Contrairement à Majid et Jacques qui
semblaient s’être adaptés sans difficulté à leur vie en
détention, Nacer errait souvent ailleurs, perdu dans ses rêves. On
le voyait marmonner ses pensées, marchant de long en large.
Difficile de concevoir la prison sans se soucier de l’affectivité.
Pour Nacer, la difficulté de la prison ne résidait pas dans la
privation de liberté, laquelle n’était à ses yeux qu’un
concept abstrait, aux contours très vagues, non formellement
définis. Les privations matérielles se surmontaient facilement. Les
gourmets perdaient vite l’habitude de saliver avant le premier
service, mais ils n’étaient pas seuls dans cette épreuve, ils
existaient pour quelqu’un. L’humain peut vivre sans saliver,
verbe qui n’a d’ailleurs pas d’équivalent dans les langues et
dialectes des pays pauvres, mais il ne peut pas vivre seul. Les
distractions diverses acquéraient la teinte uniforme et monotone des
murs qui l’enveloppaient, mais là n’était pas l’essentiel car
ce qui était retiré en matérialité était regagné en rêves. Les
longues peines développaient une imagination débordante.
La véritable souffrance résidait dans
la lente et inexorable perte des liens affectifs. Les interactions
entretenues par l’individu avec son environnement perdaient
progressivement de leur acuité. Les liens se détachaient,
lentement, inévitablement. Aucun amour ne résistait à la
séparation. Plus un amour était fort, intense, et plus les liens
restaient soudés longtemps, plus ils refusaient de se délier, mais
le temps finissait par user les passions comme le vent parvient à
éroder les montagnes. Les légendes relataient de nombreux cas où
l’amour avait brisé toutes les chaînes, mais ces cas relevaient
plus de la névrose obsessionnelle venant combler une blessure que de
la pureté d’un amour. Nous avons tous dans un coin de notre cœur
Roméo et Juliette, Antoine et Cléopâtre, Paul et Virginie - ou
Bonnie and Clyde dans le cas de Majid. Chacun espère un Amour
utopique. Mûrir signifie perdre ses illusions, ses rêves, pour une
réalité peu réjouissante dont le seul avantage est d’être
palpable. Le but de l’adolescent devient la nostalgie de l’adulte.
La mise en détention opérait un
changement d’environnement brutal, violent. Plus d’échanges,
plus d’huile à jeter sur le feu des passions, l’intérêt
déclinait, se portait ailleurs, et lorsque le détenu en prenait
conscience c’est qu’il observait déjà de loin ce qui
constituait sa vie, c’est qu’il était déjà trop tard. Le
détenu réalisait subitement qu’il s’était éloigné, qu’il
était seul, et il était pris de panique, d’angoisse, tel un
nourrisson abandonné sitôt né. Alors il cherchait à s’agripper
à l’objet qu’il avait déjà perdu, et il souffrait car le mur
de la prison l’empêchait de courir rattraper ce qui lui échappait.
Il allongeait le bras, tendait le cœur, aucune réponse ne parvenait
à ses attentes. Il franchissait graduellement les étapes de la
souffrance jusqu’à la résignation. Passé ce stade, il se fixait
de nouveaux buts limités à l’intérieur des murs, il établissait
de nouvelles interactions avec son environnement, et un nouveau
chapitre de vie s’écrivait, avec des buts moins nobles, des rêves
plus prosaïques, des visions moins lointaines. Les miettes du pauvre
ont-elles moins de valeur humaine que le festin du riche ?
Nacer dormait d’un sommeil agité et
suave, ses paupières frétillaient, sa bouche exhibait un sourire
lubrique non retenu. Il lui restait encore ses rêves pour vivre des
moments de bonheur partagé avec sa femme. Il savourait avec délice
le souvenir de ces instants d’éternité dérobés au joug du
présent, il se délectait du frisson qui le submergeait à leur
évocation. Il se rappelait ce petit sourire mutin en coin qui
réduisait à néant toute tentative de domination ou d’agressivité.
Comment pouvait-il lutter face à l’expression de son visage
enjoleur ? La fixité de ses yeux perçants le pénétraient et
atteignaient son âme. Leur regard dominateur le maintenait captif.
