Les rais de soleil se trouvaient à ce
moment très bas sur le mur et, dans l’agence, la lumière
s’harmonisait. Il s’était dit pour lui-même, avec ironie, que
cette information était à retenir : choisir une banque plus
modeste la prochaine fois, de façon à ce que moins de clients ne
viennent perturber le cours de son travail.
Elodie pénétra dans l’agence d’un
pas léger et insouciant, fendant l’air comme elle fendait la vie,
au-dessus des contingences du quotidien, dévorant passionnément
chaque souffle de vie dont elle pouvait s’abreuver. Elle glissait
sur le sol dans des chaussons de fée et avait revêtu un pantalon de
tissu léger, flottant, évoquant une sirène ondulante, et un
corsage taillé pour mettre en évidence des formes généreuses. Un
tignasse rebelle de cheveux entremêlés mi-longs, châtains et
reflétant des éclairs blonds lorsque les rayons du soleil s’y
réfléchissaient selon un certain angle, ajoutait une pointe
d’exotisme et pimentait la douceur et la tendresse d’un visage
angélique dont le seul maquillage consistait en un fin trait de
crayon noir soulignant le contour des yeux et mettant en relief un
regard franc, malicieux, sincère, profond et envoûtant.
A sa suite flânant, Laurent, un jeune
home aux contrastes frappants. Une expression taciturne se dégageait
de son regard introverti et ses sourcils froncés, enjouée par un
sourire jovial et l’air rêveur du poète égaré dans un monde
auquel il n’appartient pas. Il arborait une coupe de cheveux
puritaine où quelques mèches se hérissaient en signe
d’insoumission, et portait une chemise sophistiquée qui détonnait
avec le pantalon en jean classique, délavé, exhibant avec arrogance
des accrocs volontaires. Il se situait au confluent de deux
tendances. Son personnage errait à mi-chemin entre la recherche de
distinction et le refus de respect des conventions.
Ni l’un ni l’autre ne paniquèrent
lorsque le bandit surgit tel un spectre malfaisant. Ils rejoignirent
le groupe sans montrer d’opposition.
- Si seulement les gens étaient tous
aussi dociles et compréhensifs que vous, mon travail en serait
facilité, lança Majid pour amorcer le dialogue.
Conserver un dialogue avec les
protagonistes était indispensable, pour prévenir un acte injustifié
de bravoure, ou anticiper une panique.
Elodie se tourna vers lui, méprisante :
- Vous êtes aigri, c’est pour ça
que vous éprouvez du plaisir à torturer, mais nous ne sommes pas
responsables de vos échecs.
Un silence embarrassé suivit. Laurent,
son compagnon coula un regard suppliant vers Majid, puis il toussa.
Devenu aujourd’hui plus circonspect que par le passé, il se
doutait que ce genre de discours préludait à une série
d’embêtements majeurs. Le pillard était tacitement d’accord
avec lui, l’œil torve de la demoiselle présageait une
complication. Son ami sentit un frisson courir le long de son échine.
D’une voix quelque peu fêlée, Majid lui assura :
- Je n’ai rien contre vous, je ne
suis là que pour l’argent.
Ces paroles n’apaisèrent pas Laurent
dont le visage se contracta sous l’appréhension. Elodie toisa
Majhid et s’emporta :
- Vous ne m’impressionnez pas et je
ne compte pas rester ici à vous obéir.
Son compagnon lui coupa brutalement la
parole, son agitation était à son comble, il se martelait le genou
avec sa main, les nerfs crispés. Elle aurait flanqué un grand coup
de maillet sur le crane du malfaiteur que celui-ci n’eût pas pris
l’air plus abasourdi. Le braqueur s’élança pour la gifler, en
émettant de puissants sons incompréhensibles de sa voix tonitruante
qui claironna comme une corne de brume. Atterré, les yeux de Laurent
le fixèrent avec une expression d’effroi :
- Je vous en prie, elle va se calmer,
ne nous faites pas de mal.
