Vive la Récidive - Chapitre 11

Les rais de soleil se trouvaient à ce moment très bas sur le mur et, dans l’agence, la lumière s’harmonisait. Il s’était dit pour lui-même, avec ironie, que cette information était à retenir : choisir une banque plus modeste la prochaine fois, de façon à ce que moins de clients ne viennent perturber le cours de son travail.

Elodie pénétra dans l’agence d’un pas léger et insouciant, fendant l’air comme elle fendait la vie, au-dessus des contingences du quotidien, dévorant passionnément chaque souffle de vie dont elle pouvait s’abreuver. Elle glissait sur le sol dans des chaussons de fée et avait revêtu un pantalon de tissu léger, flottant, évoquant une sirène ondulante, et un corsage taillé pour mettre en évidence des formes généreuses. Un tignasse rebelle de cheveux entremêlés mi-longs, châtains et reflétant des éclairs blonds lorsque les rayons du soleil s’y réfléchissaient selon un certain angle, ajoutait une pointe d’exotisme et pimentait la douceur et la tendresse d’un visage angélique dont le seul maquillage consistait en un fin trait de crayon noir soulignant le contour des yeux et mettant en relief un regard franc, malicieux, sincère, profond et envoûtant.

A sa suite flânant, Laurent, un jeune home aux contrastes frappants. Une expression taciturne se dégageait de son regard introverti et ses sourcils froncés, enjouée par un sourire jovial et l’air rêveur du poète égaré dans un monde auquel il n’appartient pas. Il arborait une coupe de cheveux puritaine où quelques mèches se hérissaient en signe d’insoumission, et portait une chemise sophistiquée qui détonnait avec le pantalon en jean classique, délavé, exhibant avec arrogance des accrocs volontaires. Il se situait au confluent de deux tendances. Son personnage errait à mi-chemin entre la recherche de distinction et le refus de respect des conventions.

Ni l’un ni l’autre ne paniquèrent lorsque le bandit surgit tel un spectre malfaisant. Ils rejoignirent le groupe sans montrer d’opposition.
- Si seulement les gens étaient tous aussi dociles et compréhensifs que vous, mon travail en serait facilité, lança Majid pour amorcer le dialogue.
Conserver un dialogue avec les protagonistes était indispensable, pour prévenir un acte injustifié de bravoure, ou anticiper une panique.
Elodie se tourna vers lui, méprisante :
- Vous êtes aigri, c’est pour ça que vous éprouvez du plaisir à torturer, mais nous ne sommes pas responsables de vos échecs.
Un silence embarrassé suivit. Laurent, son compagnon coula un regard suppliant vers Majid, puis il toussa. Devenu aujourd’hui plus circonspect que par le passé, il se doutait que ce genre de discours préludait à une série d’embêtements majeurs. Le pillard était tacitement d’accord avec lui, l’œil torve de la demoiselle présageait une complication. Son ami sentit un frisson courir le long de son échine. D’une voix quelque peu fêlée, Majid lui assura :
- Je n’ai rien contre vous, je ne suis là que pour l’argent.
Ces paroles n’apaisèrent pas Laurent dont le visage se contracta sous l’appréhension. Elodie toisa Majhid et s’emporta :
- Vous ne m’impressionnez pas et je ne compte pas rester ici à vous obéir.

Son compagnon lui coupa brutalement la parole, son agitation était à son comble, il se martelait le genou avec sa main, les nerfs crispés. Elle aurait flanqué un grand coup de maillet sur le crane du malfaiteur que celui-ci n’eût pas pris l’air plus abasourdi. Le braqueur s’élança pour la gifler, en émettant de puissants sons incompréhensibles de sa voix tonitruante qui claironna comme une corne de brume. Atterré, les yeux de Laurent le fixèrent avec une expression d’effroi :
- Je vous en prie, elle va se calmer, ne nous faites pas de mal.

