Vive la Récidive - Chapitre 14

Au cours d’une de ces sempiternelles promenades, une activité inhabituelle se manifesta. La nouvelle fit instantanément le tour de la cour. Du nouveau. De l’inattendu. De l’action. Un événement. Une épaisse fumée noire s’échappait d’une fenêtre de cellule. Encore un toto, le thermoplongeur pour chauffer l’eau du café, qui avait tant été utilisé et tant été rafistolé que les fils électriques avaient fini par se toucher, provoquant un court-circuit qui faisait fondre le plastique. C’était une bonne nouvelle en prison, cela animait les discussions jusqu’au coucher. Enfin une journée surprenante.

Pour Majid et Jacques, ce n’était pas une bonne nouvelle, car la fumée s’échappait de leur cellule. Les murs resteraient imprégnés de l’odeur insupportable de plastique fondu pendant plusieurs jours, un toto était foutu, sûrement une casserole aussi, et peut-être d’autres dommages. Ils avaient hâte que la promenade se termine pour aller constater par eux-mêmes l’étendue des dégâts. L’affaire prit de toutes autres proportions lorsque des flammes si gigantesques que la cellule ne pouvait les contenir apparurent à la fenêtre. Cette fois-ci ils assistaient à un véritable incendie. Les détenus dans la cour plaisantaient sur cette bonne aubaine, cette distraction inattendue qui cassait la routine.
- Yo poto, y en a un qui se fait cramer.
Majid et Jacques assistaient impuissants. La porte de la cour de promenade ne s’ouvrirait pas, ils auraient beau la frapper, crier, elle resterait close. Ils n’avaient aucune solution pour la faire s’ouvrir. Ils ne pouvaient que regarder. Nacer était à l’intérieur de la cellule en flammes.

L’incendie n’avait aucune raison d’être accidentel. La technique la plus usitée pour se suicider en prison est de se couper les veines. Ce n’est pas très douloureux, et on a le temps d’en profiter. Tant qu’à mourir une seule fois, autant en profiter. La technique qui vient en deuxième, loin derrière, est de mettre le feu à son matelas. Elle intéresse les détenus qui n’ont pas le courage de se mutiler, acte qui demande une volonté qui fait souvent défaut au candidat au suicide. Mettre le feu à un objet, tout humain l’a fait au moins une fois dans son enfance, c’est un acte anodin. En prison, dans une cellule sans poignée de porte et sans issue de secours, le captif est un toast dans un grille-pain. Résultat garanti. La troisième et dernière technique est la pendaison. Beaucoup plus difficile à réaliser qu’on ne le pense, l’apprenti-pendu a plus de chances de finir avec les yeux sortis de leurs orbites et des marques de strangulation autour du cou qu’avec une mort assurée. Cette méthode rencontre peu de succès car il faut ajouter à l’incertitude du résultat la technique à élaborer et le matériel à préparer. Si Nacer avait voulu se suicider, il aurait mis le feu à son matelas.

La promenade touchait à sa fin. Majid et Jacques avaient l’obligation de remonter en cellule. Ils savaient le spectacle qui les attendait. Ils craignaient d’apprendre la nouvelle pourtant évidente. Ils avaient encore moins envie de remonter que d’habitude.
Pendant que les autres détenus de l’aile regagnaient leur cellule, le surveillant les stoppa. Ils restèrent seuls dans le couloir avec le chef de détention et cinq surveillants. L’un des surveillants leur fit signe de les suivre. La situation était inhabituelle, trop d’uniformes s’étaient déplacés pour seulement deux détenus. Ils changèrent d’étage, marchèrent comme des proches lors d’une procession funéraire, l’air grave. Le surveillant leur ouvrit leur nouvelle cellule.
- On vous apportera vos affaires dans l’après-midi.
Il ne prit pas la peine de se justifier, chacun savait ce qu’il en retournait. Majid et Jacques se retrouvèrent face à face dans cette nouvelle cellule vide. Une cellule double soudain très étroite en comparaison de leur triplette. Ils se sentaient seuls, vidés.