Le brigand marqua une halte malgré une
rage froide prête à exploser. Sa figure se rembrunit, ses yeux se
posèrent à nouveau sur l’intrépide. Elle irradiait du plus
ensorcelant, du plus désarmant des sourires et des larmes
humectaient ses paupières. Il pointa le mur du doigt, en continuant
à la fixer d’un regard intransigeant. Elle se tapit contre le mur
comme une gamine espiègle cherchant à se faire pardonner ses
turpitudes. Il s’imposa un effort violent pour tenter de retrouver
une voix naturelle :
- Tu en as largement assez fait pour
aujourd’hui. Maintenant tu vas faire comme tout le monde si tu ne
veux pas que je voie rouge, et tu vas gentiment nous raconter ce qui
te fait avancer dans la vie.
Elle s’agenouilla, et son visage
perdant son expression aguicheuse, manifesta de l’intérêt, mais
elle se confina dans un mutisme soucieux, interrogateur. Il
l’encouragea :
- C’est le moment de nous faire
profiter de ton énergie débordante pour passer le temps au lieu de
stresser tout le monde.
Elle commença timidement puis, devant
son approbation silencieuse, ses mots se précipitèrent dans un
désir passionné d’épanchement, comme si elle eût craint qu’on
lui enlevât son auditoire.
- Partir à tout prix. Ne me demandez
pas pourquoi, c’est viscéral. Se pose-t-on la question de savoir
pourquoi on est amoureux ? Je suis habitée des mêmes émotions
pour les voyages. Mon plus grand malheur est d’avoir conscience
qu’il me sera impossible de visiter tous les pays, les différentes
civilisations. Ils sont trop nombreux pour que ma courte vie suffise
à tous les explorer. Je ne supporte pas la vie médiocre à laquelle
j’étais prédestinée dans ma petite ville de province française.
Un besoin compulsif me pousse à partir. A vrai dire, je ne suis
épanouie qu’en déplacement. Un sentiment d’oppression m’envahit
dès que je me pose. La coutume voudrait que je me stabilise dans une
modeste existence sans saveur quand tant de cultures différentes
restent à découvrir, tant d’émotions demandent à être
partagées. Malgré cela, mon premier départ fut tardif, il se
heurta à des imprévus. A quinze ans, j’avais un petit ami dont
une tante vivait en Nouvelle-Calédonie. Pas à Nouméa, mais dans
une tribu au fin fond de nulle part, à Ouvéa, la plus petite et la
moins peuplée des îles Loyauté, mais également la plus
authentique, où les Mélanésiens, refoulés par les colons dans des
« réserves », cultivaient les tubercules traditionnels
(taro, igname) et ont développé de petites plantations de caféiers
et des cocoteraies, où l’élevage était médiocre, la pêche
insuffisante, le tourisme rare. Les tribus vivaient essentiellement
de l’argent rapporté par ceux travaillant dans les mines ou qui
s’étaient installés à Nouméa.
J’ai immédiatement décidé de notre
avenir pour nous deux, il aurait du y réfléchir par deux fois avant
de me révéler l’existence de sa tante : nous allions dès
que possible rendre visite à la tatie. Dès que possible signifiait
le jour de mes 18 ans. Quinze ans à dix-huit ans, trois années pour
comprendre que l’homme avec lequel on partage tous ses loisirs
n’est pas l’homme de sa vie. Partir dans une tribu isolée de la
civilisation avec un homme que l’on n’aime plus annonce une
catastrophe certaine. Quelques semaines après mes 18 ans, il est
parti seul rejoindre sa sûrement charmante tatie. Un mauvais début.
Dix-huit ans d’attente et un faux-départ.
Une alternative se présenta : une
amie réunionnaise me proposa de m’accueillir à la Réunion le
temps d’y trouver un logement et un travail. Je n’en attendais
pas plus. Ce départ fut le bon puisque j’y suis restée les sept
année qu’il m’a fallu pour me lasser de cette île colorée,
visiter les îles alentour et faire quelques sauts de puce en
Afrique. Sept années, pour quelqu’un qui ne rêve que de bouger,
c’est une éternité, mais la Réunion recèle de tant de charmes
que je n’imaginais pas parvenir à en faire le tour un jour.
