L'hiver qui ne finissait jamais


Nouvelle sur le thème de l'hiver




Laure et Mathéo avaient tout juste 18 ans lorsque, ivres d’amour, ils quittèrent Marseille pour une escapade sur l’inlandsis du Groenland. Leurs parents n’avaient pas osé s’opposer à leur départ après leur tentative commune de suicide. Quelle frousse ! Cinq jours d’hospitalisation avaient été nécessaires pour lessiver leurs systèmes digestifs afin d’éliminer le cocktail de médicaments qu’ils avaient ingurgité. Vidage, nettoyage, rinçage, essorage, séchage, un programme complet de machine à laver hospitalière qui leur laissa quelques séquelles sans gravité. Le pire avait été évité. Bien sûr, les voir partir à l’extrémité de la planète n’enchantait pas leurs proches, mais puisqu’ils étaient capables de se comporter comme des adultes dans tout ce que ceux-ci ont de plus stupides et inconséquents, personne ne s’opposait plus à ce qu’ils aillent vivre leur vie. Entre la mort et n’importe quoi, les parents avaient donné leur bénédiction au n’importe quoi. C’était il y a moins d’un an.

Une toute petite année avait suffit pour qu’ils désaoulent totalement et utilisent la poésie pour communiquer :
— Je te hais, t’es vraiment trop con, mais comment j’ai pu me foutre dans une galère pareille avec un naze comme toi !
— C’est à moi que tu demandes ? Mais tu t’es vu pouffiasse, t’es bonne à rien, tu sers à rien, bordel pourquoi je t’ai emmenée avec moi ?

Pourtant les débuts au Groenland avaient tenu leurs promesses. A leur arrivée, ils regardaient les rafales de vent glacial derrière la vitre, se blottissaient l’un contre l’autre en appréciant la chaleur ambiante qui contrastait avec la météo apocalyptique à l’extérieur, et se câlinaient tendrement. Laure plantait son regard au fond de l’âme de Mathéo et rien ne manquait à leur bonheur.
— Je suis si bien auprès de toi, je pourrais passer ma vie comme ça à ne rien faire que sentir ta chaleur et tes bras me serrer contre toi, lui assurait-elle avec certitude.
Mathéo ne prononçait pas une parole, ces instants étaient si magiques qu’il préférait les conserver tels quels. Que demander de mieux lorsque la vie expose sa rudesse et que vous l’observez au chaud et entouré d’amour. Ils passaient des nuits entières à contempler les aurores boréales, à suivre les particules solaires s’électriser au contact de l’atmosphère. Ils possédaient enfin leur eldorado et l’avaient bien mérité. Ils avaient dû mettre en péril leur propre vie pour bénéficier du droit de décider de cette vie. Ils étaient adultes, ils s’aimaient, personne ne pouvait leur dicter quelle voie ils devaient suivre.

Ils avaient choisi comme destination de leur lune de miel le Groenland pour deux raisons. La première était fuir le plus loin possible leurs parents qui les considéraient comme des enfants, et dans un style de vie le plus éloigné possible de ce qu’ils avaient toujours vécu. Ils voulaient marquer leur passage dans le monde des adultes et de l’amour, l’immortaliser par un rituel. La deuxième raison était qu’ils étaient jeunes, intelligents, dynamiques, motivés, et n’eurent pas de difficulté à se faire recruter comme agents polyvalents pour accompagner une expédition internationale de scientifiques qui partait à la rencontre des ours polaires afin de tenter de comprendre la raison de leur récent et inquiétant déclin démographique. Laure était rattachée aux cuisines et Mathéo à l’entretien technique. Leur volontarisme avait joué en leur faveur, Laure devait être capable de participer à la préparation d’un repas pour 50 personnes dans des conditions spartiates, aider au service, au nettoyage, et Mathéo devait faire preuve d’initiative pour bricoler avec les moyens du bord car le stock de pièces détachées, d’ampoules électriques, de raccords de plomberie et autres outillages était limité. Pour être totalement honnête, les candidats sérieux étaient peu nombreux. Partir deux ans au milieu de l’enfer, vivre en vase clos, réaliser des tâches subalternes, n’enchantaient essentiellement que des marginaux que l’expédition ne pouvait se permettre d’emmener. Les responsables de l’expédition s’appelaient Mary et Steve. Leur histoire personnelle présentait des similitudes avec celle de Laure et Mathéo. Ils étaient australiens, leurs parents étaient australiens, et leurs grand-parents étaient venus en Australie pour fuir la vie urbanisée de leur Amérique natale, or l’Australie, autrefois terre non conquise, se transformait petit à petit en nouvel eldorado occidental. ça et là des villes naissaient de nulle part tout le long des côtes et devenaient des ports marchands autour desquels se développaient des activités aussi mercantiles que funestes. Habitués à vivre le plus possible près de la nature, Mary et Steve avaient préféré quitter leur Australie natale plutôt que voir les wallabys suivre le chemin des aborigènes et courir à l’extinction par disparition de leur environnement naturel. Aussi se reconnurent-ils un peu dans la jeunesse utopiste de Laure et Mathéo. L’idée les ravissait de les aider à vivre leur rêve.

