Lorsque L’Arctique et l’Antarctique n’existaient pas

Fiction (ou peut-être pas) sur le thème de l'eau



Le texte qui suit est extrait d’un très ancien manuel scolaire d’histoire. Il s’agit d’une retranscription partielle d’une réunion du Conseil des Justes du 37694ème jour (suivant la Prise de Pouvoir de 2827 après JC évidemment). La retranscription de la réunion ne présente pas d’intérêt en elle-même, mais elle est jalonnée de nombreuses explications qui ont pour but d’éclaircir les dialogues. Ces longues explications relatent des événements majeurs de l’histoire de la Terre et fournissent des informations d’une valeur inestimable. Nous vous remercions par conséquent de prendre le plus grand soin de ce texte. N’hésitez pas à le diffuser sans modération : connaître le passé permet de ne pas renouveler les mêmes erreurs dans le futur (hypothèse non validée scientifiquement). Voici donc ce texte.

— Nous avons observé une approche inhabituelle et dangereuse d’humains nouveaux modèles, les modèles AC-43.

Le modèle AC-43 était un humain modifié chez qui la capacité à survivre dans le milieu marin avait été renforcée au détriment de son aptitude à évoluer en milieu terrestre. Des écrits antérieurs à cette époque faisaient déjà état d’apparitions sporadiques de sirènes et tritons, preuve que l’histoire se répétait indéfiniment. La vie n’est qu’une roue qui tourne, l’univers un ballon qui se gonfle, se dégonfle, se regonfle et se dégonfle. L’approche inhabituelle et dangereuse en question concernait la flaque d’eau pure, entendez par là une eau peu salée et peu minéralisée, qui regroupait l’élite de l’eau. Ce nouveau modèle d’humain inquiétait le Conseil des Justes car il n’était pas une simple mise à niveau de l’humain mais un nouveau modèle chez qui le choix avait été délibérément fait d’une évolution marine. Qu’avaient besoin ces diables d’humains de venir chatouiller la susceptibilité aqueuse ! L’eau n’avait rien objecté lorsqu’ils s’étaient fait greffer sur les poumons une réserve d’oxygène qui leur permettait de tenir pendant près d’une heure sous l’eau. Mais cette fois-ci, ils se privaient de leurs jambes pour acquérir une mobilité aquatique qui les handicapait sur terre. Il y avait une volonté affichée de se mesurer à l’eau.

— Et en quoi cela représente-t-il une menace ? Nous avons un sujet d’inquiétude plus sérieux que ces fragiles et stupides humains, avez-vous oublié que le putsch prend de l’ampleur ?

La famille royale régnait sur le monde aquatique depuis des temps immémoriaux, ce qui n’avait pas empêché une flaque d’eau chaude de tenter un putsch qui aurait fort pu réussir, prenant de court la garde royale qui se pensait à l’abri de toute tentative de ce genre. La flaque, qui devait sa chaleur au contact direct avec du magma volcanique, avait commencé par revendiquer son autonomie régionale. Elle refusait de s’assimiler au Grand Tout car elle y perdait sa chaleur et son identité. Elle était mutilée. La flaque d’eau chaude avait ensuite pensé pouvoir s’étendre indéfiniment et asseoir son pouvoir sur la totalité du monde marin. Son succès face à la terre lui était monté à la tête et elle rêvait de faire tache d’huile. Elle tenta de séparer l’océan en différentes mares beaucoup plus inoffensives. Elle n’était pourtant qu’une petite étendue d’eau, mais sa chaleur en faisait la première destination touristique galactique. De là à s’imaginer prendre la première place en haut de la pyramide du pouvoir, il n’y avait qu’un pas. L’union fait la force et cela est encore plus vrai pour l’eau que pour les humains. Cette tentative de division d’une faction dissidente était ni plus ni moins qu’une tentative de putsch. Le putsch échoua uniquement grâce au soutien populaire dont bénéficia la famille royale. Indépendamment du fait qu’elle tenait à conserver sa primauté, ses arguments pour se maintenir au pouvoir étaient probants. Elle expliqua au peuple de l’eau que si l’eau chaude accédait au pouvoir, elle serait une cible extrêmement facile pour les humains car elle était reconnaissable en raison même de sa chaleur, contrairement à la famille royale qui se confondait avec le reste de l’océan. L’eau avait toujours assis son pouvoir sur l’assimilation. Quelle que puissent être les revendications individuelles d’une goutte ou d’une flaque, elle finissait toujours assimilée à l’ensemble, elle perdait son identité, son individualité, mais elle y gagnait en faisant partie du Grand Tout. Le tout se retrouve dans chaque atome. Ainsi la possibilité de recréer un être à partir de son ADN caché dans un cheveu ou dans une goutte de sang. L’eau est à la base de la vie. L’eau est l’élément le plus puissant, le plus important de la planète Terre. Une goutte d’eau est peu, mais toutes les gouttes d’eau forment les océans, les tsunamis, les raz-de-marée. Pour la première fois, le Grand Tout était remis en cause par l’eau chaude. Il était impossible de la laisser chaude et puissante car elle représentait une menace trop importante.