Comment se lasser de la vue sur les cirques lorsqu’on atteint le
Piton Maïdo après avoir serpenté en voiture le long d’une route
interminable ? Comment se lasser du cirque de Cilaos ? Ou
du cirque de Mafate auquel on ne peut accéder qu’à pied. Et les
innombrables cratères aux versants extérieurs en pente douce, aux
murailles avec leurs gradins effondrés, aux fonds plus ou moins
tourmentés ? Et ces dômes, collines rondes semblables à des
volcans éteints ou des boucliers volcaniques, et ces fossés sinueux
et ramifiés qui courent à perte de vue ? Et les séries de
cascades disséminées dans l’île qui offrent un paradis perdu au
détour de chemins improvisés. Atteindre les 3070 mètres du Piton
des Neiges, donné pour être le point culminant de l’Océan
Indien, même si ce n’est pas totalement vrai, et bénéficier de
son paysage lunaire ! Ce panorama ne se décrit pas, il se
mérite et il faut absolument aller le voir pour en goûter toute la
saveur. Et que dire du si célèbre Piton de la Fournaise, le volcan
actif mais amical qui, lors de ses fréquentes éruptions, écoule
lentement sa lave vers la côte, pour le plus grand bonheur des
badauds.
Je m’apprêtais à plier mes bagages
pour de nouvelles destinations lorsque mon copain, ici présent,
fit-elle en souriant, a sorti de sa poche sa brosse à dents en me
disant très sérieusement qu’il m’accompagnait. Un impondérable
dans mes projets ne me réjouissait guère. Il a laissé glisser mes
remarques, a posé un regard mi-goguenard mi-amoureux sur moi, s’est
aménagé une petite place au milieu de mes bagages, discrètement,
silencieusement, sûr de lui.
Il m’est impossible de compter le
nombre d’avions que nous avons pris ensembles depuis ce jour. Sans
compter ceux sur lesquels nous avons embarqué séparément pour
rejoindre une destination identique après divers détours : une
étape d’une journée en vue d’explorer la piste d’un logement,
une halte d’une semaine pour tester et vérifier sa pérennité,
une escale d’un week-end afin d’étudier les possibilités
d’hébergement d’une amie d’une amie, etc.
Après La Réunion, nous sommes revenus
en France juste le temps nécessaire pour saluer la famille et les
amis. Puis un avion nous a à nouveau emportés. Nos périples se
sont plus souvent traduits par des trajets entre deux villes dans des
bus de nuit bondés que par des séjours en hôtel 4 étoiles. A vrai
dire, dans les rares hôtels luxueux où nous avons pénétré, nous
ne nous sommes jamais aventurés plus loin que le bar. Quant aux
trajets en bus de nuit, non seulement ils coûtent moins cher que
l’avion, mais en plus ils font économiser une nuit d’hôtel. Un
pierre deux coups.
Le terme de routarde ou baroudeuse
avisée dont on m’affuble parfois me dérange car il sous-entend
des galères sans nom, et parfois des conditions de vie plus épiques
que les lieux à visiter. Je ne l’aime pas car c’est un peu vrai,
et ma vie pourrait résonner aux oreilles attentives comme un
titanesque tumulte alors que je la perçois comme une symphonie
mélodieuse d’émotions me submergeant au gré de destinations
toujours nouvelles, d’odyssées palpitantes. Je ne me souviens pas
dans quel ordre se sont succédées nos excursions, et peu m’importe.
Je conserve une impression de richesse, et des flashs, tels des clips
vidéos rangés au hasard dans ma tête.
Comme cette grillade de scorpion
dégustée sur un marché chinois.
Ou cette fouille interminable de notre
véhicule près de la frontière haïtienne, quand nous avons poussé
très loin la naïveté de ne pas connaître l’existence du mot
"corruption".
Cette marche pour s’approcher au plus
près des chutes Victoria, donc nous sommes revenus aussi mouillés
que les poissons qui ne s’y trouvent pas.
