- J’ai réfléchi à ce que tu
m’avais dit à propos de ton affaire. La première fois les flics
te sont tombés dessus dans ta planque après un braquage, mais je ne
me suis jamais expliqué comment ils avaient pu faire pour être sur
place avant toi ?
Majid haussa les épaules. Il se
replongea dans son passé, prit une profonde inspiration, esquissa un
sourire.
- Lors du repérage. Un employé de la
banque, je ne sais pas lequel, a prévenu les flics que je rodais
dans les environs. J’étais pas inquiet, j’avais un taf, pas de
fiche, pas besoin de prendre trop de précautions, au pire j’étais
bon pour un contrôle d’identité. Mais là où j’ai déconné,
c’est que j’avais déjà braqué une dizaine de banques dans les
environs en moins d’un an, alors au lieu de venir me contrôler,
ils m’ont suivi ces enfoirés.
- Ils ne t’ont quand même pas suivi
tout le temps depuis le repérage jusqu’à laisser faire le
braquage ? s’étonna Jacques.
- Si, soupira Majid. Quatre mois de
filature.
- Tu veux dire qu’ils ont laissé
faire un braquage alors qu’ils auraient pu t’interpeller avant ?
- Ouais bien sûr, pour être certain
d’avoir un flag. Sinon ils avaient quoi ? Suspicion d’avoir
l’intention de commettre un braquage et suspicion d’en avoir
commis dix autres. Si j’étais innocent, ils me collaient une peine
bâtarde, entre-deux, parce qu’ils n’avaient rien de concret,
mais si j’étais coupable, j’avais donc du blé, et avec un bon
avocat, je passais au travers. Tandis que là, ils ont un braquage en
flagrant délit, et suspicion de dix autres avec le même mode
opératoire. C’est dans le sac.
- Mais tu ne t’es jamais douté de
rien ?
- Penses-tu. J’ai rien vu venir. Tout
était normal, comportement du personnel de la banque normal, les
clients pris en otage normal. ça ne se simule pas le regard de peur
des otages.
Jacques restait hébété de ce qu’il
apprenait. Ainsi, la machine judiciaire pouvait laisser se perpétrer
un acte criminel pour constituer un dossier bien ficelé. Et si des
coups de feu avaient été tirés ? Qu’un otage ait été
tué ? Les policiers auraient-ils expliqué à la famille de la
victime que le décès de leur proche aurait pu être évité, mais
que le dossier du procureur aurait été moins étoffé, tandis que
là, ils avaient un flagrant délit plus un homicide volontaire, le
compte du malfaiteur était réglé ? Triste compensation. La
vérité aurait été toute autre évidemment. Faisant preuve de
pragmatisme et d’hypocrisie, ni la police ni le magistrat qui
suivait le dossier et avait donné l’autorisation pour les écoutes
téléphoniques n’auraient révélé l’existence dudit dossier,
et les familles des victimes n’auraient rien eu à leur reprocher.
Chaque métier dispose de ses ficelles inconnues des non-initiés.
Jacques comprenait la situation :
- Les clients qui sont entrés jouaient
parfaitement leur rôle puisqu’ils n’étaient au courant de rien.
- Exact. La première cliente, je me
rappelle même de son nom, elle s’appelait Marjorie.
Il s’en souvenait comme si c’était
hier. La banque avait informé Marjorie que son nouveau chéquier
était à sa disposition. Avec l’insécurité qui régnait naguère,
elle préférait récupérer personnellement à l’agence un
document sensible que le recevoir à domicile par courrier. Les
boites aux lettres sont ouvertes à tous vents. Elle monta les
marches de l’agence bancaire, des marches récemment carrelées,
d’un gris sinistre et peu accueillant. Elle enfonça le bouton de
la sonnette, la lumière rouge s’éteignit, la verte s’alluma,
elle poussa la lourde porte et pénétra dans le sas. Elle attendit
que la porte se referme derrière elle et scruta l’intérieur
désert de la banque, n’y discernant pas la moindre trace
d’activité.