Le brigand marqua une halte malgré une rage froide prête à exploser. Sa figure se rembrunit, ses yeux se posèrent à nouveau sur l’intrépide. Elle irradiait du plus ensorcelant, du plus désarmant des sourires et des larmes humectaient ses paupières. Il pointa le mur du doigt, en continuant à la fixer d’un regard intransigeant. Elle se tapit contre le mur comme une gamine espiègle cherchant à se faire pardonner ses turpitudes. Il s’imposa un effort violent pour tenter de retrouver une voix naturelle :
- Tu en as largement assez fait pour aujourd’hui. Maintenant tu vas faire comme tout le monde si tu ne veux pas que je voie rouge, et tu vas gentiment nous raconter ce qui te fait avancer dans la vie.
Elle s’agenouilla, et son visage perdant son expression aguicheuse, manifesta de l’intérêt, mais elle se confina dans un mutisme soucieux, interrogateur. Il l’encouragea :
- C’est le moment de nous faire profiter de ton énergie débordante pour passer le temps au lieu de stresser tout le monde.
Elle commença timidement puis, devant son approbation silencieuse, ses mots se précipitèrent dans un désir passionné d’épanchement, comme si elle eût craint qu’on lui enlevât son auditoire.
- Partir à tout prix. Ne me demandez pas pourquoi, c’est viscéral. Se pose-t-on la question de savoir pourquoi on est amoureux ? Je suis habitée des mêmes émotions pour les voyages. Mon plus grand malheur est d’avoir conscience qu’il me sera impossible de visiter tous les pays, les différentes civilisations. Ils sont trop nombreux pour que ma courte vie suffise à tous les explorer. Je ne supporte pas la vie médiocre à laquelle j’étais prédestinée dans ma petite ville de province française. Un besoin compulsif me pousse à partir. A vrai dire, je ne suis épanouie qu’en déplacement. Un sentiment d’oppression m’envahit dès que je me pose. La coutume voudrait que je me stabilise dans une modeste existence sans saveur quand tant de cultures différentes restent à découvrir, tant d’émotions demandent à être partagées. Malgré cela, mon premier départ fut tardif, il se heurta à des imprévus. A quinze ans, j’avais un petit ami dont une tante vivait en Nouvelle-Calédonie. Pas à Nouméa, mais dans une tribu au fin fond de nulle part, à Ouvéa, la plus petite et la moins peuplée des îles Loyauté, mais également la plus authentique, où les Mélanésiens, refoulés par les colons dans des « réserves », cultivaient les tubercules traditionnels (taro, igname) et ont développé de petites plantations de caféiers et des cocoteraies, où l’élevage était médiocre, la pêche insuffisante, le tourisme rare. Les tribus vivaient essentiellement de l’argent rapporté par ceux travaillant dans les mines ou qui s’étaient installés à Nouméa.
J’ai immédiatement décidé de notre avenir pour nous deux, il aurait du y réfléchir par deux fois avant de me révéler l’existence de sa tante : nous allions dès que possible rendre visite à la tatie. Dès que possible signifiait le jour de mes 18 ans. Quinze ans à dix-huit ans, trois années pour comprendre que l’homme avec lequel on partage tous ses loisirs n’est pas l’homme de sa vie. Partir dans une tribu isolée de la civilisation avec un homme que l’on n’aime plus annonce une catastrophe certaine. Quelques semaines après mes 18 ans, il est parti seul rejoindre sa sûrement charmante tatie. Un mauvais début. Dix-huit ans d’attente et un faux-départ.