— Mon cher, vous êtes d’un optimisme béat concernant les humains. Mais je n’oublie pas que lorsque les dinosaures devinrent si puissants que leurs herbivores détruisirent toute végétation, vous n’avez rien trouvé non plus de menaçant.

Les dinosaures étaient pour leur époque des réalisations complexes mais dont la finalité restait très manichéenne. Il y avait les herbivores qui se nourrissaient avec ce que la Terre fournissait en abondance, et il y avait les carnivores qui mangeaient les herbivores. Cela formait une chaîne alimentaire équilibrée dans laquelle chacun était satisfait car il mangeait à sa faim. La machinerie se dérégla. Les herbivores devinrent de plus en plus gros, lourds, indestructibles, pour ne plus rester les proies fragiles des carnivores. Ces derniers s’adaptèrent également et proportionnellement en devenant plus massifs à leur tour. Et ainsi de suite jusqu’au point où les herbivores avaient eu besoin de quantités si impressionnantes de nourriture qu’ils mirent en péril l’équilibre de la planète : ils mangeaient plus que la Terre ne parvenait à produire. L’eau fut contrainte d’intervenir. Ce fut le Déluge. La Terre fut recouverte par les eaux, les dinosaures furent rayés de la planète et la Terre put retrouver son équilibre.

— C’est donc cela ? Vous voudriez renouveler le déluge pour atteindre un risque zéro ?

— Sans aller jusque là, il est temps pour nous de nous doter d’une structure plus coercitive que nous ne l’avons fait jusqu’à présent.

— Jamais nous n’avons eu besoin de moyens coercitifs autres que l’assimilation. Nous sommes l’élément le plus puissant, indestructible, même le feu, lorsqu’il nous a réduit en brouillard, ne nous a pas éliminé. Même le sable lorsqu’il est devenu humide et nous a absorbé, ne nous a pas éliminé. A tout moment nous pouvons rejoindre une flaque, puis le Grand Tout. Nous avons toujours survécu comme cela. Aller au-delà de ça, ce serait ouvrir une boite de pandore, car après cela l’humain trouvera une parade, et puis nous trouverons une parade à la parade, et ce sera l’escalade dans la violence.

— Soit, mais quelle solution proposez-vous alors ? Soit nous laissons les choses en l’état, et l’humain finira un jour par nous éliminer, soit nous agissons. Nous sommes face à un problème que nous n’avons jamais rencontré. Jamais l’humain n’est descendu aussi profond. A nouveau problème, nouvelle solution. Je maintiens donc qu’il faut créer un service de protection rapprochée, un service de gouttes dont la fonction sera de protéger l’élite. Sans entrer, comme vous le soulignez, dans une trop grande complexité, nous pouvons envisager des gouttes de protection qui resteraient soudées en une sphère englobant l’élite et la rendant inaccessible. De cette façon, si l’humain tentait de l’approcher, il suffirait alors de déplacer la protection et l’être humain n’aurait même pas conscience de l’existence de l’eau pure à l’intérieur. Cette solution est efficace et sans dommage collatéral, ce serait une grave erreur stratégique que de la refuser. Certes, elle oblige à mettre en place un moyen de défense que nous n’avons encore jamais utilisé, mais celui qui n’évolue pas est voué à disparaître, telle est la loi de l’univers.

