Vive la Récidive - Chapitre 13

Il émergea péniblement de son sommeil, le cerveau floconneux, humilié, torturé par la conscience qu’il avait d’être tombé ainsi au niveau le plus bas. Il ignorait combien de temps il avait passé dans cet état semi-comateux, il retint seulement que les pilules étaient efficaces. Le soleil se coucha puis se leva de nombreuses fois, la souffrance se faisait moins cruelle, la plaie commençait à se refermer, et il comprit qu’il anesthésiait son esprit, comme ces blessés qui reçoivent de la morphine pour atténuer la douleur, mais la morphine ne supprime pas la douleur, elle ne fait que la masquer. Sa souffrance était justifiée, il devait soigner les causes, pas les conséquences. Il réagit, il ne pouvait les laisser lui retirer ses enfants et regarder sa femme s’éloigner. Sa famille était la seule source de réjouissance que la vie lui avait apportée, et il baisserait docilement les bras sans se battre ? Il ne réfléchit plus, un seul but l’anima : rejoindre sa famille à tout prix.

Depuis plusieurs jours les toilettes avalaient les pilules, il se sentait mieux, sa volonté revenait à grand pas. Ressasser ses échecs ne les effaçait pas, mais il ne pouvait s’empêcher de se lamenter :
- La situation est tragi-comique, je devrais être dehors, en conditionnelle. Ils me l’ont refusé pour des conneries. J’ai trouvé un employeur, une association agréée par le Ministère de la Justice accepte de me signer un contrat pour la durée de ma conditionnelle. Tout se déroulait trop bien. Je me suis embourbé les pieds dans les procédures administratives.

Une commission décidait de la sortie anticipée en conditionnelle. Un contrat d’embauche était nécessaire pour obtenir cette conditionnelle. Une autre commission accordait ou non une permission pour rencontrer un employeur et signer le contrat de travail à présenter pour la demande de conditionnelle. Le bât blessait à cet endroit. La commission qui étudiait les permissions venait trois semaines après celle qui étudiait les conditionnelles. Sa demande de conditionnelle avait été refusée car il manquait le contrat signé et il était trop tard pour s’inscrire à la prochaine commission de permission. Le serpent s’était mordu la queue, sa conditionnelle avait était refusée car il n’avait pas de permission et il ne pouvait pas passer en commission de permission puisqu’il était déjà sur la liste des demandes de conditionnelles. Il lui fallait donc attendre que la commission de conditionnelle soit passée pour demander à passer en commission de permission, sortir signer son contrat de promesse d’embauche, et ensuite seulement demander une nouvelle audience en commission de conditionnelle. Il était allé trop vite en besogne. Le serpent administratif lui coûtait deux mois de retard sur sa sortie, pendant lesquels sa femme, qui avait été avertie du refus de la conditionnelle, le quittait. Deux mois qui avaient décidé de sa vie.

Jacques lui prêtait une oreille attentive et approuvait en opinant de la tête.
- Je me casse, je ne reste pas une seconde de plus ici, décréta Nacer au comble de l’angoisse.
Jacques avait envie de rire. Partir, ils en rêvaient tous, mais ils rencontraient tous le même problème : les murs, les barreaux aux fenêtres, et les portes sans poignée ni serrure côté détenu.
- Si je reste, c’est ma femme qui part avec mon fils, je n’ai pas le choix. Ils repoussent ma conditionnelle pour des conneries de paperasse, ma femme pète un câble.
Majid n’avait pas l’esprit moqueur, lui aussi avait retourné dans sa tête toutes les solutions pour s’évader. Son avis fut beaucoup plus pragmatique.
- Une cavale ne s’improvise pas. Il te faut une équipe dehors, de l’oseille à foison, et pas d’attache. T’as rien de tout ça, te torture pas inutilement.

Nacer n’était pas de cet avis, à cet instant rien ne pouvait retirer cette idée de sa tête. Il s’en allait. Tout était si évident, si facile. Il lui serait aisé de se procurer la lame de scie dont il aurait besoin, par le détenu qui nettoyait l’aile du personnel pénitentiaire, une caverne d’Ali-baba en dépit des consignes officielles strictes, ou par l’auxi bricoleur, employé comme plombier, électricien, carreleur, etc, une mine d’or pour quelques paquets de cigarettes, ou en utilisant l’outil passe-partout, cher car il ne se monnayait pas en paquets de cigarettes, mais efficace en toute situation, de la lime à l’explosif en passant par le téléphone portable : le bienvenu maton corrompu. Les barreaux étaient sondés, c’est à dire frappés à l’aide d’une barre de fer pour vérifier à la sonorité qu’ils n’étaient pas sciés, deux fois par semaine, le samedi et le dimanche, ce qui l’obligerait à commencer à les scier le dimanche soir en rentrant de la promenade. Ce serait la première phase et la plus délicate. Pour sortir de la cellule, une échelle de draps lui permettrait de descendre sur la coursive, il la longerait jusqu’à son extrémité, escaladerait le grillage pour atteindre la barre au-dessus, ferait attention à ne pas poser le pied de l’autre côté à cause des barbelés, et sauterait directement, opération périlleuse depuis 4 mètres de haut avec un atterrissage sur du bitume, dans le noir. Les ateliers, de l’autre côté de la route longeant les bâtiments, formeraient le dernier rempart, il lancerait le grappin, fabriqué à l’aide d’une chaise, qui s’accrocherait sur la saillie de rebord du toit, il gravirait le toit, la partie serait gagnée, de l’autre côté s’étalerait la liberté.