Ce paysage chaotique de moraines
granitiques qui s’étendait jusqu’à une vallée gelée où se
conjuguaient toutes les nuances de noirs hostiles, où un vent sans
concession chassait à travers la vallée les hasardeux rayons de
soleil dévalant les flancs des montagnes.
Ce trajet de cinq minutes à peine,
pour se rendre de l’aéroport à l’hôtel, à trois sur une
mobylette poussive, qui s’est éternisé cinquante minutes car
l’aéroport étant plus loin que ce que j’avais compris.
Cette moto qui, après nous avoir
emmenés si loin que nous étions perdus dans le paysage désertique
de je ne sais plus quelle contrée, a décidé de tomber en panne.
Cette promenade en Australie où, une
fois de plus, nous nous sommes égarés, le crépuscule s’avançait
à grands pas et nous commençâmes à chercher un arbre où dormir
pour échapper à la compagnie des crocodiles.
Cette rencontre avec des indiens du
Venezuela, autochtones apparemment coupés de la civilisation mais
dont nous apprîmes par la suite qu’ils côtoyaient plus de
touristes occidentaux que nous.
Cette rencontre impromptue au Zimbabwe
avec deux éléphants s’étant déplacés plus silencieusement que
nous.
Ce voyage en bus de nuit, à trois sur
une banquette de deux, le troisième étant un sud-américain à la
corpulence colossale. Je n’ai pris conscience que le lendemain de
son gabarit gigantesque, après avoir bien dormi, en comprenant au
regard de mon copain qu’il n’avait pas fermé l’œil de la
nuit. Il m’a expliqué avoir lutté toute la nuit pour ne pas céder
un pouce de terrain à notre compagnon, auquel cas nous aurions fini
tous les deux écrasés contre la vitre. Il s’était sacrifié et
terminait sa nuit ankylosé sur une moitié du corps.
Ce séjour à Bali où, subitement,
nous avons été obligé de nous réfugier dans le premier hôtel
misérable rencontré, inoccupés, pendant je ne sais quelle fête
religieuse durant laquelle tout déplacement public était
strictement prohibé.
Cette attaque à main armée d’un bus
de touristes au Guatemala ( le pays sortait de la guerre civile
à cette époque, il est plus calme aujourd’hui ), que nous
avons suivi en live dans notre taxi, vingt mètres derrière.
Et tant d’autres ; quelle que
soit la longueur de fil déroulé, il reste toujours de la bobine à
visionner.
Nous nous sommes envolés pour un saut
de puce supplémentaire en France, comme à l’accoutumée, afin de
souffler un peu et pour le traditionnel bonjour à la famille et aux
amis. A présent, mon copain ne fait plus parti de mes bagages, il
remplit ma vie et m’accompagne chez mes proches.
Nous avons une multitude de souvenirs
en commun, d’aventures partagées, d’épreuves surmontées, nous
nous comprenons d’un simple regard, un sourire, une moue anodine.
Nous connaissons nos réactions réciproques, les solutions que nous
apportons pour résoudre un problème, moi n’hésitant pas à
solliciter la population locale, même si je ne parle pas un mot de
leur langue, lui déchiffrant les notices et les guides à l’aide
d’un dictionnaire, ma solution se révélant toujours plus
fructueuse mais la sienne plus exacte.
Aussi, lorsqu’ils avaient, elle et
son ami, pénétré dans cette banque, comprenant qu’ils mettaient
les pieds sur une mine que son sourire ne suffirait pas à empêcher
d’exploser, elle avait aussitôt jeté un regard affolé vers son
compagnon dont les yeux avaient fait très rapidement le tour du
local, s’était imprégné de l’atmosphère, avait évalué
l’ampleur de la gravité de la situation, avait cherché une
solution, une issue ; il avait tourné vers Majid un visage
inquiet signifiant que la situation le préoccupait. élodie avait
donc, après s’être lancée dans une tentative d’intimidation
pitoyablement ratée, précisait-elle malicieusement, docilement
obéit à ce qui lui était ordonné.
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