En arrivant au Groenland, Laure et Mathéo avaient découvert le bonheur d’une vie simple et frugale qui obligeait à s’en tenir aux valeurs essentielles. Ils avaient découvert le bonheur qui se cachait dans le lot de labeur qu’apportait chaque matin. Ils vivaient repliés sur eux-mêmes, et c’était tout ce dont ils avaient besoin. Ils ne manquaient de rien et avaient leur amour pour compléter leur bonheur. Tout était parfait.

Ce qui avait vaincu cet amour qu’ils pensaient indestructible, c’était l’hiver. Oui, un simple hiver. Mais pas n’importe quel hiver, pas l’été indien marseillais, non, un hiver qui avait la particularité de ne jamais finir, un hiver qui continuait à sévir malgré le soleil de minuit, un hiver continuel ! Dans cette région reculée, après l’hiver ne vient pas le printemps. Le printemps ne vient jamais, l’hiver est seul maître à bord. La tranquillité des matins tous identiques les uns aux autres laissa peu à peu sa place à une monotonie pesante. Les levers se firent de plus en plus difficiles, les couchers de plus en plus tôt. Lorsque rien ne vous motive ni ne vous distrait, vous vous couchez tôt.

Ils réalisèrent un matin que la situation avait changé à leur insu. Ce matin-là, Laure se leva comme d’habitude, et se dirigea vers la cuisine pour préparer son petit-déjeuner. Elle voulut prendre sa tasse mais Mathéo s’en était servi quinze minutes plus tôt. Cela la mit dans une rage folle. Elle courut dans le salon où Mathéo s’était installée pour visionner dès le réveil des rediffusions de matchs de football, ce qu’il faisait de plus en plus de puis quelques semaines, et elle se défoula copieusement sur lui :
— J’en ai par-dessus la tête, ton bol c’est celui avec l’espèce de titi ridicule de gamin immature alors j’aimerais bien que tu arrêtes de prendre ma tasse. Tous les matins tu prends ma tasse, et je suis obligée de boire dans ton bol à titi débile. Il est petit, il a pas d’anse, et c’est pas ma tasse, alors tu vas me faire le plaisir de te lever d’ici, de bouger ton gros c.., et d’aller me laver ma tasse pour que je puisse prendre mon petit-déjeuner.
Mathéo resta interloqué par la virulence des propos. Jamais Laure ne lui avait parlé sur ce ton. Au début de leur relation, lorsque Laure se levait, elle se lovait avec langueur dans ses bras. Aujourd’hui elle le menaçait.
— Mais qu’est-ce que tu me fais ? Est-ce que tu te rends compte que tu es en train de me faire un délire parce que je t’ai pris ta tasse ?
Elle réalisa à ce moment le ridicule de la situation. Ils avaient tout plaqué pour partir ensemble à l’autre bout du monde. Ils avaient mis leur vie en péril pour pouvoir partager ce rêve, et aujourd’hui, effectivement, ils s’engueulaient pour un titi sur une tasse. Laure comprit que quelque chose avait changé, insidieusement. Depuis de nombreuses semaines, elle ne rêvait plus le soir en se couchant dans les bras de Mathéo, et elle ne chantait plus le matin en se levant. La faute en était à cet hiver qui n’en finissait pas, cela faisait onze mois qu’ils étaient là. Onze mois où la température était restée immuablement hostile, onze mois d’hiver, onze de froid glacial, onze mois d’un climat identique, rude, difficile. L’antipathie du climat avait déteint sur leurs caractères. Ils réalisèrent subitement que ces derniers temps, ils avaient passé plus de temps à s’engueuler qu’à s’embrasser. était-ce déjà là tout ce qui restait de leur amour. Mathéo se fit apaisant, il tenta de la calmer :
— écoute Laure, il serait bon que nous discutions, je crois que nous avons un problème et que la situation nous échappe. J’ai pas traversé la moitié de la planète pour venir m’engueuler avec toi. Je t’aime et je n’ai pas envie que l’on devienne comme ces couples qui se balancent leurs pantoufles au visage.
Laure ne pouvait qu’acquiescer. Elle aussi avait tout quitté pour suivre Mathéo au bout du monde. Elle aimait Mathéo plus que tout. Elle ne voulait pas perdre cet amour, elle ne le supporterait pas.