Majid lui répondit sur le même ton sérieux, comme s’il avait réellement envisagé cette hypothèse.
- Ton plan se déroulera comme prévu, peut-être un peu trop bruyamment, le grappin émettra un son de glas en heurtant le toit et réveillera le chien de garde humain qui surveille depuis le mirador. Un projecteur s’allumera, des cris déchireront la nuit, incompréhensibles pour toi dans la tension de l’action. Tu entendras le claquement sec d’une balle qui s’échappera d’un canon de fusil. La balle, inflexible, assassine, viendra briser en deux ta charpente, le film de ta vie se déroulera. Tu seras en train de mourir.

Majid avait l’expérience de la prison et des grosses affaires. Son avis professionnel était précieux. Le regard de Nacer devint hagard, vitreux, il avait apparemment compris qu’il ne pourrait pas sortir, qu’il ne pourrait pas retenir son fils, qu’il ne pourrait rien faire pour empêcher sa femme de partir. Il aurait préféré mourir. Il fut pris de catalepsie, cette prise de conscience avait figé un instant insupportable, il n’avait pas d’issue, il était bloqué, physiquement et psychologiquement.
Un détenu tel que Majid, fiché au grand banditisme, bénéficie d’une certaine aura auprès du personnel pénitentiaire dont l’art consiste à faire cohabiter des sociopathes. Un petit délinquant fait des petites vagues tandis qu’un grand bandit peut causer des dégâts plus importants car les règles qu’il respecte sont plus ténues et ses limites plus lointaines. La pénitentiaire prend en compte ce phénomène et accorde plus facilement de menus avantages - séances de sport, activités, accès à la bibliothèque, au coiffeur - aux grands gangsters. Majid tenta d’user de cette influence pour que Nacer ait accès à l’infirmerie et que le médecin lui prescrive la potion magique habituelle : cocktail d’anti-dépresseurs. Un détenu lambda n’aurait reçu aucune réponse. Majid eut droit à plus d’égard. On lui expliqua poliment que Nacer avait déjà eu un traitement qu’il avait refusé de suivre, alors il n’était pas question d’attendre son bon vouloir, la liste des détenus qui demandaient à être reçus à l’infirmerie était déjà bien assez longue comme ça. Jacques écrivit plusieurs lettres au chef de détention pour expliquer que le refus de la conditionnelle de Nacer était purement administratif, simplement parce que la commission de permission qui lui permettrait de bénéficier d’une permission pour faire signer son contrat d’embauche se déroulait après la commission de conditionnelle à laquelle il devait présenter le contrat. Nacer avait l’appui de la conseillère du spip, le service pénitentiaire d’insertion et de probation qui validait toute demande de présentation en commission, laquelle commission ne faisant que valider officiellement l’avis de la conseillère.

Nacer ne pouvait pas attendre la prochaine commission dans deux mois, sa vie partait en déliquescence, il sombrait dans une profonde dépression. Jacques, avec son CV de citoyen bien intégré, n’eut aucune réponse, le personnel pénitentiaire avait bien assez de travail pour gérer les psychopathes sans perdre du temps avec les jérémiades des pleurnichards inoffensifs.

Nacer ne parlait presque plus. Son visage devenu inexpressif ne s’égayait plus. Il demeurait indolent. Aucune nouvelle, aucune sortie à l’extérieur de la cellule ne parvenait à lui soutirer une émotion.
Majid et Jacques avaient renoncé à le ramener à la vie. Quels pouvoirs avaient-ils, avec leur pyjama rayé scotché sur leur front ? Quelle compensation pouvaient-ils apporter à l’image de sa femme le fuyant en entraînant son fils dans son sillage ?

La cellule triplette était devenu bien triste, elle n’était plus un cabaret où l’on riait au milieu de la grisaille environnante. L’ambiance s’était ternie, assombrie par la souffrance de Nacer qui rebondissait d’un mur sur l’autre et emplissait la cellule. Rien ne pouvait freiner cette descente aux enfers. Majid et Jacques sortaient en promenade le cœur gros de laisser Nacer seul en cellule avec son désespoir. Le bonheur se partage comme un bon gâteau, le malheur est un état d’âme égoïste que l’on s’approprie en indivision. Ils marchaient, tournaient en rond dans la cour en essayant de trouver des sujets de conversation variés et originaux pour apporter de l’oxygène à leurs cerveaux bridés par le manque de stimulations.

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