— Nous sommes puissantes parce que nous avons choisi la simplicité extrême. Si vous commencez à complexifier notre statut, où vont s’arrêter ces exceptions ? Le monde de l’eau finira alors par être si complexe qu’on ne pourra plus le contrôler, qu’on ne pourra plus le maîtriser, qu’on ne saura plus ce qui s’y passe, et cette complexité sera le talon d’Achille qui nous perdra.

— Soit, et que faisons-nous alors ? On en revient toujours au même. Vous contestez, vous contestez, vous êtes une habile politicienne, mais vous ne proposez rien concernant la dernière évolution des humains qui représente une menace sans précédent. Vous ne pouvez pas vivre comme s’ils n’existaient pas. Ils existent et ils évoluent, pas très vite c’est vrai, mais ils évoluent quand même. Nous devons réagir.

— Nous pourrions privilégier le dialogue.

— Déjà fait. Cela a conduit à 2827. Vous n’avez rien de plus nouveau ?

2827, un virage dans l’histoire de l’humanité. Devant les catastrophes inévitables à laquelle les humains exposaient la planète à force de la négliger, l’eau leur adressa des mises en garde dont ils ne tinrent pas compte. Ils ne voulaient rien comprendre (ou ne comprenaient rien, allez savoir, la frontière est si mince) et ne changèrent pas leurs habitudes. Les avertissements se firent de plus en plus musclés. L’eau commença par leur retirer les bénéfices qu’elle leur avait accordés, à commencer par sa mémoire. Sans mémoire de l’eau, la médecine homéopathique devint totalement inefficace. Ensuite l’eau engloutit progressivement les îles Maldives. Là encore, aucune réaction. Une alerte beaucoup plus virulente fut alors adressée, qui se concrétisa par un tsunami dévastateur en Asie. Mais les humains continuèrent à se moquer des mises en garde. S’adresser aux humains, c’était comme se coller un coquillage à l’oreille et penser entendre le bruit de la mer. L’eau avait alors dû prendre une décision déchirante. En l’an 2827 après JC, le Conseil des Justes décida de ne plus rester un long fleuve tranquille qui parfois sortait de son lit, et entreprit de reprendre en main la gestion de la planète qu’elle avait cédée aux humains à leur insu. Les humains n’étaient plus dignes de gérer la planète. Ils l’avaient prouvé. Aux éléments naturels de reprendre le pouvoir s’ils voulaient assurer leur pérennité. La décision fut votée. Des actions majeures furent menées telles que jouer sur la densité de l’eau pour écraser les sous-marins comme des petits pains, ou bien se transformer en glace pour emprisonner les bateaux, ou encore construire des icebergs que l’eau déversa sur les villes comme une pluie de grêlons, ou recouvrir le ciel d’une bande nuageuse qui ne laissait plus passer un seul rayon de soleil. La conséquence ne se fit pas attendre : l’humanité fut réduite à un nombre suffisamment faible pour ne plus représenter une menace pour la planète.

— Croyez bien que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour stopper vos projets d’hégémonie.

— Je n’en doute pas, vous êtes frileux à présent, engoncés dans votre confort petit-bourgeois. Vous ne vous déplacez plus qu’en vague ministérielle et en oubliez que les paix s’achètent au prix des guerres. Relevez-vous, voyons, rappelez-vous ce que nous avons fait de grand. Nous seuls pouvions rendre la Terre habitable ! Avez-vous oublié que nous avons rendu supportables les rotations erratiques de ce petit astre sans intérêt pour le rendre propice à notre épanouissement !