Ils passèrent cette journée à discuter au lieu de travailler. Ils avaient tous les deux envie de trouver une solution à ce qui semblait une impasse. Ils prirent les résolutions que prennent tous les couples dans ces moments-là : essayer d’être plus à l’écoute de l’autre, de faire plus attention aux désirs de l’autre. Ils avaient tous les deux envie d’avancer ensemble, rien ne pouvait les arrêter. Leur longue, nécessaire, et utile discussion, se termina inévitablement dans la chambre où ils scellèrent par des actes mémorables leur nouvelle alliance. Le lendemain matin, ils se réveillèrent tous les deux d’une humeur joviale. Laure n’eut pas l’occasion de piquer une colère à propos de sa tasse, puisque lorsqu’elle arriva dans la cuisine, son petit-déjeuner l’attendait, dans sa tasse à elle, rien qu’à elle. Le bol au titi était resté rangé. Mathéo avait pris son café dans un bol moins ridicule, un bol d’adulte où il ne s’entendrait pas reprocher de commencer la journée avec un titi grotesque. La journée s’annonçait merveilleuse. Laure ouvrit la fenêtre et repoussa les volets pour laisser place à la lumière d’une si belle journée. Elle fut accueillie par un ciel nuageux et la grisaille habituelle. Elle n’eut pas le temps de réprimer une moue instinctive. Ce ciel ne l’enchantait guère. L’hiver, encore l’hiver et sa tristesse, toujours l’hiver. Pourquoi le Père Noël est-il présenté comme un être heureux alors qu’il vit en Laponie. Elle se fit cette remarque et sourit, ce qui estompa l’impression fraîche qu’elle avait eu en ouvrant les volets. Mathéo ne fut pas aussi fin dans le ressenti qu’il eut en regardant par la fenêtre :
— Putain de temps. Toujours cette grisaille, ce froid, il n’y a plus jamais un rayon de soleil pour égayer la journée. Il n’y a que les ours polaires qui peuvent être heureux dans une région pareille. Laure ne répondit pas parce qu’elle partageait bien son avis. Inutile de s’étendre sur quelque chose qu’ils ne pouvaient pas changer. Ils étaient là, ils s’étaient battus pour arriver là, sur ce gros glaçon qu’ils partageaient avec des ours, et elle ne pouvait pas abonder dans son sens, à se dire qu’ils seraient mieux partout, sauf ici. La journée aurait pu se dérouler dans le plus grand des bonheurs, mais ils avaient toujours ce petit pincement au cœur, tous les deux :
— Saloperie d’hiver.

Comment avoir le cœur chaud quand on vit dans un hiver perpétuel. Ils étaient habitués au rythme des saisons. Même lors d’un hiver rude, on s’entraidait, on se serrait les coudes, parce qu’on savait qu’après l’hiver venait le printemps. Ici, après l’hiver venait l’hiver. On ne pouvait pas se serrer les coudes en se disant :
— Allez, juste un petit effort, demain sera meilleur.
Parce que demain n’était pas meilleur. Demain c’était encore l’hiver, et après-demain aussi. Foutu hiver.

Les journées reprirent leur cours normal.

