Vive la Récidive - Chapitre 12

Contrairement à Majid et Jacques qui semblaient s’être adaptés sans difficulté à leur vie en détention, Nacer errait souvent ailleurs, perdu dans ses rêves. On le voyait marmonner ses pensées, marchant de long en large. Difficile de concevoir la prison sans se soucier de l’affectivité. Pour Nacer, la difficulté de la prison ne résidait pas dans la privation de liberté, laquelle n’était à ses yeux qu’un concept abstrait, aux contours très vagues, non formellement définis. Les privations matérielles se surmontaient facilement. Les gourmets perdaient vite l’habitude de saliver avant le premier service, mais ils n’étaient pas seuls dans cette épreuve, ils existaient pour quelqu’un. L’humain peut vivre sans saliver, verbe qui n’a d’ailleurs pas d’équivalent dans les langues et dialectes des pays pauvres, mais il ne peut pas vivre seul. Les distractions diverses acquéraient la teinte uniforme et monotone des murs qui l’enveloppaient, mais là n’était pas l’essentiel car ce qui était retiré en matérialité était regagné en rêves. Les longues peines développaient une imagination débordante.

La véritable souffrance résidait dans la lente et inexorable perte des liens affectifs. Les interactions entretenues par l’individu avec son environnement perdaient progressivement de leur acuité. Les liens se détachaient, lentement, inévitablement. Aucun amour ne résistait à la séparation. Plus un amour était fort, intense, et plus les liens restaient soudés longtemps, plus ils refusaient de se délier, mais le temps finissait par user les passions comme le vent parvient à éroder les montagnes. Les légendes relataient de nombreux cas où l’amour avait brisé toutes les chaînes, mais ces cas relevaient plus de la névrose obsessionnelle venant combler une blessure que de la pureté d’un amour. Nous avons tous dans un coin de notre cœur Roméo et Juliette, Antoine et Cléopâtre, Paul et Virginie - ou Bonnie and Clyde dans le cas de Majid. Chacun espère un Amour utopique. Mûrir signifie perdre ses illusions, ses rêves, pour une réalité peu réjouissante dont le seul avantage est d’être palpable. Le but de l’adolescent devient la nostalgie de l’adulte.

La mise en détention opérait un changement d’environnement brutal, violent. Plus d’échanges, plus d’huile à jeter sur le feu des passions, l’intérêt déclinait, se portait ailleurs, et lorsque le détenu en prenait conscience c’est qu’il observait déjà de loin ce qui constituait sa vie, c’est qu’il était déjà trop tard. Le détenu réalisait subitement qu’il s’était éloigné, qu’il était seul, et il était pris de panique, d’angoisse, tel un nourrisson abandonné sitôt né. Alors il cherchait à s’agripper à l’objet qu’il avait déjà perdu, et il souffrait car le mur de la prison l’empêchait de courir rattraper ce qui lui échappait. Il allongeait le bras, tendait le cœur, aucune réponse ne parvenait à ses attentes. Il franchissait graduellement les étapes de la souffrance jusqu’à la résignation. Passé ce stade, il se fixait de nouveaux buts limités à l’intérieur des murs, il établissait de nouvelles interactions avec son environnement, et un nouveau chapitre de vie s’écrivait, avec des buts moins nobles, des rêves plus prosaïques, des visions moins lointaines. Les miettes du pauvre ont-elles moins de valeur humaine que le festin du riche ?