- Et c’était parti, s’emporta
Majid, voilà que ça sonnait à la porte d’entrée. ça c’est
une galère. A chaque coup de sonnette, t’as le stress qui monte.
Le coup de sonnette, dissipant dans la
tête du malfrat l’euphorie des premières étapes franchies,
résonna dans la quiétude de cette matinée comme la trompette du
jugement dernier. Coincée dans le sas, sensation qui lui avait
toujours fort déplu, Marjorie appuya sur la deuxième sonnette. Une
employée accourut d’un pas fébrile, mal assuré, et ne daigna pas
lui accorder un sourire. Marjorie tira la deuxième porte en
s’arc-boutant, s’apprêta à se diriger d’un pas décidé vers
le guichet, vers cette employée peu affable. Elle n’eut pas le
temps d’émettre une remarque à son intention qu’une main
puissante la saisit, la déséquilibra, l’entraîna sur le côté.
Simultanément une voix bourrue lui intima l’ordre de rester
tranquille.
- Tu causes pas de problème et il
t’arrivera rien.
Son interlocuteur avait le visage
cagoulé. Il brandissait une arme.
- Tu te mets face au mur les mains sur
la tête, je ne veux pas t’entendre, beugla-t-il.
Il joignit le geste à la parole, la
poussa sans ménagement en direction du mur. Marjorie songea à
l’homme de sa vie, il lui manquait encore plus en cet instant qu’à
l’accoutumée.
- A quoi penses-tu, éructa l’inconnu
cagoulé, voyant que la belle semblait pensive.
A quoi pouvait-on penser dans une telle
situation ? En tout premier lieu à s’enfuir, raison pour
laquelle Majid n’aimait pas les penseurs et penseuses.
- A ma famille, révéla-t-elle à
regret, cherchant à dévoiler le moins d’informations personnelles
possibles.
- Tu as des enfants ?
continua-t-il incisif.
- Non, répondit-elle d’une voix
dolente.
- Alors tu penses à ton bonhomme,
affirma-t-il.
- Heu, oui, bégaya-t-elle.
- Hé bien raconte-nous, ça fera
passer le temps, persifla-t-il.
Il fallait qu’il contrôle la
situation, il ne devait pas la laisser échafauder un plan. Elle
était pétrifiée et n’avait pas la force de parler. Elle se
sentait trop faible. Majid la dévisagea, la détailla de la tête
aux pieds, jaugea la véracité de son effroi. Elle avait piètre
figure. Le prédateur évaluait sa proie. Il observait une femme
n’ayant pas encore franchi la trentaine, svelte, élégante, qui
laissait une impression de grâce et de fluidité dans chacun de ses
gestes. Derrière la frayeur, son allure dégageait une impression
attirante et émouvante, sa chevelure brune traversée de reflets
auburn rendait plus lumineux ses yeux d’un vert d’émeraude,
pleins de franchise, pétillants d’esprit, ornés d’un fin trait
de mascara noir. Le timbre de sa voix, affecté et langoureux bien
que chevrotant en raison de la particularité du moment, s’alliait
harmonieusement à son expression de divinité pétrie de générosité.
Ses mains, grandes et minces, se mouvaient aussi délicatement que
des mains de danseuse indienne sacrée. Elle portait une veste de
jean sur un chemisier à motifs floraux et était entrée dans le sas
en effleurant le sol de ses ballerines colorées. Une écharpe
turquoise ceinturait plusieurs fois son cou et se mariait
harmonieusement avec le bleu pastel de son pantalon en crêpe. Des
effluves envoûtantes avaient accompagné sa sortie du sas, un air
fruité de légèreté et de passion. Majid ne céda point à l’appel
du charme.
- Détends-toi, laisse-toi aller, on en
a pour un bon moment, ça va te détendre de parler, où tu l’as
rencontré ton superman ordonna-t-il d’un ton professionnel,
autoritaire.
- Nous nous sommes rencontrés chez des
amis communs, parvint-elle à bredouiller, ne comprenant pas où il
voulait en venir.
Elle garda pour elle les détails
romantiques. A quoi bon s’épancher sur son coup de foudre.
