle pleurait sans cesse, elle était apathique, elle qui auparavant riait du matin au soir et débordait d’énergie. Les jours s’étaient succédé mais les matins s’étaient effacés, les soirs s’étaient volatilisés, il restait une soupe informe, les débris d’une vie, déposés en vrac comme un paquet de linge sale.

- La vie dans toute sa splendeur, conclut Majid en connaisseur .
- Oui. Depuis je me rends au travail le matin en pleurant, je retiens mes larmes toute la journée, je rentre le soir en pleurant.
Ses amis les plus proches l’invitaient pour lui changer les idées, dîner au restaurant, faire les magasins, voir un film au cinéma, sortir danser, mais ses idées lugubres la rendaient aboulique. Elle était même parvenue à pleurer en dansant avec un garçon qui devint rouge de confusion, ne sachant comment s’échapper.
- Bienvenue au club des exclus.
- Je suis fatiguée, je m’assoupis sans cesse, sans vraiment dormir. Je suis incapable de réfléchir. Je me réveille le matin plus fatiguée que la veille.
Elle s’enfonçait, elle s’enfonçait, et sa chute ne semblait pas connaître de fin, alors elle pleurait encore, désœuvrée et indolente. Elle avait perdu son identité, elle ne savait plus qui elle était, elle ignorait qui reconstruire. Comment, pourquoi se reconstruire sans lui. Elle voulait qu’il sorte définitivement de sa vie car il était volontairement la source de ses souffrances, mais son bonheur demeurait auprès de lui. Pourquoi l’avait-il sauvagement assassinée avec perfidie alors que lui aussi goûtait la félicité ?
- ça te passera, asséna Majid en guise de remède infaillible.
- Je ne sais pas. Il a tenté de se justifier, je ne l’ai pas écouté, je ne lui ai pas demandé la raison. Mes yeux ne m’avaient pas trompé.
Aucune excuse n’avait infléchi son refus de clémence. Il n’était plus l’emblème de son épanouissement, le complément de son âme, la marche joignant la perfection. Elle avait autrefois construit son couple avec ce qui était aujourd’hui un souvenir, et son paradis passé appartenait à un rêve. Elle ne voulait plus de ce mécréant qui s’était enfoui un soir avec sa vie dans un hall de gare. Celui-ci était vulgarité et duperie, et l’autre, celui de ses souvenirs, était perdu à jamais. Cet autre qui seul pouvait la comprendre, la soutenir, l’écouter, l’aider. Elle avait besoin qu’il l’aide à le quitter. Que lui importaient les événements qui se déroulaient dans cette banque, elle touchait déjà le fond, sa situation n’empirerait pas, elle ne pouvait que s’améliorer.
Elle obéit aux injonctions de son braqueur masqué, elle s’exécuta et suivit sa nouvelle ligne de conduite : subir des événements qui lui échappaient.

Jacques écoutait paisiblement. La voix caressante de Majid le rassurait, elle l’emmenait au-delà des murs, dont il appréciait pourtant l’espace inestimable offert par la triplette. Il se rappelait son ancienne cellule avec ses murs si proches qu’ils contraignaient les corps à des mouvements lents et calculés. Tout mouvement brusque se soldait par un heurt. Le corps avait appris rapidement. Ils avaient passé au pire la totalité de leurs journées dans ces 9m², au mieux la majorité. Le souci reposait sur le fait qu’ils étaient deux à partager cette boite exiguë. Quel homme n’a pas rêvé d’être enfermé dans une pièce avec une femme parfaite ? Aussi étrange que cela puisse paraître, ceux qui ont eu la chance de vivre réellement cette expérience se sont étonnés au bout de quelques jours d’avoir eu envie de changer d’air, de rencontrer d’autres têtes, et ce quel que soit le charme de l’hôtesse. L’esprit est ainsi agencé qu’il réclame des changements pour ne pas sombrer dans l’ennui, devenir mélancolique, puis taciturne, irrité, et enfin franchement agacé. En imaginant que la femme merveilleuse soit remplacée par un barbu, l’image qui se profile était nettement moins sensuelle. Les jours se succèdent, les semaines, les mois, la vision du barbu ne vous quitte plus, la situation devient parfois insupportable et aucune solution n’autorise un break, pas même la pause pipi : les toilettes sont dans la même pièce, avec pour toute séparation un petit muret. A tout instant une paire d’yeux épient vos moindres gestes sans que vous puissiez vous isoler, aucun recueillement n’est possible si vous désirez un peu de tranquillité et de solitude. La situation se corse lorsqu’une communication s’établit. Tout sujet de discussion tourne autour d’un centre d’intérêt commun. Le principal sujet d’anxiété du prisonnier est sa date de libération. Le premier détenu parle de sa date de sortie au deuxième qui s’en moque car il est préoccupé par sa date personnelle. Donc le deuxième n’écoute pas le premier et lui répond en lui parlant de sa propre date. Deux monologues miroirs. Toutes les possibilités de sortie anticipée sont connues des détenus, jusqu’à celui qui ignore sa table d’addition mais peut calculer instantanément la date de sortie correspondante à telle condamnation, avec telle remise de peine, tel aménagement de peine, incluant, si nécessaire, d’hypothétiques combinaisons avantageuses non encore parues au Journal Officiel. Parfois les détenus doivent calmer leur ardeur car ils obtiennent à la fin de leurs calculs savants plus de jours de remises de peine que la durée de la condamnation. Merveilleux pouvoir de l’esprit. Ainsi se déroulent les journées, de discussions soûlantes en ennui mortel, toujours sous l’œil d’au minimum une personne.