Nacer dormait d’un sommeil agité et suave, ses paupières frétillaient, sa bouche exhibait un sourire lubrique non retenu. Il lui restait encore ses rêves pour vivre des moments de bonheur partagé avec sa femme. Il savourait avec délice le souvenir de ces instants d’éternité dérobés au joug du présent, il se délectait du frisson qui le submergeait à leur évocation. Il se rappelait ce petit sourire mutin en coin qui réduisait à néant toute tentative de domination ou d’agressivité. Comment pouvait-il lutter face à l’expression de son visage enjoleur ? La fixité de ses yeux perçants le pénétraient et atteignaient son âme. Leur regard dominateur le maintenait captif. Il aurait volontiers affronté cette inquisition mais il était prisonnier, désarmé, déshabillé par cette candeur volontaire. La puissance maléfique du diable avait revêtu le corps d’un ange. Il avait tenté de résister, de se contrôler, mais comment résister au bonheur. Pourquoi son visage libérait-il en lui autant de chaleur et d’émotions ? Une alchimie liquéfiait son cœur et transformait sa femme en arme redoutable. Il se rappelait le soir où il avait décidé de boire la lie jusqu’à la dernière goutte. Il avait quitté son visage pour explorer son corps. Les cheveux de la Belle, révélateurs, reflétaient son caractère. Elle ne pouvait changer son visage mais elle accordait sa coiffure à son humeur. Ses courbes enivraient Nacer. Un artiste ivre avait dessiné sa femme, et lui, âne simplet, s’étourdissait à suivre ses contours, se perdait au bas d’un creux comme aux fonds de sables mouvants. Le cheminement n’en finissait plus, à peine une courbe était-elle parcourue qu’une autre la prolongeait. Il avait mal au cœur, le mal de mer, il la regardait, elle lui souriait toujours et ses yeux lui expliquaient qu’aucune issue ne lui était permise, la mouche finirait inéluctablement liquéfiée dans le ventre de l’araignée. Ce soir-là, le soir où pour la première fois elle s’abandonna à lui, un caraco en soie qui se serait suffi à lui seul recouvrait ses épaules, associé à une jupe en mousseline dont il aimait la superposition des volants et où il se délectait à glisser furtivement ses mains. Avec une moue ingénue, elle avait tenté maladroitement de cacher les parties dénudées de son corps, dans ce qui ressemblait plus à une invitation à la découverte, à l’exploration, à la conquête qu’à un refus.

Autour d’un simili-café brûlant, mélange de chicorée et de café, Nacer se confia :
- J’ai la chance d’être marié avec une perle rare, pas une de ces filles faciles qui m’auraient abandonné au premier souci. Une fille de bonne famille avec qui je suis heureux de construire une relation stable, sérieuse et durable.
Jacques était dubitatif, Majid émit une moue de surprise.
- Elle a beaucoup pleuré, m’a demandé pourquoi j’avais commis de tels actes. Sa question me ferait sourire si la situation n’était pas aussi dramatique. Elle pense peut-être que notre salaire a pu payer les restaurants, les sorties, les fringues, le voyage pour les vacances au lieu du séjour à la cité, les nouveaux jouets tous les jours pour les enfants.

Sa femme savait être naïve à dessein. Cependant, il n’était pas en position d’émettre des reproches, alors il acquiesçait à ses paroles. Et puis elle avait raison, ils auraient pu se contenter de leurs salaires, sans extra qui les obligeaient aujourd’hui à affronter des problèmes très sérieux.
- Maintenant notre avenir repose entièrement sur ses épaules, elle travaille, s’occupe des enfants, de moi. Quel bonheur de serrer dans mes bras mes bout’chous chaque semaine au parloir. Je ne tiendrais pas sans les voir. Tout ce que j’ai construit dans ma vie est pour eux, pour le plaisir de les voir sourire et profiter d’une vie plus heureuse que la mienne. Mes espoirs, ma force de vivre, me viennent de ma famille. Ma femme, mes enfants sont ma richesse en ce monde, ma raison d’être. Sans eux ma vie se résume au néant. No future. Cette peine est longue, interminable, car ma vie se déroule sans moi de l’autre côté des barreaux, elle me tend la main mais je ne peux pas la rejoindre. Bientôt onze mois de combat et de souffrance pour toute la famille.

Ses enfants se demandaient pourquoi il ne rentrait pas à la maison, sa femme était au bout du rouleau, mais ils restaient unis dans l’épreuve. La fin approchait, une sortie conditionnelle lui serait bientôt accordé, il avait maintenu un comportement exemplaire et travaillé pendant toute la durée de sa détention, il avait un projet professionnel pour l’extérieur, son dossier était irréprochable, un refus était impensable et aurait été injustifié.
Jacques tenta désespérément de le rassurer :
- Cesse de t’angoisser inutilement. Tu constates par toi-même que la prison se vide. En onze mois, la cour s’est renouvelée, les têtes sont nouvelles, les anciens ont soit été libérés, soit été transférés.
Même si un transfert allégeait mais n’ôtait pas les chaînes, le dossier de l’individu avait connu une évolution, il n’était pas resté écrasé sous la pile.