Des amis. Des amies. Des relations. Un
travail. Des loisirs. Des sorties. L’indépendance. La
tranquillité. La sérénité. Son compagnon et elle-même
possédaient toute la panoplie de la personne comblée. Ils étaient
tombés amoureux à leur insu. Sur chaque sujet, tandis que l’un
posait une question sans connaître la réponse, l’autre répondait
sans avoir entendu la question. Pour chaque émotion, les besoins de
l’un comblaient ceux de l’autre. Ils avaient même tenté sans
succès de fuir cette passion naissante.
- Nous ne l’avons pas choisi, ça
nous est tombé dessus comme ça, avoua-t-elle.
- Et … enchaîna Majid, simulant un
intérêt.
- On a passé une soirée ensemble chez
des amis communs.
Cette soirée uniquement car dès le
lendemain ils avaient eu soif de retrouver la tranquillité de leur
oasis, de se cocooner dans la sécurité de leur petit confort
individualiste. Mais ils n’avaient pas tenus la journée. Le jour
d’après ressembla au jour précédent. Les jours s’étaient
succédé et ils avaient du se rendre à l’évidence : ils
s’abreuvaient à la même source. Ils s’en seraient volontiers
dispensés, rien de tel qu’un alter-ego pour troubler un équilibre
égoïste.
Finalement, Marjorie se mit à parler
pour oublier sa peur.
- Nous nous sommes complétés sans
l’avoir désiré. Il me rassurait, je lui apportais de la joie de
vivre.
La situation s’était encore
compliquée lorsque ils réalisèrent qu’ils buvaient à la source
l’un de l’autre. Chaque absence de l’un assoiffait l’autre.
Leur âme avait perdu son identité, leur corps s’était redéfini,
il englobait à présent les deux corps.
- Vous vous battiez côte à côte,
compléta Majid, pensif, et peut-être aussi un peu envieux.
- Oui, nous étions deux à combler des
besoins devenus doubles.
Chacun affirmait avec détermination
son indépendance et la maîtrise de sa vie, mais elle n’osait
compter depuis combien d’années un même but les dirigeait sur le
même chemin, de peur de se sentir soudainement aussi vieillissante
qu’une aïeule. A chaque instant qui s’écoulait, il pensait à
elle, elle n’errait plus seule, égarée, et cela la rassurait.
Tous les soirs à 19h15, il revenait du travail, sortait du métro,
venait à sa rencontre, elle le sentait venir avant qu’il
n’apparaisse, elle l’imaginait avant de le sentir. Quelques
minutes plus tard, il ouvrait la porte, lui souriait, la prenait dans
ses bras. Se sentir aimée envahissait sa vie, être à ses yeux la
femme la plus désirable au monde la rendait heureuse. S’endormir
lorsqu’il se serrait contre elle était un bonheur. Les nuits
abritent les cauchemars les plus affreux, ou sont le siège de la
félicité la plus douce, selon les cas. Elle se blottissait contre
lui, le plus possible, chaque centimètre de sa peau en contact avec
son corps, et s’il tentait de l’ignorer, elle le capturait en lui
imposant sa sensualité. Jamais elle ne s’était contentée de le
contempler, soumise, se réfugiant dans sa solitude à l’autre
extrémité du lit ! Elle se reconstituait durant ces nuits de
béatitude et emmagasinait l’énergie nécessaire pour affronter la
journée suivante. Finies les nuits d’interrogation, de
questionnement, de doute, il ne lui livrait aucune réponse, mais sa
présence, sa chaleur, son amour lui livraient les certitudes dont
elle avait besoin, comblaient un vide, un désir d’amour. On ne
s’interroge pas, quand le bonheur frappe à la porte, on évite de
questionner, on profite avidement, goulûment, le temps s’efface,
le bonheur ne connaît pas de limite. La tête lui tournait depuis
qu’elle l’avait rencontré, ses sens étaient exacerbés, elle ne
parvenait pas à se projeter dans l’avenir.
- Dans ton monde à toi, on croit au
bonheur ! se moqua Majid.
- Pourquoi le bonheur devrait-il
cesser ?
