Il émergea péniblement de son
sommeil, le cerveau floconneux, humilié, torturé par la conscience
qu’il avait d’être tombé ainsi au niveau le plus bas. Il
ignorait combien de temps il avait passé dans cet état
semi-comateux, il retint seulement que les pilules étaient
efficaces. Le soleil se coucha puis se leva de nombreuses fois, la
souffrance se faisait moins cruelle, la plaie commençait à se
refermer, et il comprit qu’il anesthésiait son esprit, comme ces
blessés qui reçoivent de la morphine pour atténuer la douleur,
mais la morphine ne supprime pas la douleur, elle ne fait que la
masquer. Sa souffrance était justifiée, il devait soigner les
causes, pas les conséquences. Il réagit, il ne pouvait les laisser
lui retirer ses enfants et regarder sa femme s’éloigner. Sa
famille était la seule source de réjouissance que la vie lui avait
apportée, et il baisserait docilement les bras sans se battre ?
Il ne réfléchit plus, un seul but l’anima : rejoindre sa
famille à tout prix.
Depuis plusieurs jours les toilettes
avalaient les pilules, il se sentait mieux, sa volonté revenait à
grand pas. Ressasser ses échecs ne les effaçait pas, mais il ne
pouvait s’empêcher de se lamenter :
- La situation est tragi-comique,
je devrais être dehors, en conditionnelle. Ils me l’ont refusé
pour des conneries. J’ai trouvé un employeur, une association
agréée par le Ministère de la Justice accepte de me signer un
contrat pour la durée de ma conditionnelle. Tout se déroulait trop
bien. Je me suis embourbé les pieds dans les procédures
administratives.
Une commission décidait de la sortie
anticipée en conditionnelle. Un contrat d’embauche était
nécessaire pour obtenir cette conditionnelle. Une autre commission
accordait ou non une permission pour rencontrer un employeur et
signer le contrat de travail à présenter pour la demande de
conditionnelle. Le bât blessait à cet endroit. La commission qui
étudiait les permissions venait trois semaines après celle qui
étudiait les conditionnelles. Sa demande de conditionnelle avait été
refusée car il manquait le contrat signé et il était trop tard
pour s’inscrire à la prochaine commission de permission. Le
serpent s’était mordu la queue, sa conditionnelle avait était
refusée car il n’avait pas de permission et il ne pouvait pas
passer en commission de permission puisqu’il était déjà sur la
liste des demandes de conditionnelles. Il lui fallait donc attendre
que la commission de conditionnelle soit passée pour demander à
passer en commission de permission, sortir signer son contrat de
promesse d’embauche, et ensuite seulement demander une nouvelle
audience en commission de conditionnelle. Il était allé trop vite
en besogne. Le serpent administratif lui coûtait deux mois de retard
sur sa sortie, pendant lesquels sa femme, qui avait été avertie du
refus de la conditionnelle, le quittait. Deux mois qui avaient décidé
de sa vie.
Jacques lui prêtait une oreille
attentive et approuvait en opinant de la tête.
- Je me casse, je ne reste pas une
seconde de plus ici, décréta Nacer au comble de l’angoisse.
Jacques avait envie de rire. Partir,
ils en rêvaient tous, mais ils rencontraient tous le même
problème : les murs, les barreaux aux fenêtres, et les portes
sans poignée ni serrure côté détenu.
- Si je reste, c’est ma femme qui
part avec mon fils, je n’ai pas le choix. Ils repoussent ma
conditionnelle pour des conneries de paperasse, ma femme pète un
câble.
Majid n’avait pas l’esprit moqueur,
lui aussi avait retourné dans sa tête toutes les solutions pour
s’évader. Son avis fut beaucoup plus pragmatique.
- Une cavale ne s’improvise pas. Il
te faut une équipe dehors, de l’oseille à foison, et pas
d’attache. T’as rien de tout ça, te torture pas inutilement.
Nacer n’était pas de cet avis, à
cet instant rien ne pouvait retirer cette idée de sa tête. Il s’en
allait. Tout était si évident, si facile. Il lui serait aisé de se
procurer la lame de scie dont il aurait besoin, par le détenu qui
nettoyait l’aile du personnel pénitentiaire, une caverne
d’Ali-baba en dépit des consignes officielles strictes, ou par
l’auxi bricoleur, employé comme plombier, électricien, carreleur,
etc, une mine d’or pour quelques paquets de cigarettes, ou en
utilisant l’outil passe-partout, cher car il ne se monnayait pas en
paquets de cigarettes, mais efficace en toute situation, de la lime à
l’explosif en passant par le téléphone portable : le
bienvenu maton corrompu. Les barreaux étaient sondés, c’est à
dire frappés à l’aide d’une barre de fer pour vérifier à la
sonorité qu’ils n’étaient pas sciés, deux fois par semaine, le
samedi et le dimanche, ce qui l’obligerait à commencer à les
scier le dimanche soir en rentrant de la promenade. Ce serait la
première phase et la plus délicate. Pour sortir de la cellule, une
échelle de draps lui permettrait de descendre sur la coursive, il la
longerait jusqu’à son extrémité, escaladerait le grillage pour
atteindre la barre au-dessus, ferait attention à ne pas poser le
pied de l’autre côté à cause des barbelés, et sauterait
directement, opération périlleuse depuis 4 mètres de haut avec un
atterrissage sur du bitume, dans le noir. Les ateliers, de l’autre
côté de la route longeant les bâtiments, formeraient le dernier
rempart, il lancerait le grappin, fabriqué à l’aide d’une
chaise, qui s’accrocherait sur la saillie de rebord du toit, il
gravirait le toit, la partie serait gagnée, de l’autre côté
s’étalerait la liberté.
