Moins d’une heure après, profitant
d’être seul pour faire le ménage en grand, il fut à nouveau
dérangé par l’ouverture de la porte. Même rengaine, un uniforme
bleu avec un corps maigrelet qui s’agite à l’intérieur et
annonce solennellement à la façon d’un héraut une nouvelle
souvent sans intérêt, parfois majeure.
- Vous avez un arrivant, prononça la
voix mécanique sans âme.
La trêve avait été de courte durée,
pas même le temps de nettoyer la cellule. Pas moyen d’y échapper.
Subir, subir, et se plaindre le moins possible.
Le nouvel arrivant semblait aussi perdu
qu’un sou neuf dans une brocante. Jacques ne se sentait pas le
courage de lui servir de tuteur, il avait bien assez de difficultés
à gérer sa propre situation pour rester à flot sans sombrer. Ils
restèrent chacun dans leur parcelle de cellule, évitant l’autre
au maximum pour ne pas l’importuner, pour ne pas rajouter de
désagréments supplémentaires à leur existence déjà compliquée.
Les jours s’écoulèrent ainsi, dans un état de quiétude
ennuyeuse mais apaisante. Jacques sortait peu en promenade. Il était
partagé entre deux sentiments contraires. D’un côté, pour
s’échapper de la cellule, respirer une bouffée d’air frais, il
ne disposait que des deux promenades quotidiennes, une heure quinze
le matin, une heure l’après-midi. D’un autre côté, le
spectacle offert dans la cour de promenade était affligeant et il en
revenait encore plus taciturne. La cour offrait le spectacle d’une
société humaine dans toute sa bassesse et son désespoir. Un
rassemblement de babouins avec pour seule règle primitive la Loi du
plus fort. Pitoyable vision qui l’éloignait de l’humanité.
Un jour qu’il vagabondait comme un
pauvre hère, il aperçut dans la cour mitoyenne, de l’autre côté
du grillage, Majid qui marchait d’un pas dynamique, entouré de
quelques gaillards à l’air décidé. Décidés à quoi, il se le
demandait bien, entourés de béton et de grillage, toute aventure
était vite étouffée dans l’œuf. Majid dominait le groupe sans
volonté de sa part, le motif de son mandat de dépôt servait de
modèle aux apprentis galériens. Il marchait en tête d’une
formation pyramidale, son escadre se déployant de part et d’autre,
légèrement en retrait pour laisser au chef naturel toute liberté
de mouvement. Malgré cette gloire localisée, Majid n’hésita pas
à piquer droit en direction de Jacques pour venir le saluer. Aller à
sa rencontre était une grande marque de respect et de reconnaissance
qu’il lui adressait, l’équivalent du PDG qui sort de la voiture
dont le chauffeur ouvre la porte et fait un détour pour venir saluer
le technicien de surface intérimaire.
- Comment vas cousin ? qu’il lui
adressa sur un ton paternel mais amical.
Jacques haussa les épaules :
- La routine. Jamais rien de bien
nouveau ici.
- ça se passe bien en cellule ?
- ça suit son cours.
- Ils t’ont remis un nouveau ?
- ça n’a pas traîné, t’étais à
peine parti qu’un arrivant a pris ta place.
- Il est bien ? Il te prend pas la
tête ? Si t’as un souci t’hésites pas, je lui ferai passer
le message par l’auxi que t’es un gars bien et qu’il joue pas
les caïds. Tu sais les caïds de cité, faut pas se laisser
impressionner, c’est des baltringues. Tu me le dis, t’inquiètes.
Jacques sourit. Il ne savait pas
pourquoi mais apparemment il avait gagné un ami. Le pourquoi il le
comprendrait plus tard, avec l’expérience de la prison, en
démystifiant la façade dont se parait chaque détenu. Majid
l’appréciait car il était lui-même, ne cherchait pas à cacher
son échec derrière des habits d’apparat. Jacques conservait sa
dignité avec simplicité, il s’accrochait pour ne pas sombrer.
Majid réfléchit un instant,
silencieusement. Son regard perçant scruta le ciel comme pour y
trouver une réponse. Il arbora un large sourire accueillant pour
demander à Jacques :
- ça te dirait d’être en
triplette ?