La deuxième fois que Laure piqua sa crise tôt le matin, le titi sur la tasse n’y était pour rien. Cette fois-ci c’était à cause de la brosse à dent. Mathéo s’était trompé de brosse à dents. Quel drame ! Il avait utilisé la brosse à dents de Laure. Elle se jeta littéralement sur lui. Elle l’empoigna par l’épaule en lui mettant sous le nez, d’un air menaçant, la brosse à dents qu’il avait utilisée et qu’il n’avait même pas rincée. Elle était si menaçante que Mathéo eut presque peur. Il se dit que si elle avait tenu une arme au lieu d’une brosse à dents, il aurait pu craindre pour sa vie. Cette fois-ci il ne chercha pas à arranger la situation. Il savait qu’il ne pourrait pas stopper l’hiver. C’était l’hiver qui leur était devenu insupportable, cet hiver interminable, cet hiver qui empêchait les oiseaux de chanter, les fleurs de refleurir, les abeilles de butiner, la nature de prendre des couleurs. Non, ici tout restait toujours blanc. L’hiver avait pris son plus large pinceau et avait repeint le paysage en blanc, aussi loin que l’on pouvait porter le regard. L’hiver n’aimait que le blanc. Un hiver d’hôpital, un hiver de morgue, blanc et froid. On se serait attendu à voir apparaître des tiroirs que l’on aurait pu tirer, et à l’intérieur de chaque tiroir, on aurait rencontré un cadavre étiqueté. C’était à peu près la sensation qu’ils avaient dans leur participation peu scientifique à l’étude du déclin démographique des ours, l’impression de travailler dans une morgue et d’assister au rangement des cadavres des ours dans des tiroirs. Voilà ce que l’hiver leur apportait : vivre dans une morgue. Ils avaient rêvé d’amour, de fleurs, de soleil, de mer aux reflets turquoises, comme tous les couples amoureux, toutes choses qu’ils ne pouvaient pas trouver dans un centre urbain. Ils avaient donc quitté la civilisation et étaient descendus à la morgue, au troisième sous-sol d’un hôpital abandonné, proche d’un site d’essais atomiques. En fin de compte, ils passaient leur vie dans une morgue triste, monotone, silencieuse, blanche, froide, et contaminée par des radiations.

Les jours se succédèrent ainsi. Ils ne s’engueulaient même plus. Leurs cœurs étaient devenus trop froids pour s’engueuler. La monotonie du paysage, la monotonie de leurs vies, la monotonie de ce climat, de cette vie hivernale, avait gagné leurs cœurs qui étaient devenus désabusés, indolents. « A quoi bon ? », ressentaient-ils. A quoi bon. De toute façon, après l’hiver viendrait l’hiver. Ils s’étaient résignés. Ils avaient tout quitté, avaient tout bravé, pour ça. Ils n’avaient pas évité tous les écueils, ils n’avaient pas vu arriver l’hiver. L’hiver avait raison d’eux, il glaçait toute passion, ils ne pouvaient lui échapper. Laure et Mathéo étaient trop jeunes pour accepter de vivre un amour retenu, un amour hivernal sans passion, un amour mesuré. Vivre ensemble impliquait vivre une vie exubérante, pleine d’émotions, de chaleur. Cet hiver terrassait leurs aspirations à la chaleur des sentiments.

La suite de leur histoire leur apparut comme une évidence. Ils n’eurent pas besoin de se parler. Ils ne pouvaient pas mettre fin à leur aventure et rentrer séparément en disant : « Vous aviez raison, malgré notre amour, nous étions trop inexpérimentés pour affronter la vie ». Alors un matin, ils se levèrent si tard et si indolents qu’ils n’eurent pas le courage d’aller travailler. Ils se prirent par la main, ouvrirent la porte pour avoir la confirmation que l’hiver était toujours là. L’hiver était bien là. Mathéo était en caleçon. Il enfila un tee-shirt genre marcel avec un gros titi dessus. Finalement il aimait bien ses titis. Laure n’enfila rien de plus que la nuisette sexy qu’elle portait déjà et qui n’excitait plus personne depuis plusieurs mois. Main dans la main ils marchèrent, pieds nus dans la neige. Ils avançaient. Ils savaient où ils allaient. Ils savaient pourquoi ils y allaient. Ils marchèrent dans le froid, dans l’hiver. C’était la seule chose qu’il leur restait à faire. Ils marchèrent, toujours tout droit, aussi loin qu’ils le purent avant que le froid ne les immobilise là, au milieu de nulle part, au milieu de ce grand hiver.



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