La Terre n’avait pas toujours été la paisible planète maltraitable à souhait que nous connaissons tous. Fut une époque où elle était une furie rugissante. Elle tournoyait dans tous les sens sur elle-même à une telle vitesse que l’eau en avait le mal de mer. Il fut donc décidé de limiter sa rotation. L’eau utilisa les structures existantes, à savoir ses prisons, qui avaient la particularité de ne pas être des murs de pierre et de ciment qui emprisonnaient des détenus, mais des murs fabriqués en détenus. Les détenus étaient la matière première. Les gouttes d’eau détenues étaient gelées et transformées en glace pour les empêcher d’agir. La vie c’est le mouvement, une fois gelés, les détenus étaient hors d’état de nuire. Cela explique la naissance des calottes glacières polaires qui n’ont rien à voir avec une inclinaison donnée de la Terre et une certaine exposition au soleil, comme cela a parfois été stupidement prétendu. Seul un humain peut être assez stupide pour penser que les icebergs sont simplement gelés pour des histoires météorologiques. Les icebergs sont d’anciens courants marins, les humains disent courants politiques, qui ont été volontairement gelées, les humains diraient jetés en prison, pour ne plus venir perturber le bon déroulement de la vie marine et de son unité. L’eau déplaçait la glace, en la créant au besoin, ou en rendant la liberté aux gouttes d’eau réhabilitées, ou en accordant des libérations anticipées à certains prisonniers politiques, ou des semi-libertés à des factions entières qui quittaient leur prison polaire et se détachaient des pôles, icebergs qui erraient tranquillement, se fondant dans l’océan pour venir, petit à petit, rejoindre la société aquatique. Par ce moyen l’eau jouait sur son propre poids puisque la masse volumique de la glace est inférieure à celle de l’eau. Elle allégea les deux pôles, que les humains appelèrent Arctique et Antarctique. Cela explique pourquoi on trouve sur la Terre des banquises au pôle Nord et au pôle Sud, c’est-à-dire aux deux points les plus éloignés de la planète. Sans connaissance de ces faits, l’humain dut inventer une histoire abracadabrante de température et d’exposition au soleil pour expliquer que les deux points diamétralement opposés de la planète subissaient le même phénomène. Tout le poids de la Terre, son centre de gravité, se concentra dans la zone de l’équateur, ce qui transforma la planète en une toupie animée seulement d’une rotation horizontale.

— Vos souhaits guerriers m’inquiètent au plus haut point. Que se passera-t-il si nous ne réagissons pas ? Rien ! Alors laissons cette flaque d’eau chaude exister, comme si rien chez elle n’était différent. Nous avons toujours bien vécu dans l’assimilation et l’indifférentiation, et cela nous a bien réussi. Si je vous suis dans vos évolutions, pourquoi ne pas demain nous sexuer, pour ne pas demain se dire « Tiens aujourd’hui, une goutte sera femelle et l’autre sera mâle », et puis après-demain pourquoi ne pas dire « seules une goutte mâle et une goutte femelle pourront donner naissance à un bébé goutte qui sera lui aussi, à son tour, soit mâle, soit femelle », et puis pour continuer à se complexifier, on peut aussi le nommer le bébé goutte, et puis aussi tenir un registre des naissances. Avez-vous perdu la tête ou voulez-vous nous faire courir à notre perte ? Le syndrome humanoïde vous est-il monté à la tête ? Faire des lois qui, non contentes de ne pas résoudre les problèmes, en créent de nouveaux qui justifient de nouvelles lois ! Nous devons conserver notre simplicité. L’hydrogène est l’élément le plus répandu dans l’univers, et l’oxygène est un élément indispensable à la biosphère terrestre. En combinant uniquement ces deux éléments, nous garantissons la pérennité de notre existence. Les différentes tentatives des humains pour nous éliminer se sont toujours soldées par un échec. Ils ont eu beau utiliser des générateurs d’hydrogène pour séparer nos molécules d’hydrogène et d’oxygène par électrolyse, ils ne peuvent pas éliminer ni l’hydrogène, ni l’oxygène, et à partir de là il leur a toujours été impossible de nous empêcher de nous reconstituer. Nous sommes invulnérables. Pourquoi vouloir changer cela ? Pourquoi ne pas choisir la voie de la tolérance, du vivre-ensemble malgré les différences. Il y a suffisamment de ressources pour que chacun puisse s’épanouir. Pourquoi vouloir tout dominer, tout contrôler. N’ayez pas peur des différences, au contraire, apprenez, enrichissez-vous de ces différences.

Je fais une pause dans ma lecture. Cet extrait me laisse songeur. Quand je pense que les sirènes, les tritons, les humains ont vraiment existé, je me dis que jeter un œil en arrière sur mes origines est un travail nécessaire pour rester humble.

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