- Parce-que c’est une utopie
bourgeoise.
- Vous avez raison sur ce point,
souffla-t-elle. Son visage s’assombrit.
Quelle idée saugrenue avait-elle eu,
ce jour-là, de plonger la main dans la poche du blouson de son grand
Amour ! Elle n’avait pas eu l’intention de fouiller,
pourquoi l’aurait-elle eue d’ailleurs, puisque entre eux régnait
une confiance sans bornes. La perfection n’a pas besoin de se
réfugier derrière le mensonge. Ils s’aimaient trop pour qu’elle
ait besoin d’être suspicieuse. Elle n’avait donc été surprise
de trouver un billet de train dans sa poche. Il l’avait prévenue
qu’il se rendait dans sa famille le week-end suivant.
- En famille, voyez-vous ça, railla
Majid. Au chevet de sa mère malade tant qu’on y est.
- Souvent il s’octroyait de telles
escapades car il appréciait un retour régulier aux sources.
Mais une erreur s’était glissé sur
le billet quant à la ville de destination.
- Et tu y crois, à ces conneries ?
A ces paroles, elle baissa les yeux,
honteuse de sa naïveté. Elle se rappelait ces événements comme
s’ils s’étaient produits la veille. Une vague de doute sourdait
au loin, sournoisement, comme un raz-de-marée préparant son attaque
dévastatrice. Elle avait obéit à son intuition, avait acheté un
billet pour la même destination, mais une demie-journée plus tôt.
Elle avait téléphoné à la famille de son concubin qui lui avait
répondu évasivement. Et puis la catastrophe était arrivée.
Elle avait reçu un choc, une sensation
physique, pas seulement une image, mais un déchirement réel, en le
voyant sortir du train et une femme se jeter dans ses bras. Un son
d’outre-tombe comme le grondement sourd de la terre aux approches
d’un volcan, qui frémit sous la ruée des laves se pressant pour
en jaillir, s’échappa de ses entrailles. Le temps s’immobilisa,
l’image se figea, elle fut incapable d’un mouvement, d’une
réaction, elle ne ressentait plus son corps, il lui était
impossible de comprendre, il n’y avait rien à comprendre, ce que
ses yeux lui livraient n’existait pas. Elle eut mal dans son corps
qui s’insensibilisa, s’éloigna, disparut. Elle n’était plus
en elle-même. Elle aurait ressenti une sensation identique en
traversant une route sans regarder. Elle aurait pris une profonde
inspiration, se serait apprêtée à traverser, aurait avancé d’un
pas du trottoir vers la route, un camion lancé à toute allure
n’aurait pas eu le temps de la voir, il aurait happé la moitié de
son corps, l’autre moitié serait restée là, sur le trottoir,
hébétée, ne sachant que faire, ne pouvant agir. Comme si un géant,
d’une main puissante, d’un geste vif et précis de chirurgien,
lui avait arraché les cordes vocales, elle n’aurait pu crier
malgré la douleur. La seule sensation ressentie aurait été un vide
immense. Elle se serait assise à la terrasse d’un bar, elle aurait
ignoré comment elle en était arrivée là, elle aurait supposé
avoir perdu l’équilibre et une main inconnue l’avait secourue et
aidée à s’asseoir. Peu importe.
- C’était il y a six mois,
sanglota-t-elle.
Sa vie l’avait quittée ce jour-là.
Elle l’aimait trop. La séparation l’avait détruite. Elle ne
parvenait pas à refaire surface, elle pleurait sans cesse, elle
était apathique, elle qui auparavant riait du matin au soir et
débordait d’énergie. Les jours s’étaient succédé mais les
matins s’étaient effacés, les soirs s’étaient volatilisés, il
restait une soupe informe, les débris d’une vie, déposés en vrac
comme un paquet de linge sale.
- La vie dans toute sa splendeur,
conclut Majid en connaisseur .
- Oui. Depuis je me rends au travail le
matin en pleurant, je retiens mes larmes toute la journée, je rentre
le soir en pleurant.