Il aurait volontiers affronté cette inquisition mais il était
prisonnier, désarmé, déshabillé par cette candeur volontaire. La
puissance maléfique du diable avait revêtu le corps d’un ange. Il
avait tenté de résister, de se contrôler, mais comment résister
au bonheur. Pourquoi son visage libérait-il en lui autant de chaleur
et d’émotions ? Une alchimie liquéfiait son cœur et
transformait sa femme en arme redoutable. Il se rappelait le soir où
il avait décidé de boire la lie jusqu’à la dernière goutte. Il
avait quitté son visage pour explorer son corps. Les cheveux de la
Belle, révélateurs, reflétaient son caractère. Elle ne pouvait
changer son visage mais elle accordait sa coiffure à son humeur. Ses
courbes enivraient Nacer. Un artiste ivre avait dessiné sa femme, et
lui, âne simplet, s’étourdissait à suivre ses contours, se
perdait au bas d’un creux comme aux fonds de sables mouvants. Le
cheminement n’en finissait plus, à peine une courbe était-elle
parcourue qu’une autre la prolongeait. Il avait mal au cœur, le
mal de mer, il la regardait, elle lui souriait toujours et ses yeux
lui expliquaient qu’aucune issue ne lui était permise, la mouche
finirait inéluctablement liquéfiée dans le ventre de l’araignée.
Ce soir-là, le soir où pour la première fois elle s’abandonna à
lui, un caraco en soie qui se serait suffi à lui seul recouvrait ses
épaules, associé à une jupe en mousseline dont il aimait la
superposition des volants et où il se délectait à glisser
furtivement ses mains. Avec une moue ingénue, elle avait tenté
maladroitement de cacher les parties dénudées de son corps, dans ce
qui ressemblait plus à une invitation à la découverte, à
l’exploration, à la conquête qu’à un refus.
Autour d’un simili-café brûlant,
mélange de chicorée et de café, Nacer se confia :
- J’ai la chance d’être marié
avec une perle rare, pas une de ces filles faciles qui m’auraient
abandonné au premier souci. Une fille de bonne famille avec qui je
suis heureux de construire une relation stable, sérieuse et durable.
Jacques était dubitatif, Majid émit
une moue de surprise.
- Elle a beaucoup pleuré, m’a
demandé pourquoi j’avais commis de tels actes. Sa question me
ferait sourire si la situation n’était pas aussi dramatique. Elle
pense peut-être que notre salaire a pu payer les restaurants, les
sorties, les fringues, le voyage pour les vacances au lieu du séjour
à la cité, les nouveaux jouets tous les jours pour les enfants.
Sa femme savait être naïve à
dessein. Cependant, il n’était pas en position d’émettre des
reproches, alors il acquiesçait à ses paroles. Et puis elle avait
raison, ils auraient pu se contenter de leurs salaires, sans extra
qui les obligeaient aujourd’hui à affronter des problèmes très
sérieux.
- Maintenant notre avenir repose
entièrement sur ses épaules, elle travaille, s’occupe des
enfants, de moi. Quel bonheur de serrer dans mes bras mes bout’chous
chaque semaine au parloir. Je ne tiendrais pas sans les voir. Tout ce
que j’ai construit dans ma vie est pour eux, pour le plaisir de les
voir sourire et profiter d’une vie plus heureuse que la mienne. Mes
espoirs, ma force de vivre, me viennent de ma famille. Ma femme, mes
enfants sont ma richesse en ce monde, ma raison d’être. Sans eux
ma vie se résume au néant. No future. Cette peine est longue,
interminable, car ma vie se déroule sans moi de l’autre côté des
barreaux, elle me tend la main mais je ne peux pas la rejoindre.
Bientôt onze mois de combat et de souffrance pour toute la famille.
Ses enfants se demandaient pourquoi il
ne rentrait pas à la maison, sa femme était au bout du rouleau,
mais ils restaient unis dans l’épreuve. La fin approchait, une
sortie conditionnelle lui serait bientôt accordé, il avait maintenu
un comportement exemplaire et travaillé pendant toute la durée de
sa détention, il avait un projet professionnel pour l’extérieur,
son dossier était irréprochable, un refus était impensable et
aurait été injustifié.
Jacques tenta désespérément de le
rassurer :
- Cesse de t’angoisser
inutilement. Tu constates par toi-même que la prison se vide. En
onze mois, la cour s’est renouvelée, les têtes sont nouvelles,
les anciens ont soit été libérés, soit été transférés.