Un cadeau comme celui-là ne se
refusait pas. La triplette, nommée ainsi car elle accueillait trois
détenus, jamais plus, était une cellule bien plus grande que la
traditionnelle cellule individuelle où l’administration
pénitentiaire entassait deux, voire trois détenus. La triplette
était réservée aux privilégiés, car l’architecte des lieux
n’en avait doté qu’une par aile, donc trois par étages, soit
neuf par bâtiment, 45 pour la totalité de la prison, soit 135
détenus sur une capacité d’accueil officielle de 2 855 pour
la plus grande maison d’arrêt d’Europe. Elle était si spacieuse
que l’on pouvait marcher à l’intérieur, ce qui était
inenvisageable dans un cellule classique d’une surface de 9 m²
auxquels il fallait retrancher l’espace occupé au sol par les wc
et leur symbolique muret de séparation, la table, l’armoire, le
lit. Plus important mais non visible, à deux détenus seulement, on
communique toujours avec la même personne. A trois, on nage en
pleine diversité, on a le choix, et avoir le choix, en prison, est
un luxe rare. Si l’un désire un peu de solitude, il peut s’isoler.
S’il souhaite parler, une discussion peut s’entamer à deux ou
trois. Trois détenus ont chacun le choix de communiquer ou pas. Il
n’y a aucune pression. être en droit de choisir, c’est être
libre. Tandis qu’avec deux détenus seulement, au moins un des deux
subit le choix de l’autre.
Jacques était surpris de la demande
sans toutefois en mesurer l’aubaine.
- Heuu, oui, pourquoi pas.
- Alors tu fais une lettre au chef de
détention pour dire que tu veux être avec moi, je m’occupe du
reste, t’inquiètes.
Mahjd n’avait pas menti. Il ne
mentait jamais, il avait sa fierté de braqueur. S’il parlait, il
agissait. Quelles qu’en soient les conséquences, c’était bien
là son problème. En prison, ce comportement était un avantage.
Majid était respecté car il était franc, il ne préparait pas de
coup en douce, il agissait ouvertement car il ne craignait rien.
Trait de caractère propre aux nobles chevaliers, aux héroïques
indiens d’Amérique …. et aux chiens d’attaque. Quatre
jours plus tard, les lettres était passées entre les mains du
vaguemestre, du chef de détention, puis étaient redescendues
jusqu’au surveillant d’étage pour application immédiate. A
l’échelle du temps pénitentiaire, un délai si court pour un
trajet si long équivalait à un transport Chronopost par navette
spatiale. Pour un détenu tel que Majid, l’administration sortait
la fusée. Il faisait partie de ces personnages influents avec
lesquels la pénitentiaire acceptait de négocier malgré la
différence apparente de pouvoir. Majid, c’était comme le chef
d’un puissant syndicat, un sans-dent certes, dirait un Président,
mais un sans-dent avec beaucoup de petites mains pour l’épauler.
S’il ne demandait pour tout avantage qu’une cellule triple,
autant la lui donner plutôt qu’à un autre. Les représentants des
grands syndicats ont rarement besoin d’utiliser les services de
leur comité d’entreprise pour partir en vacances : ils
croulent sous les invitations !
Jacques était sidéré de la rapidité
et l’efficacité de l’intervention de Majid. Lui qui demandait
depuis plusieurs mois un rendez-vous chez le dentiste sans avoir
obtenu satisfaction. Et pas une triplette de seconde zone, non non,
le vrai modèle qui fait des envieux, en bon état, propre, et vide.
Une triplette rien que pour eux deux. Jacques pénétra de bon cœur
dans sa nouvelle cellule. Entouré d’une hostilité permanente, le
moindre sentiment bienveillant était appréciable. Majid
l’accueillit d’un grand sourire. Il s’était déjà installé,
avait pris le meilleur emplacement, le lit le plus isolé au fond.
C’était de bonne guerre. Il restait à Jacques le lit près de la
porte, où l’on était dérangé à chaque ouverture, et le lit du
milieu, en plein passage. Il choisit la porte. Il endossait le rôle
du préposé à l’ouverture, du majordome, en remerciement à
l’appui que Majid lui accordait à lui, le primaire jamais
condamné, le non-récidiviste, le non-délinquant, un cas social en
somme, un inadapté pénitentiaire.
Après autant d’agitation, la routine
repris son cours, attente, porte qui s’ouvre, attente. Jacques
savait que Majid avait envie de parler de son passé. Il avait vécu
plus de temps derrière des barreaux que libre, raconter ses dossiers
lui octroyait un supplément de temps libre pris sur la détention.
Majid était pudique, il ne se répandait pas en lamentations, et
doté d’un minimum d’empathie, il n’utilisait pas son
colocataire comme déversoir de ses misères existentielles. Ce fut
donc Jacques qui l’invita à reprendre le cours de son histoire
entamée quelques semaines plus tôt.
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