Une alternative se présenta : une amie réunionnaise me proposa de m’accueillir à la Réunion le temps d’y trouver un logement et un travail. Je n’en attendais pas plus. Ce départ fut le bon puisque j’y suis restée les sept année qu’il m’a fallu pour me lasser de cette île colorée, visiter les îles alentour et faire quelques sauts de puce en Afrique. Sept années, pour quelqu’un qui ne rêve que de bouger, c’est une éternité, mais la Réunion recèle de tant de charmes que je n’imaginais pas parvenir à en faire le tour un jour. Comment se lasser de la vue sur les cirques lorsqu’on atteint le Piton Maïdo après avoir serpenté en voiture le long d’une route interminable ? Comment se lasser du cirque de Cilaos ? Ou du cirque de Mafate auquel on ne peut accéder qu’à pied. Et les innombrables cratères aux versants extérieurs en pente douce, aux murailles avec leurs gradins effondrés, aux fonds plus ou moins tourmentés ? Et ces dômes, collines rondes semblables à des volcans éteints ou des boucliers volcaniques, et ces fossés sinueux et ramifiés qui courent à perte de vue ? Et les séries de cascades disséminées dans l’île qui offrent un paradis perdu au détour de chemins improvisés. Atteindre les 3070 mètres du Piton des Neiges, donné pour être le point culminant de l’Océan Indien, même si ce n’est pas totalement vrai, et bénéficier de son paysage lunaire ! Ce panorama ne se décrit pas, il se mérite et il faut absolument aller le voir pour en goûter toute la saveur. Et que dire du si célèbre Piton de la Fournaise, le volcan actif mais amical qui, lors de ses fréquentes éruptions, écoule lentement sa lave vers la côte, pour le plus grand bonheur des badauds.
Je m’apprêtais à plier mes bagages pour de nouvelles destinations lorsque mon copain, ici présent, fit-elle en souriant, a sorti de sa poche sa brosse à dents en me disant très sérieusement qu’il m’accompagnait. Un impondérable dans mes projets ne me réjouissait guère. Il a laissé glisser mes remarques, a posé un regard mi-goguenard mi-amoureux sur moi, s’est aménagé une petite place au milieu de mes bagages, discrètement, silencieusement, sûr de lui.
Il m’est impossible de compter le nombre d’avions que nous avons pris ensembles depuis ce jour. Sans compter ceux sur lesquels nous avons embarqué séparément pour rejoindre une destination identique après divers détours : une étape d’une journée en vue d’explorer la piste d’un logement, une halte d’une semaine pour tester et vérifier sa pérennité, une escale d’un week-end afin d’étudier les possibilités d’hébergement d’une amie d’une amie, etc.
Après La Réunion, nous sommes revenus en France juste le temps nécessaire pour saluer la famille et les amis. Puis un avion nous a à nouveau emportés. Nos périples se sont plus souvent traduits par des trajets entre deux villes dans des bus de nuit bondés que par des séjours en hôtel 4 étoiles. A vrai dire, dans les rares hôtels luxueux où nous avons pénétré, nous ne nous sommes jamais aventurés plus loin que le bar. Quant aux trajets en bus de nuit, non seulement ils coûtent moins cher que l’avion, mais en plus ils font économiser une nuit d’hôtel. Un pierre deux coups.
Le terme de routarde ou baroudeuse avisée dont on m’affuble parfois me dérange car il sous-entend des galères sans nom, et parfois des conditions de vie plus épiques que les lieux à visiter. Je ne l’aime pas car c’est un peu vrai, et ma vie pourrait résonner aux oreilles attentives comme un titanesque tumulte alors que je la perçois comme une symphonie mélodieuse d’émotions me submergeant au gré de destinations toujours nouvelles, d’odyssées palpitantes. Je ne me souviens pas dans quel ordre se sont succédées nos excursions, et peu m’importe. Je conserve une impression de richesse, et des flashs, tels des clips vidéos rangés au hasard dans ma tête.
Comme cette grillade de scorpion dégustée sur un marché chinois.
Ou cette fouille interminable de notre véhicule près de la frontière haïtienne, quand nous avons poussé très loin la naïveté de ne pas connaître l’existence du mot "corruption".
Cette marche pour s’approcher au plus près des chutes Victoria, donc nous sommes revenus aussi mouillés que les poissons qui ne s’y trouvent pas.