Ce fut Majid qui, le premier, brisa le silence.
- Ils se sentent foireux. Ils étaient trop nombreux pour nous escorter jusqu’à notre nouvelle cellule. Ils craignent que je leur pète un câble.
- Tu n’as aucune responsabilité dans l’acte de Nacer.
- Moi non, mais eux ? Combien de demandes on a fait pour leur dire de faire quelque chose ? Combien de réponses on a eu ? Ils ont laissé crever Nacer.

Jacques n’avait pas vu les événements sous cet angle. Il était vrai que l’administration n’avait aucunement pris en compte la détresse de Nacer. Il n’avait pas eu droit de cité. Seul son numéro de matricule avait été traité. Seul un numéro de matricule avait décidé d’en finir par quelque moyen que ce soit. Leur rapport serait facile à rédiger : un détenu sans histoire, sur le point d’être libéré, n’était pas sorti en promenade, était resté seul en cellule et avait mis le feu à son matelas. Le temps d’ouvrir la cellule en respectant les procédures de sécurité et le détenu était décédé, enfumé comme une tranche de bacon. Rien n’avait pu présager cet acte dramatique. Fin du rapport. Dossier classé et archivé, les morts par suicide, agression, ou inexpliquées, étaient légions en prison. La sécurité passait avant tout, avant la vie d’un détenu évidemment. Majid avait les traits crispés. Jacques était soucieux à cause de cette routine rompue, l’atmosphère était tendue. Ils avançaient en terrain inconnu, loin de la rengaine rassurante des protocoles administratifs. Ils n’étaient que des détenus, sans droit, sans existence, sans droit à l’humanité. Les procédures les protégeaient, elles ne leur accordaient aucun droit mais leur garantissaient l’indifférence d’un numéro de dossier. Personne n’aurait l’idée d’agresser un dossier, de lui faire endosser sa rage.

Jacques n’était pas certain des réactions possibles de Majid. Il redoutait sa réaction envers les fonctionnaires, et craignait même un peu pour lui-même. Si Majid s’emballait contre les matons, Jacques pouvait devenir une victime collatérale involontaire. Il ne se sentait pas de taille à se dresser au milieu d’un champ de bataille entre un Majid prêt à tout et une administration toute puissante. Il n’avait pas l’âme d’un héros. De bonnes surprises les attendaient pourtant. De leurs affaires il ne restait que des cendres, mais la télé leur fut apportée gratuitement. Pourquoi gratuitement ? Majid avait-il raison ? La pénitentiaire avait-elle quelque chose à se faire pardonner ? Dans la semaine qui suivit ils eurent accès à la bibliothèque et au sport. Un délai aussi court était sans nul doute possible un traitement de faveur. Mais le meilleur restait à venir. Une nouvelle incroyable attendait Majid.

Le revirement de situation fut si rapide que l’avocat de Majid n’eut pas le temps de l’avertir. Ce fut un maton qui lui apprit la bonne nouvelle. La scène se grava dans sa mémoire. Le maton ressemblait à un pot-au-feu, un corps de poireau tête en bas, les racines en guise de cheveux, un visage de laitue, deux oreilles de choux, des radis ronds pour orbites oculaires. Il en exhalait également l’indélicat fumet, avant la mise au feu. Une odeur de légumes crus trop avancés. La porte de la cellule à peine ouverte, le crieur public lut son texte :
- MARROUCHE, libérable à 14h00, préparez votre paquetage.
Et la porte se referma sans plus de cérémonie.

Une mouche se posa sur le rebord du muret qui isolait le wc et le lavabo, puis redécolla aussitôt, ayant changé d’avis quant à sa destination. Le bruit de ses ailes qu’elle activa à plein régime pour s’arracher à la pesanteur retentit dans la cellule, tant y régnait un silence interloqué. Majid MARROUCHE libérable ? Il n’était pas même encore jugé ! Il s’était fait prendre en flagrant délit ! Le personnel pénitentiaire n’était pas très porté sur l’humour, alors pourquoi cette petite phrase incompréhensible : MARROUCHE libérable. Il n’y avait qu’un MARROUCHE dans cette cellule.

Deux heures plus tard, le crieur public ouvrit de nouveau la porte pour annoncer un parloir avocat immédiat à Majid. Ce dernier réagit instantanément. Aucune visite de son avocat n’était prévue. Cette fois-ci, pas d’erreur, quelque chose avait bougé. D’un bond, il se leva de sa chaise, les sens en éveil, les yeux écarquillés. Il saisit sa carte d’identité intérieure, le seul document officiel que possédait un détenu, chaussa ses Nike, puis franchit la porte de la cellule. L’avocat serait sûrement plus loquace que le maton.