Ses amis les plus proches l’invitaient
pour lui changer les idées, dîner au restaurant, faire les
magasins, voir un film au cinéma, sortir danser, mais ses idées
lugubres la rendaient aboulique. Elle était même parvenue à
pleurer en dansant avec un garçon qui devint rouge de confusion, ne
sachant comment s’échapper.
- Bienvenue au club des exclus.
- Je suis fatiguée, je m’assoupis
sans cesse, sans vraiment dormir. Je suis incapable de réfléchir.
Je me réveille le matin plus fatiguée que la veille.
Elle s’enfonçait, elle s’enfonçait,
et sa chute ne semblait pas connaître de fin, alors elle pleurait
encore, désœuvrée et indolente. Elle avait perdu son identité,
elle ne savait plus qui elle était, elle ignorait qui reconstruire.
Comment, pourquoi se reconstruire sans lui. Elle voulait qu’il
sorte définitivement de sa vie car il était volontairement la
source de ses souffrances, mais son bonheur demeurait auprès de lui.
Pourquoi l’avait-il sauvagement assassinée avec perfidie alors que
lui aussi goûtait la félicité ?
- ça te passera, asséna Majid en
guise de remède infaillible.
- Je ne sais pas. Il a tenté de se
justifier, je ne l’ai pas écouté, je ne lui ai pas demandé la
raison. Mes yeux ne m’avaient pas trompé.
Aucune excuse n’avait infléchi son
refus de clémence. Il n’était plus l’emblème de son
épanouissement, le complément de son âme, la marche joignant la
perfection. Elle avait autrefois construit son couple avec ce qui
était aujourd’hui un souvenir, et son paradis passé appartenait à
un rêve. Elle ne voulait plus de ce mécréant qui s’était enfoui
un soir avec sa vie dans un hall de gare. Celui-ci était vulgarité
et duperie, et l’autre, celui de ses souvenirs, était perdu à
jamais. Cet autre qui seul pouvait la comprendre, la soutenir,
l’écouter, l’aider. Elle avait besoin qu’il l’aide à le
quitter. Que lui importaient les événements qui se déroulaient
dans cette banque, elle touchait déjà le fond, sa situation
n’empirerait pas, elle ne pouvait que s’améliorer.
Elle obéit aux injonctions de son
braqueur masqué, elle s’exécuta et suivit sa nouvelle ligne de
conduite : subir des événements qui lui échappaient.
Jacques écoutait paisiblement. La voix
caressante de Majid le rassurait, elle l’emmenait au-delà des
murs, dont il appréciait pourtant l’espace inestimable offert par
la triplette. Il se rappelait son ancienne cellule avec ses murs si
proches qu’ils contraignaient les corps à des mouvements lents et
calculés. Tout mouvement brusque se soldait par un heurt. Le corps
avait appris rapidement. Ils avaient passé au pire la totalité de
leurs journées dans ces 9m², au mieux la majorité. Le souci
reposait sur le fait qu’ils étaient deux à partager cette boite
exiguë. Quel homme n’a pas rêvé d’être enfermé dans une
pièce avec une femme parfaite ? Aussi étrange que cela puisse
paraître, ceux qui ont eu la chance de vivre réellement cette
expérience se sont étonnés au bout de quelques jours d’avoir eu
envie de changer d’air, de rencontrer d’autres têtes, et ce quel
que soit le charme de l’hôtesse. L’esprit est ainsi agencé
qu’il réclame des changements pour ne pas sombrer dans l’ennui,
devenir mélancolique, puis taciturne, irrité, et enfin franchement
agacé. En imaginant que la femme merveilleuse soit remplacée par un
barbu, l’image qui se profile était nettement moins sensuelle. Les
jours se succèdent, les semaines, les mois, la vision du barbu ne
vous quitte plus, la situation devient parfois insupportable et
aucune solution n’autorise un break, pas même la pause pipi :
les toilettes sont dans la même pièce, avec pour toute séparation
un petit muret. A tout instant une paire d’yeux épient vos
moindres gestes sans que vous puissiez vous isoler, aucun
recueillement n’est possible si vous désirez un peu de
tranquillité et de solitude. La situation se corse lorsqu’une
communication s’établit. Tout sujet de discussion tourne autour
d’un centre d’intérêt commun. Le principal sujet d’anxiété
du prisonnier est sa date de libération. Le premier détenu parle de
sa date de sortie au deuxième qui s’en moque car il est préoccupé
par sa date personnelle. Donc le deuxième n’écoute pas le premier
et lui répond en lui parlant de sa propre date. Deux monologues
miroirs. Toutes les possibilités de sortie anticipée sont connues
des détenus, jusqu’à celui qui ignore sa table d’addition mais
peut calculer instantanément la date de sortie correspondante à
telle condamnation, avec telle remise de peine, tel aménagement de
peine, incluant, si nécessaire, d’hypothétiques combinaisons
avantageuses non encore parues au Journal Officiel. Parfois les
détenus doivent calmer leur ardeur car ils obtiennent à la fin de
leurs calculs savants plus de jours de remises de peine que la durée
de la condamnation. Merveilleux pouvoir de l’esprit. Ainsi se
déroulent les journées, de discussions soûlantes en ennui mortel,
toujours sous l’œil d’au minimum une personne.