Ce paysage chaotique de moraines granitiques qui s’étendait jusqu’à une vallée gelée où se conjuguaient toutes les nuances de noirs hostiles, où un vent sans concession chassait à travers la vallée les hasardeux rayons de soleil dévalant les flancs des montagnes.
Ce trajet de cinq minutes à peine, pour se rendre de l’aéroport à l’hôtel, à trois sur une mobylette poussive, qui s’est éternisé cinquante minutes car l’aéroport étant plus loin que ce que j’avais compris.
Cette moto qui, après nous avoir emmenés si loin que nous étions perdus dans le paysage désertique de je ne sais plus quelle contrée, a décidé de tomber en panne.
Cette promenade en Australie où, une fois de plus, nous nous sommes égarés, le crépuscule s’avançait à grands pas et nous commençâmes à chercher un arbre où dormir pour échapper à la compagnie des crocodiles.
Cette rencontre avec des indiens du Venezuela, autochtones apparemment coupés de la civilisation mais dont nous apprîmes par la suite qu’ils côtoyaient plus de touristes occidentaux que nous.
Cette rencontre impromptue au Zimbabwe avec deux éléphants s’étant déplacés plus silencieusement que nous.
Ce voyage en bus de nuit, à trois sur une banquette de deux, le troisième étant un sud-américain à la corpulence colossale. Je n’ai pris conscience que le lendemain de son gabarit gigantesque, après avoir bien dormi, en comprenant au regard de mon copain qu’il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Il m’a expliqué avoir lutté toute la nuit pour ne pas céder un pouce de terrain à notre compagnon, auquel cas nous aurions fini tous les deux écrasés contre la vitre. Il s’était sacrifié et terminait sa nuit ankylosé sur une moitié du corps.
Ce séjour à Bali où, subitement, nous avons été obligé de nous réfugier dans le premier hôtel misérable rencontré, inoccupés, pendant je ne sais quelle fête religieuse durant laquelle tout déplacement public était strictement prohibé.
Cette attaque à main armée d’un bus de touristes au Guatemala ( le pays sortait de la guerre civile à cette époque, il est plus calme aujourd’hui ), que nous avons suivi en live dans notre taxi, vingt mètres derrière.
Et tant d’autres ; quelle que soit la longueur de fil déroulé, il reste toujours de la bobine à visionner.
Nous nous sommes envolés pour un saut de puce supplémentaire en France, comme à l’accoutumée, afin de souffler un peu et pour le traditionnel bonjour à la famille et aux amis. A présent, mon copain ne fait plus parti de mes bagages, il remplit ma vie et m’accompagne chez mes proches.
Nous avons une multitude de souvenirs en commun, d’aventures partagées, d’épreuves surmontées, nous nous comprenons d’un simple regard, un sourire, une moue anodine. Nous connaissons nos réactions réciproques, les solutions que nous apportons pour résoudre un problème, moi n’hésitant pas à solliciter la population locale, même si je ne parle pas un mot de leur langue, lui déchiffrant les notices et les guides à l’aide d’un dictionnaire, ma solution se révélant toujours plus fructueuse mais la sienne plus exacte.

Aussi, lorsqu’ils avaient, elle et son ami, pénétré dans cette banque, comprenant qu’ils mettaient les pieds sur une mine que son sourire ne suffirait pas à empêcher d’exploser, elle avait aussitôt jeté un regard affolé vers son compagnon dont les yeux avaient fait très rapidement le tour du local, s’était imprégné de l’atmosphère, avait évalué l’ampleur de la gravité de la situation, avait cherché une solution, une issue ; il avait tourné vers Majid un visage inquiet signifiant que la situation le préoccupait. élodie avait donc, après s’être lancée dans une tentative d’intimidation pitoyablement ratée, précisait-elle malicieusement, docilement obéit à ce qui lui était ordonné.

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