Même si un transfert allégeait mais
n’ôtait pas les chaînes, le dossier de l’individu avait connu
une évolution, il n’était pas resté écrasé sous la pile.
- Est-ce que tu te rends
compte ? reprit Nacer d’une voix qui ne parvenait pas à
garder sa limpidité. Elle m’a fait deux parloirs fantôme !
Les terribles parloirs fantôme. Une
heure d’attente, le plaisir de se diriger vers le parloir, la
déception de constater qu’il est vide. Elle savait que le moral
percevait une telle nouvelle comme un choc. Nacer ne la blâmait pas,
elle affrontait avec toutes les ressources dont elle disposait cette
situation que lui seul avait imposée. Il restait là à attendre,
passif, pendant qu’elle fournissait tous les efforts.
La porte s’ouvrit sur le surveillant
et l’auxi des repas. L’uniforme bleu parcourut sa liste, pas de
parloir prévu pour cette cellule. L’auxi servit le repas dans les
saladiers que Jacques lui tendit. La porte se referma. Le visage de
Nacer se crispa, il semblait fournir un effort intellectuel intense.
Son anxiété grandissait. Ce jour-là aucun parloir n’était
programmé, il avait pensé que ce genre de nouvelle serait
préférable à un parloir fantôme, car moins angoissant, mais mis
devant le fait accompli, la situation ne soulevait pas moins de
questions et de sueurs froides. Un parloir fantôme prouvait qu’elle
avait eu l’intention de venir, puisqu’elle avait pris
rendez-vous, mais qu’un empêchement de dernière minute l’en
avait empêchée, tandis qu’aucun rendez-vous pris signifiait
qu’elle n’avait pas songé à lui rendre visite. Aucun courrier
n’était arrivé pour l’informer d’un éventuel souci. Il
saisit son bloc-feuilles et rédigea une lettre, agité. Il désirait
seulement savoir pourquoi. Quinze jours de plus sans nouvelles, les
quinze jours les plus longs de sa vie, un supplice de Tantale. Quinze
jours d’oppression, sans sommeil, sans presque manger.
Et puis la lettre tant attendue arriva.
Sa femme lui avait enfin écrit, elle lui expliquait. Il serra très
fort la lettre dans ses mains, comme un trophée. Il en pleura de
joie. Il la lut. Il en pleura de souffrance. L’impossible frappait
à sa porte.
- Cela ne peut pas se produire,
pas ça, pas maintenant, pas à moi. Qu’est ce que c’est que
cette lettre ?
Il arpentait la cellule en jetant ses
phrases d’une voix haletante, les yeux hagards, les lèvres
tremblantes.
- Comment ça elle ne s’en sort
plus, elle a besoin de prendre du recul, ne sait plus où elle en
est, n’est plus certaine de ses sentiments. Trop de soucis, trop de
problèmes à affronter, le travail, les enfants, les visites au
parloir, les soucis financiers, c’est trop en une fois, elle veut
faire un break. Elle ne peut pas m’infliger un tel coup, dans moins
d’un mois j’obtiens ma conditionnelle, elle ne va pas me faire ça
maintenant alors que nous touchons au but. Il était devenu un homme
qui en un instant avait subitement changé d’existence. A partir de
ce moment, Il se traîna dans les couloirs poussiéreux, comme à
travers la steppe, sans but précis, presque inconscient.
Il écrivit, encore et encore. Aucune
réponse ne vint, ni courrier, ni visite. Il écrivit tant qu’il
dut emprunter des timbres. Il buvait son propre chagrin, s’en
saoulait. Ce n’était même plus du chagrin, c’était un
sentiment nouveau et inconnu qui le rongeait.
Dix jours plus tard un malaise le
surprit et le cloua au sol. Il ne s’était pas rendu compte que
depuis ces dix jours il n’avait ni mangé ni dormi, seulement
écrit, bloqué sur une idée fixe, sans réaliser qu’il nuisait à
sa santé. Les hommes dorment lorsqu’ils ont sommeil, mangent
lorsqu’ils ont faim. Il n’avait absolument ni faim ni sommeil.
Le médecin lui prescrivit des
anxiolytiques et des compléments nutritionnels sous forme de
canettes à boire. Avec ses trois effexor quotidien, accompagné de
six xanax, un tercian, un imovane, et deux renutryls pour ne pas
dépérir, il se sentit soudainement relaxé au point de dormir
plusieurs jours d’affilé.
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