Au cours d’une de ces sempiternelles
promenades, une activité inhabituelle se manifesta. La nouvelle fit
instantanément le tour de la cour. Du nouveau. De l’inattendu. De
l’action. Un événement. Une épaisse fumée noire s’échappait
d’une fenêtre de cellule. Encore un toto, le thermoplongeur pour
chauffer l’eau du café, qui avait tant été utilisé et tant été
rafistolé que les fils électriques avaient fini par se toucher,
provoquant un court-circuit qui faisait fondre le plastique. C’était
une bonne nouvelle en prison, cela animait les discussions jusqu’au
coucher. Enfin une journée surprenante.
Pour Majid et Jacques, ce n’était
pas une bonne nouvelle, car la fumée s’échappait de leur cellule.
Les murs resteraient imprégnés de l’odeur insupportable de
plastique fondu pendant plusieurs jours, un toto était foutu,
sûrement une casserole aussi, et peut-être d’autres dommages. Ils
avaient hâte que la promenade se termine pour aller constater par
eux-mêmes l’étendue des dégâts. L’affaire prit de toutes
autres proportions lorsque des flammes si gigantesques que la cellule
ne pouvait les contenir apparurent à la fenêtre. Cette fois-ci ils
assistaient à un véritable incendie. Les détenus dans la cour
plaisantaient sur cette bonne aubaine, cette distraction inattendue
qui cassait la routine.
- Yo poto, y en a un qui se fait
cramer.
Majid et Jacques assistaient
impuissants. La porte de la cour de promenade ne s’ouvrirait pas,
ils auraient beau la frapper, crier, elle resterait close. Ils
n’avaient aucune solution pour la faire s’ouvrir. Ils ne
pouvaient que regarder. Nacer était à l’intérieur de la cellule
en flammes.
L’incendie n’avait aucune raison
d’être accidentel. La technique la plus usitée pour se suicider
en prison est de se couper les veines. Ce n’est pas très
douloureux, et on a le temps d’en profiter. Tant qu’à mourir une
seule fois, autant en profiter. La technique qui vient en deuxième,
loin derrière, est de mettre le feu à son matelas. Elle intéresse
les détenus qui n’ont pas le courage de se mutiler, acte qui
demande une volonté qui fait souvent défaut au candidat au suicide.
Mettre le feu à un objet, tout humain l’a fait au moins une fois
dans son enfance, c’est un acte anodin. En prison, dans une cellule
sans poignée de porte et sans issue de secours, le captif est un
toast dans un grille-pain. Résultat garanti. La troisième et
dernière technique est la pendaison. Beaucoup plus difficile à
réaliser qu’on ne le pense, l’apprenti-pendu a plus de chances
de finir avec les yeux sortis de leurs orbites et des marques de
strangulation autour du cou qu’avec une mort assurée. Cette
méthode rencontre peu de succès car il faut ajouter à
l’incertitude du résultat la technique à élaborer et le matériel
à préparer. Si Nacer avait voulu se suicider, il aurait mis le feu
à son matelas.
La promenade touchait à sa fin. Majid
et Jacques avaient l’obligation de remonter en cellule. Ils
savaient le spectacle qui les attendait. Ils craignaient d’apprendre
la nouvelle pourtant évidente. Ils avaient encore moins envie de
remonter que d’habitude.
Pendant que les autres détenus de
l’aile regagnaient leur cellule, le surveillant les stoppa. Ils
restèrent seuls dans le couloir avec le chef de détention et cinq
surveillants. L’un des surveillants leur fit signe de les suivre.
La situation était inhabituelle, trop d’uniformes s’étaient
déplacés pour seulement deux détenus. Ils changèrent d’étage,
marchèrent comme des proches lors d’une procession funéraire,
l’air grave. Le surveillant leur ouvrit leur nouvelle cellule.
- On vous apportera vos affaires dans
l’après-midi.
Il ne prit pas la peine de se
justifier, chacun savait ce qu’il en retournait. Majid et Jacques
se retrouvèrent face à face dans cette nouvelle cellule vide. Une
cellule double soudain très étroite en comparaison de leur
triplette. Ils se sentaient seuls, vidés.
Ce fut Majid qui, le premier, brisa le
silence.
- Ils se sentent foireux. Ils étaient
trop nombreux pour nous escorter jusqu’à notre nouvelle cellule.
Ils craignent que je leur pète un câble.
- Tu n’as aucune responsabilité dans
l’acte de Nacer.