Majid émit un soupir de lassitude et
s’allongea sur son lit. Les jours s’écoulaient ainsi, monotones
et vides. Il se releva aussitôt avec un élan un peu brusque.
Jacques tourna la tête, les sens à l’affût, telle une proie
prête à fuir le danger. Majid descendit de son lit, s’avança
vers son armoire. Jacques s’interrogeait. Majid sortit de l’armoire
son paquet de "Bonux main". Il n’avait pas eu de parloir
la semaine passée, donc pas de livraison de vêtements propres. Il
en était quitte pour une lessive de dépannage. Il posa la lessive
sur l’évier et accrocha un bout d’une rallonge électrique à un
barreau et l’autre extrémité au support de la télé.
- La redécouverte du système D, fit
avec un sourire volubile Jacques. Les poubelles de nos sociétés de
consommation sont gorgées de merveilles dont nous ignorons la
valeur. Tout nous incite à consommer, les publicités, la facilité,
le manque de temps. Il n’est même plus nécessaire d’entrer dans
le petit magasin en bas de l’immeuble, nous pouvons maintenant
commander par internet. A quand la commande par transmission de
pensée, ou plutôt de désir, car la pensée tend à disparaître de
nos cerveaux conditionnés.
Privés de biens de consommation
derrière leurs barreaux, d’autres solutions s’imposaient, qui,
avec un peu de réflexion, s’avéraient plus efficaces, économiques
et rapidement mises en œuvre qu’en utilisant sa carte bancaire.
Une fourchette bien placée bloquait le robinet du jet de douche, un
gant de toilette autour d’une pomme de douche vieillissante
recentrait le jet, une paire de claquettes en plastique évitait les
mycoses aux pieds dans les douches. Une rallonge électrique sur
laquelle on étendait un drap s’accommodait d’un usage de mur de
séparation pour les toilettes. Tous les emballages étaient
réutilisés. La bouteille en plastique servait de pot à stylos, à
couverts. La boite de Ricoré, en rembourrant les parois intérieures
avec des feuilles de papier essuie-tout, était un parfait étui à
lunettes. Un cintre supportait le papier toilettes aussi bien qu’un
dérouleur officiel. Le rideau de la fenêtre était un drap fixé
par des pinces à linge. Le dentifrice se révélait excellent pour
coller les posters au mur. Le fil à coudre faisait office de fil
dentaire, à condition de troquer ses mains de maçon contre des
doigts de pianiste car il n’offrait pas la même résistance. Etc,
etc, il existait autant de solutions que de problèmes, mais le plus
important était la façon de penser qui se modifiait. Au lieu de
vouloir payer pour obtenir, on acquérait le réflexe de réfléchir
pour obtenir.
Majid approuva avec une moue ironique :
- Nécessité fait loi. Tu l’as dit,
on est bien obligé de changer nos habitudes, on n’a pas trop le
choix.
Honteux d’avoir autant discouru,
Jacques chercha une transition pour redonner la parole à Majid.
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