Yach gesticulait dans la neige, il pleurait à chaudes larmes, son
petit corps tout bleui par le froid. Les solides chasseurs
regardèrent d'un œil attendri ce petit d'homme livré sans défense
à la sévérité des éléments naturels. Qu'il était mignon, qu'il
était attendrissant, on l'aurait croqué d'amour. Devant un petit
bouchon si adorable, ils ne prirent pas la peine de se demander
comment il était arrivé là. Il avait la tête d'un petit Ishn, et
jamais les Ishn n'abandonnent les leurs. Peu importait, que ce soit
un ange qui l'ait déposé là, ou que ses parents l'aient abandonné,
ils ne pouvaient pas le laisser à son triste sort. Et puis ils n'en
avaient aucune intention, il était si craquant, une bouille toute
rigolote. Ils le réchauffèrent en le recouvrant d'une peau, et le
frictionnèrent pour faire circuler le sang. Tous voulaient le
cajoler. Le bébé fit le tour des bras. Ils le nourrirent avec du
très précieux mas très nourrissant lait d'ourse. Très précieux
car il n'y avait que deux méthodes pour obtenir ce lait. La première
était de traire une ourse allaitante, mais personne n'y était
jamais arrivé. La deuxième était de tuer une ourse en fin de
période d'allaitement, pour ne pas condamner également son petit,
et de récupérer immédiatement le lait. La température ambiante se
chargeait de le congeler pour le conserver. Yach riait. Une tribu
prenait soin de lui. Il n'avait plus froid, il n'avait plus faim, il
était en sécurité. Les chasseurs l'installèrent confortablement
dans un traîneau, et prirent le chemin du campement. Les jours
suivants furent des moments de bonheur pour Yach, il s'épanouissait,
chouchouté par les femmes de la tribu. La vie était suffisamment
difficile dans cette contrée glaciale pour que les différentes
tribus cherchent à éviter toute querelle les unes avec les autres.
La famine n'était jamais très loin, une ultime tempête de neige
était toujours à l'affût, il n'était guère nécessaire d'aider
la faucheuse dans sa triste besogne. Aussi fut-il décidé que
quelques valeureux chasseurs ramèneraient le petit Ishn aux siens,
vers le nord. Quelle animation dans la tribu, pensez-vous, un petit
homme qui apparaissait comme cela, au milieu de la neige, les
discussions allaient bon train autour d'un verre de graisse de phoque
tiède. Le bonheur s'accrochait à ce campement, autour du feu
frétillant, des danses et des chansons. La lune regardait d'un œil
mauvais ce bonheur. Son premier quartier s'effaçait. La pleine lune
n'avait pas eu le temps de se manifester que les chiens avaient déjà
compris. Ils paniquaient, ils s'agitaient, ils hurlaient à la mort.
Jamais ils ne s'étaient comportés comme cela. Les anciens de la
tribu s'inquiétèrent également, ils faisaient confiance à
l'instinct des chiens. Qu'est-ce qui pouvait faire paniquer les
chiens à ce point ? Yach ne paniquait pas. Au contraire, plus
la lune se dévoilait et plus il sentait ses forces augmenter. La
lune le dopait. Il la trouvait jolie, elle lui souriait. Elle était
comme une présence amie. Yach avait faim, il voulait de la viande,
il se lécha les babines pendant que les hommes se débattaient pour
contenir les chiens qui tiraient sur leur laisse à s'en briser le
cou. L'un des chiens réussit à arracher le pieu où était fixée
sa laisse, il se précipita vers Yach. Malgré la nuit, la pleine
lune éclairait le campement et Yach vit le chien se jeter sur lui.
Il n'eut pas le temps d'avoir peur. Les dents de Yach se plantèrent
dans la nuque du chien et le tuèrent sur le coup. Yach se sentait
invulnérable, il avait une pleine conscience des événements. Il
savait qu'il n'était qu'un bébé d'à peine de six mois, et
pourtant il faisait des sauts de plusieurs mètres, il regarda ses
pattes velues et puissantes, ses griffes acérées, il comprit qu'il
n'était plus Yach, il était une puissante bête sanguinaire qui
avait faim. Il égorgea les chiens un à un, en ricanant, ils
n'étaient que de frêles cousins domestiqués. Autant livrer un chat
à un tigre. Lorsque la pleine lune s'effaça pour laisser place au
dernier quartier, plus aucun souffle de vie autre que Yach n'animait
le campement. La lune emporta avec elle ses sortilèges et ses
secrets. Il ne restait au petit matin qu'un enfant repu et en pleine
santé, mais apeuré et qui comprenait que la situation présente
était anormale, et qu'il avait fait une grosse bêtise. Yach avait
grandi, il n'était âgé que de quelques mois, mais il avait la
maturité d'un louveteau. Il comprit que la lune avait tué tous ses
amis, toute cette tribu qui prenait soin de lui, le choyait, le
nourrissait, le dorlotait. Il se coucha sur le côté et pleura. Il
était seul.
Chapitre 3 - Prise de conscience
Chapitre 3 - Prise de conscience
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