- Moi non, mais eux ? Combien de
demandes on a fait pour leur dire de faire quelque chose ?
Combien de réponses on a eu ? Ils ont laissé crever Nacer.
Jacques n’avait pas vu les événements
sous cet angle. Il était vrai que l’administration n’avait
aucunement pris en compte la détresse de Nacer. Il n’avait pas eu
droit de cité. Seul son numéro de matricule avait été traité.
Seul un numéro de matricule avait décidé d’en finir par quelque
moyen que ce soit. Leur rapport serait facile à rédiger : un
détenu sans histoire, sur le point d’être libéré, n’était
pas sorti en promenade, était resté seul en cellule et avait mis le
feu à son matelas. Le temps d’ouvrir la cellule en respectant les
procédures de sécurité et le détenu était décédé, enfumé
comme une tranche de bacon. Rien n’avait pu présager cet acte
dramatique. Fin du rapport. Dossier classé et archivé, les morts
par suicide, agression, ou inexpliquées, étaient légions en
prison. La sécurité passait avant tout, avant la vie d’un détenu
évidemment. Majid avait les traits crispés. Jacques était soucieux
à cause de cette routine rompue, l’atmosphère était tendue. Ils
avançaient en terrain inconnu, loin de la rengaine rassurante des
protocoles administratifs. Ils n’étaient que des détenus, sans
droit, sans existence, sans droit à l’humanité. Les procédures
les protégeaient, elles ne leur accordaient aucun droit mais leur
garantissaient l’indifférence d’un numéro de dossier. Personne
n’aurait l’idée d’agresser un dossier, de lui faire endosser
sa rage.
Jacques n’était pas certain des
réactions possibles de Majid. Il redoutait sa réaction envers les
fonctionnaires, et craignait même un peu pour lui-même. Si Majid
s’emballait contre les matons, Jacques pouvait devenir une victime
collatérale involontaire. Il ne se sentait pas de taille à se
dresser au milieu d’un champ de bataille entre un Majid prêt à
tout et une administration toute puissante. Il n’avait pas l’âme
d’un héros. De bonnes surprises les attendaient pourtant. De leurs
affaires il ne restait que des cendres, mais la télé leur fut
apportée gratuitement. Pourquoi gratuitement ? Majid avait-il
raison ? La pénitentiaire avait-elle quelque chose à se faire
pardonner ? Dans la semaine qui suivit ils eurent accès à la
bibliothèque et au sport. Un délai aussi court était sans nul
doute possible un traitement de faveur. Mais le meilleur restait à
venir. Une nouvelle incroyable attendait Majid.
Le revirement de situation fut si
rapide que l’avocat de Majid n’eut pas le temps de l’avertir.
Ce fut un maton qui lui apprit la bonne nouvelle. La scène se grava
dans sa mémoire. Le maton ressemblait à un pot-au-feu, un corps de
poireau tête en bas, les racines en guise de cheveux, un visage de
laitue, deux oreilles de choux, des radis ronds pour orbites
oculaires. Il en exhalait également l’indélicat fumet, avant la
mise au feu. Une odeur de légumes crus trop avancés. La porte de la
cellule à peine ouverte, le crieur public lut son texte :
- MARROUCHE, libérable à 14h00,
préparez votre paquetage.
Et la porte se referma sans plus de
cérémonie.
Une mouche se posa sur le rebord du
muret qui isolait le wc et le lavabo, puis redécolla aussitôt,
ayant changé d’avis quant à sa destination. Le bruit de ses ailes
qu’elle activa à plein régime pour s’arracher à la pesanteur
retentit dans la cellule, tant y régnait un silence interloqué.
Majid MARROUCHE libérable ? Il n’était pas même encore
jugé ! Il s’était fait prendre en flagrant délit ! Le
personnel pénitentiaire n’était pas très porté sur l’humour,
alors pourquoi cette petite phrase incompréhensible : MARROUCHE
libérable. Il n’y avait qu’un MARROUCHE dans cette cellule.
Deux heures plus tard, le crieur public
ouvrit de nouveau la porte pour annoncer un parloir avocat immédiat
à Majid. Ce dernier réagit instantanément. Aucune visite de son
avocat n’était prévue. Cette fois-ci, pas d’erreur, quelque
chose avait bougé. D’un bond, il se leva de sa chaise, les sens en
éveil, les yeux écarquillés. Il saisit sa carte d’identité
intérieure, le seul document officiel que possédait un détenu,
chaussa ses Nike, puis franchit la porte de la cellule. L’avocat
serait sûrement plus loquace que le maton.