Majid émit un soupir de lassitude et s’allongea sur son lit. Les jours s’écoulaient ainsi, monotones et vides. Il se releva aussitôt avec un élan un peu brusque. Jacques tourna la tête, les sens à l’affût, telle une proie prête à fuir le danger. Majid descendit de son lit, s’avança vers son armoire. Jacques s’interrogeait. Majid sortit de l’armoire son paquet de "Bonux main". Il n’avait pas eu de parloir la semaine passée, donc pas de livraison de vêtements propres. Il en était quitte pour une lessive de dépannage. Il posa la lessive sur l’évier et accrocha un bout d’une rallonge électrique à un barreau et l’autre extrémité au support de la télé.
- La redécouverte du système D, fit avec un sourire volubile Jacques. Les poubelles de nos sociétés de consommation sont gorgées de merveilles dont nous ignorons la valeur. Tout nous incite à consommer, les publicités, la facilité, le manque de temps. Il n’est même plus nécessaire d’entrer dans le petit magasin en bas de l’immeuble, nous pouvons maintenant commander par internet. A quand la commande par transmission de pensée, ou plutôt de désir, car la pensée tend à disparaître de nos cerveaux conditionnés.
Privés de biens de consommation derrière leurs barreaux, d’autres solutions s’imposaient, qui, avec un peu de réflexion, s’avéraient plus efficaces, économiques et rapidement mises en œuvre qu’en utilisant sa carte bancaire. Une fourchette bien placée bloquait le robinet du jet de douche, un gant de toilette autour d’une pomme de douche vieillissante recentrait le jet, une paire de claquettes en plastique évitait les mycoses aux pieds dans les douches. Une rallonge électrique sur laquelle on étendait un drap s’accommodait d’un usage de mur de séparation pour les toilettes. Tous les emballages étaient réutilisés. La bouteille en plastique servait de pot à stylos, à couverts. La boite de Ricoré, en rembourrant les parois intérieures avec des feuilles de papier essuie-tout, était un parfait étui à lunettes. Un cintre supportait le papier toilettes aussi bien qu’un dérouleur officiel. Le rideau de la fenêtre était un drap fixé par des pinces à linge. Le dentifrice se révélait excellent pour coller les posters au mur. Le fil à coudre faisait office de fil dentaire, à condition de troquer ses mains de maçon contre des doigts de pianiste car il n’offrait pas la même résistance. Etc, etc, il existait autant de solutions que de problèmes, mais le plus important était la façon de penser qui se modifiait. Au lieu de vouloir payer pour obtenir, on acquérait le réflexe de réfléchir pour obtenir.
Majid approuva avec une moue ironique :
- Nécessité fait loi. Tu l’as dit, on est bien obligé de changer nos habitudes, on n’a pas trop le choix.
Honteux d’avoir autant discouru, Jacques chercha une transition pour redonner la parole à Majid.

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