Majid lui répondit sur le même ton
sérieux, comme s’il avait réellement envisagé cette hypothèse.
- Ton plan se déroulera comme prévu,
peut-être un peu trop bruyamment, le grappin émettra un son de glas
en heurtant le toit et réveillera le chien de garde humain qui
surveille depuis le mirador. Un projecteur s’allumera, des cris
déchireront la nuit, incompréhensibles pour toi dans la tension de
l’action. Tu entendras le claquement sec d’une balle qui
s’échappera d’un canon de fusil. La balle, inflexible,
assassine, viendra briser en deux ta charpente, le film de ta vie se
déroulera. Tu seras en train de mourir.
Majid avait l’expérience de la
prison et des grosses affaires. Son avis professionnel était
précieux. Le regard de Nacer devint hagard, vitreux, il avait
apparemment compris qu’il ne pourrait pas sortir, qu’il ne
pourrait pas retenir son fils, qu’il ne pourrait rien faire pour
empêcher sa femme de partir. Il aurait préféré mourir. Il fut
pris de catalepsie, cette prise de conscience avait figé un instant
insupportable, il n’avait pas d’issue, il était bloqué,
physiquement et psychologiquement.
Un détenu tel que Majid, fiché au
grand banditisme, bénéficie d’une certaine aura auprès du
personnel pénitentiaire dont l’art consiste à faire cohabiter des
sociopathes. Un petit délinquant fait des petites vagues tandis
qu’un grand bandit peut causer des dégâts plus importants car les
règles qu’il respecte sont plus ténues et ses limites plus
lointaines. La pénitentiaire prend en compte ce phénomène et
accorde plus facilement de menus avantages - séances de sport,
activités, accès à la bibliothèque, au coiffeur - aux grands
gangsters. Majid tenta d’user de cette influence pour que Nacer ait
accès à l’infirmerie et que le médecin lui prescrive la potion
magique habituelle : cocktail d’anti-dépresseurs. Un détenu
lambda n’aurait reçu aucune réponse. Majid eut droit à plus
d’égard. On lui expliqua poliment que Nacer avait déjà eu un
traitement qu’il avait refusé de suivre, alors il n’était pas
question d’attendre son bon vouloir, la liste des détenus qui
demandaient à être reçus à l’infirmerie était déjà bien
assez longue comme ça. Jacques écrivit plusieurs lettres au chef de
détention pour expliquer que le refus de la conditionnelle de Nacer
était purement administratif, simplement parce que la commission de
permission qui lui permettrait de bénéficier d’une permission
pour faire signer son contrat d’embauche se déroulait après la
commission de conditionnelle à laquelle il devait présenter le
contrat. Nacer avait l’appui de la conseillère du spip, le service
pénitentiaire d’insertion et de probation qui validait toute
demande de présentation en commission, laquelle commission ne
faisant que valider officiellement l’avis de la conseillère.
Nacer ne pouvait pas attendre la
prochaine commission dans deux mois, sa vie partait en déliquescence,
il sombrait dans une profonde dépression. Jacques, avec son CV de
citoyen bien intégré, n’eut aucune réponse, le personnel
pénitentiaire avait bien assez de travail pour gérer les
psychopathes sans perdre du temps avec les jérémiades des
pleurnichards inoffensifs.
Nacer ne parlait presque plus. Son
visage devenu inexpressif ne s’égayait plus. Il demeurait
indolent. Aucune nouvelle, aucune sortie à l’extérieur de la
cellule ne parvenait à lui soutirer une émotion.
Majid et Jacques avaient renoncé à le
ramener à la vie. Quels pouvoirs avaient-ils, avec leur pyjama rayé
scotché sur leur front ? Quelle compensation pouvaient-ils
apporter à l’image de sa femme le fuyant en entraînant son fils
dans son sillage ?
La cellule triplette était devenu bien
triste, elle n’était plus un cabaret où l’on riait au milieu de
la grisaille environnante. L’ambiance s’était ternie, assombrie
par la souffrance de Nacer qui rebondissait d’un mur sur l’autre
et emplissait la cellule. Rien ne pouvait freiner cette descente aux
enfers. Majid et Jacques sortaient en promenade le cœur gros de
laisser Nacer seul en cellule avec son désespoir. Le bonheur se
partage comme un bon gâteau, le malheur est un état d’âme
égoïste que l’on s’approprie en indivision. Ils marchaient,
tournaient en rond dans la cour en essayant de trouver des sujets de
conversation variés et originaux pour apporter de l’oxygène à
leurs cerveaux bridés par le manque de stimulations.
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