Lorsqu’il revint à la cellule, Majid
arborait un sourire en coin, mi-heureux, mi-ironique. Son avocat lui
avait confirmé l’impossible.
- Ben mon Jacquot, jamais je n’aurais
pensé sortir avant toi. L’avocat m’a balancé son baratin
technique pour me dire que le délai pour fixer la date
d’audiencement de mon procès est dépassé, donc il y a vice de
procédure, donc je suis libre.
Jacques n’en croyait pas ses
oreilles. Il était ravi pour son colocataire. Un tel cas de figure
équivalait au tirage du gros lot à la loterie. Il se demandait
pourquoi Majid n’était pas plus enthousiaste.
- C’est le plus beau jour de ta vie
j’imagine.
- Il paraît oui.
- Qu’est ce qui ne va pas ?
- J’y crois pas à leur vice de
procédure. C’est le procureur lui-même qui a demandé ma
libération immédiate. Ça n’existe pas. Je vais te dire ce qui se
passe. Ils étouffent l’affaire ! C’est ça qui se passe.
Pour éviter qu’on pète un plomb et qu’on révèle que la
pénitentiaire aurait pu et aurait du empêcher ce suicide prévu. On
le savait que Nacer il disjonctait, on leur avait dit, ils l’ont
laissé crever. Ma libération c’est une façon de m’acheter.
Avec une libération anticipée, je suis censé oublier la prison et
ce qui s’est passé, une nouvelle vie commence pour moi, j’oublie
l’ancienne.
- Tu crois qu’ils te laisseraient
sortir pour étouffer cette affaire ?
- Évidemment, c’est chaud pour eux.
Avec un dossier comme ça, t’es sûr de trouver un baveux qui va
prendre le dossier gratuitement pour se faire sa pub, et imagine que
la Cour Européenne des Droits de l’Homme nous donne raison, t’as
un mec qui a grillé quand même, ça va leur coûter combien à ton
avis. T’inquiète pas pour toi, tu ne seras pas oublié, ils se
sont occupés de moi d’abord parce que je suis le plus chaud, mais
ils vont t’apporter des croissants à toi aussi, obligé.
Jacques était dubitatif. Le Droit
Français était un droit technique qui ne souffrait aucun
aménagement, qu’aucune démagogie ne pouvait corrompre. Même les
ministres ne pouvaient échapper aux serres judiciaires, alors des
individus insignifiants comme ils l’étaient ne pouvaient
s’attendre à un traitement personnalisé.
Son étonnement fut donc d’autant
plus grand lorsqu’à peine 15 jours après le départ de Majid, il
fut convoqué par la conseillère spip qui lui annonça que son
dossier de conditionnelle était accepté et qu’il serait bientôt
dehors. De quel dossier parlait-elle ? Il n’avait fait aucune
demande. Il s’en étonna auprès de la conseillère qui lui dit
tout naturellement qu’elle avait elle-même présenté son dossier
en commission car il présentait toutes les garanties pour une sortie
anticipée. Jacques resta bête en apprenant cette nouvelle. Dans ce
lieu où rien n’arrivait malgré des demandes justifiées
incessantes, voilà que la porte de sortie s’ouvrait sans qu’il
l’ait demandé ! Inconcevable.
Majid avait eu raison. L’inflexible
Droit était flexible. L’Administration achetait leur silence. On
le laissait partir. Les problèmes de la cour du bâtiment D4 de la
maison d’arrêt de Fleury-Mérogis ne seraient bientôt plus ses
problèmes. Que ferait-il une fois dehors ? Il marcherait très
vite, sans se retourner, vers la nouvelle vie qu’il lui faudrait
reconstruire. En aucun cas il ne mettrait les pieds chez un magistrat
pour se plaindre d’une situation inacceptable derrière les murs.
Ne serait-ce qu’imaginer la scène était risible : lui,
détenu libéré prématurément grâce à la diligence de la
Justice, s’en allant auprès de la Justice se plaindre du
comportement de la Justice. Bah, tant pis pour Nacer, si Jacques
avait appris au moins une chose en prison, c’était de ne pas trop
s’encombrer d’états d’âmes lorsqu’une possibilité
d’avancer se présentait. Le détenu n’avait qu’un devoir :
sortir des bas-fonds.
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