Lorsqu’il revint à la cellule, Majid arborait un sourire en coin, mi-heureux, mi-ironique. Son avocat lui avait confirmé l’impossible.
- Ben mon Jacquot, jamais je n’aurais pensé sortir avant toi. L’avocat m’a balancé son baratin technique pour me dire que le délai pour fixer la date d’audiencement de mon procès est dépassé, donc il y a vice de procédure, donc je suis libre.

Jacques n’en croyait pas ses oreilles. Il était ravi pour son colocataire. Un tel cas de figure équivalait au tirage du gros lot à la loterie. Il se demandait pourquoi Majid n’était pas plus enthousiaste.
- C’est le plus beau jour de ta vie j’imagine.
- Il paraît oui.
- Qu’est ce qui ne va pas ?
- J’y crois pas à leur vice de procédure. C’est le procureur lui-même qui a demandé ma libération immédiate. Ça n’existe pas. Je vais te dire ce qui se passe. Ils étouffent l’affaire ! C’est ça qui se passe. Pour éviter qu’on pète un plomb et qu’on révèle que la pénitentiaire aurait pu et aurait du empêcher ce suicide prévu. On le savait que Nacer il disjonctait, on leur avait dit, ils l’ont laissé crever. Ma libération c’est une façon de m’acheter. Avec une libération anticipée, je suis censé oublier la prison et ce qui s’est passé, une nouvelle vie commence pour moi, j’oublie l’ancienne.
- Tu crois qu’ils te laisseraient sortir pour étouffer cette affaire ?
- Évidemment, c’est chaud pour eux. Avec un dossier comme ça, t’es sûr de trouver un baveux qui va prendre le dossier gratuitement pour se faire sa pub, et imagine que la Cour Européenne des Droits de l’Homme nous donne raison, t’as un mec qui a grillé quand même, ça va leur coûter combien à ton avis. T’inquiète pas pour toi, tu ne seras pas oublié, ils se sont occupés de moi d’abord parce que je suis le plus chaud, mais ils vont t’apporter des croissants à toi aussi, obligé.

Jacques était dubitatif. Le Droit Français était un droit technique qui ne souffrait aucun aménagement, qu’aucune démagogie ne pouvait corrompre. Même les ministres ne pouvaient échapper aux serres judiciaires, alors des individus insignifiants comme ils l’étaient ne pouvaient s’attendre à un traitement personnalisé.

Son étonnement fut donc d’autant plus grand lorsqu’à peine 15 jours après le départ de Majid, il fut convoqué par la conseillère spip qui lui annonça que son dossier de conditionnelle était accepté et qu’il serait bientôt dehors. De quel dossier parlait-elle ? Il n’avait fait aucune demande. Il s’en étonna auprès de la conseillère qui lui dit tout naturellement qu’elle avait elle-même présenté son dossier en commission car il présentait toutes les garanties pour une sortie anticipée. Jacques resta bête en apprenant cette nouvelle. Dans ce lieu où rien n’arrivait malgré des demandes justifiées incessantes, voilà que la porte de sortie s’ouvrait sans qu’il l’ait demandé ! Inconcevable.

Majid avait eu raison. L’inflexible Droit était flexible. L’Administration achetait leur silence. On le laissait partir. Les problèmes de la cour du bâtiment D4 de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis ne seraient bientôt plus ses problèmes. Que ferait-il une fois dehors ? Il marcherait très vite, sans se retourner, vers la nouvelle vie qu’il lui faudrait reconstruire. En aucun cas il ne mettrait les pieds chez un magistrat pour se plaindre d’une situation inacceptable derrière les murs. Ne serait-ce qu’imaginer la scène était risible : lui, détenu libéré prématurément grâce à la diligence de la Justice, s’en allant auprès de la Justice se plaindre du comportement de la Justice. Bah, tant pis pour Nacer, si Jacques avait appris au moins une chose en prison, c’était de ne pas trop s’encombrer d’états d’âmes lorsqu’une possibilité d’avancer se présentait. Le détenu n’avait qu’un devoir : sortir des bas-fonds.

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