- Est-ce que tu te rends compte ? reprit Nacer d’une voix qui ne parvenait pas à garder sa limpidité. Elle m’a fait deux parloirs fantôme !
Les terribles parloirs fantôme. Une heure d’attente, le plaisir de se diriger vers le parloir, la déception de constater qu’il est vide. Elle savait que le moral percevait une telle nouvelle comme un choc. Nacer ne la blâmait pas, elle affrontait avec toutes les ressources dont elle disposait cette situation que lui seul avait imposée. Il restait là à attendre, passif, pendant qu’elle fournissait tous les efforts.

La porte s’ouvrit sur le surveillant et l’auxi des repas. L’uniforme bleu parcourut sa liste, pas de parloir prévu pour cette cellule. L’auxi servit le repas dans les saladiers que Jacques lui tendit. La porte se referma. Le visage de Nacer se crispa, il semblait fournir un effort intellectuel intense. Son anxiété grandissait. Ce jour-là aucun parloir n’était programmé, il avait pensé que ce genre de nouvelle serait préférable à un parloir fantôme, car moins angoissant, mais mis devant le fait accompli, la situation ne soulevait pas moins de questions et de sueurs froides. Un parloir fantôme prouvait qu’elle avait eu l’intention de venir, puisqu’elle avait pris rendez-vous, mais qu’un empêchement de dernière minute l’en avait empêchée, tandis qu’aucun rendez-vous pris signifiait qu’elle n’avait pas songé à lui rendre visite. Aucun courrier n’était arrivé pour l’informer d’un éventuel souci. Il saisit son bloc-feuilles et rédigea une lettre, agité. Il désirait seulement savoir pourquoi. Quinze jours de plus sans nouvelles, les quinze jours les plus longs de sa vie, un supplice de Tantale. Quinze jours d’oppression, sans sommeil, sans presque manger.

Et puis la lettre tant attendue arriva. Sa femme lui avait enfin écrit, elle lui expliquait. Il serra très fort la lettre dans ses mains, comme un trophée. Il en pleura de joie. Il la lut. Il en pleura de souffrance. L’impossible frappait à sa porte.
- Cela ne peut pas se produire, pas ça, pas maintenant, pas à moi. Qu’est ce que c’est que cette lettre ?
Il arpentait la cellule en jetant ses phrases d’une voix haletante, les yeux hagards, les lèvres tremblantes.
- Comment ça elle ne s’en sort plus, elle a besoin de prendre du recul, ne sait plus où elle en est, n’est plus certaine de ses sentiments. Trop de soucis, trop de problèmes à affronter, le travail, les enfants, les visites au parloir, les soucis financiers, c’est trop en une fois, elle veut faire un break. Elle ne peut pas m’infliger un tel coup, dans moins d’un mois j’obtiens ma conditionnelle, elle ne va pas me faire ça maintenant alors que nous touchons au but. Il était devenu un homme qui en un instant avait subitement changé d’existence. A partir de ce moment, Il se traîna dans les couloirs poussiéreux, comme à travers la steppe, sans but précis, presque inconscient.

Il écrivit, encore et encore. Aucune réponse ne vint, ni courrier, ni visite. Il écrivit tant qu’il dut emprunter des timbres. Il buvait son propre chagrin, s’en saoulait. Ce n’était même plus du chagrin, c’était un sentiment nouveau et inconnu qui le rongeait.

Dix jours plus tard un malaise le surprit et le cloua au sol. Il ne s’était pas rendu compte que depuis ces dix jours il n’avait ni mangé ni dormi, seulement écrit, bloqué sur une idée fixe, sans réaliser qu’il nuisait à sa santé. Les hommes dorment lorsqu’ils ont sommeil, mangent lorsqu’ils ont faim. Il n’avait absolument ni faim ni sommeil.
Le médecin lui prescrivit des anxiolytiques et des compléments nutritionnels sous forme de canettes à boire. Avec ses trois effexor quotidien, accompagné de six xanax, un tercian, un imovane, et deux renutryls pour ne pas dépérir, il se sentit soudainement relaxé au point de dormir plusieurs jours d’affilé.

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