Rosalie et Patricia eurent une bien désagréable surprise ce mercredi 18 octobre 2015 à 08h00 du matin en entrant au bloc de chirurgie B. Elles venaient de prendre leur service, et comme le leur dictait le planning, elles s’apprêtaient à nettoyer et désinfecter le bloc qui devenait leur territoire pour les quatre heures à venir. C’était la routine, mais elles aimaient leur travail, elles étaient fières, seules au milieu de tant de matériel si sophistiqué, elles avaient l’autorisation, personne d’autre n’avait le droit d’entrer, la salle leur était réservée rien que pour elles. Pour Rosalie qui avait débuté en nettoyant des bureaux insipides tard le soir, ce poste était une aubaine, sans oublier son statut d’agent hospitalier qui était la cerise sur le gâteau. Patricia, quant à elle, était d’une nature à ne pas se satisfaire de la première friandise venue. Elle s’était donc naturellement syndiquée et n’hésitait pas à user de sa forte voix pour manifester son mécontentement. Elle entra la première dans le bloc, et contrairement à ses habitudes, elle resta bouche bée de stupéfaction. Le spectacle était surnaturel. Elles avaient l’habitude d’être surprises, elles voyaient de tout dans cet hôpital, des malades bien portants, des morts, des médecins ivres, mais ce qu’elles avaient sous les yeux à cet instant, c’était bien la première fois. Dispersés sur le sol dans tout le bloc, les corps de toute l’équipe de chirurgie gisaient, baignant dans des flaques de sang. De longues secondes passèrent en silence. Rosalie resta pétrifiée. Patricia fut la première à réagir. Elle hurla aussi fort qu’elle put, en proie à une panique incontrôlable.
L’hôpital ne put étouffer l’affaire. Il ne s’agissait pas
d’un banal décès suite à une regrettable erreur médicale, il
s’agissait du meurtre de six personnes. Parmi les victimes ne
figurait aucun patient, les morts faisaient tous partie du personnel
hospitalier. Du jamais vu. Hormis le bloc chirurgical qui fut placé
sous scellé, l’hôpital resta ouvert – il était impossible pour
les autres hôpitaux de la ville d’accueillir tous les malades –
et tenta de fonctionner normalement, mais il n’était question que
de l’Affaire. Toute l’équipe de chirurgie s’était fait
sauvagement assassiner : le chirurgien, le médecin
anesthésiste, l’infirmière anesthésiste, l’infirmière
instrumentiste, l’interne, et l’aide-soignante. Assassinés
entre 22h40 et 22h55. A 22h35, une panne générale d’électricité
avait plongé l’hôpital dans le noir complet. Le groupe
électrogène qui devait prendre la relève en cas de coupure
électrique ne s’était pas mis en route, ce qui en soi n’était
pas étrange puisque les restrictions budgétaires n’avaient pas
permis de reconduire le contrat d’entretien. En revanche, le
disjoncteur électrique général s’était déclenché sans aucune
raison flagrante, ce qui était la cause de la coupure d’électricité.
La police fut très efficace.
Moins de 48 heures après les faits, un suspect était déjà en
garde-à-vue. La piste du règlement de compte personnel fut
immédiatement écartée puisque toute l’équipe avait été tuée.
Qui pouvait en vouloir à toute une équipe médicale ? Un
patient bien sûr. Un coup d’œil aux cas médicaux litigieux, par
ordre chronologique, mena rapidement l’enquêteur vers Ernest
Dumoison. Tous
les éléments du dossier convergeaient vers ce patient. Le
chirurgien assassiné l’avait opéré suite à un accident de
voiture. Malheureusement l’intervention avait été un échec et M.
Dumoison avait définitivement perdu la vue. Comme un malheur
n’arrive jamais seul, la compagnie d’assurance refusa de
l’indemniser à hauteur de son préjudice, prétextant que
l’intervention chirurgicale était bénigne et n’aurait jamais dû
se solder par une cécité définitive. La faute en revenait au
chirurgien et l’indemnisation était donc du ressort de son
assurance en responsabilité civile professionnelle. Une bataille
d’experts médicaux s’ensuivit, l’un affirmant qu’il n’y
avait aucune responsabilité du chirurgien car il avait œuvré dans
les règles de l’art, l’autre objectant que, eu égard au niveau
de compétence de ce chirurgien renommé en ophtalmologie, cet échec
médical était fautif. Les faits laissaient à penser que
l’intervention était banale, mais que ce chirurgien réputé avait
bâclé le travail, préférant intervenir sur les chirurgies
avant-gardistes qui faisaient sa renommée, à savoir apporter la vue
à des aveugles de naissance grâce à une technologie innovante
mêlant œil artificiel et implant neuronal. Tout l’hôpital
connaissait M. Dumoison qui était revenu à de multiples reprises
harceler l’hôpital et avait passé des heures dans le hall
d’accueil où les médecins, excédés, l’avaient cantonné en
profitant de son handicap visuel pour imposer aux hôtesses d’accueil
de ne l’accompagner que sur un seul chemin : celui de la
sortie. Ivre de rage, Ernest Dumoison avait même haut et fort menacé
de mort le chirurgien. Il y avait des témoins à foison, et même un
enregistrement vidéo. Et puis il y avait cette scène de crime
inhabituelle. Toute l’équipe médicale avait été assassinée
avec une rapidité d’autant plus surprenante qu’un noir total
régnait au moment des crimes et qu’il n’y avait aucune trace de
lutte. On aurait dit une frappe chirurgicale, l’attaque d’un
félin, d’un léopard par exemple. Pour être aussi précis et
efficace, le, la ou les assassins n’avaient pas pu œuvrer dans le
noir, donc ils étaient arrivés sur les lieux avec un éclairage,
mais s’ils étaient venus avec de l’éclairage, ils n’auraient
pas pu être aussi rapides, car l’équipe médicale les aurait vu
arriver. Rapidité, précision, efficacité. Un félin aurait pu
avoir cette rapidité et cette efficacité, mais pas cette précision.
Un félin n’aurait pas assassiné toute l’équipe sans exception,
et sans aucun dommage matériel, sans renverser la moindre fiole, la
moindre bouteille. Un humain pouvait avoir eu cette précision et
cette efficacité, mais pas cette rapidité. Qu’il surgisse sans
lumière à tâtons ou qu’il arrive avec un éclairage, l’équipe
aurait réagit et se serait défendue. Restait la possibilité d’un
humain équipé de lunette de vision nocturne. Du matériel
militaire. Ernest Dumoison avait servi dans les forces spéciales, il
faisait partie des rares personnes à être en possession de matériel
de vision nocturne. Certes, il était aveugle au moment du crime,
mais il avait pu se faire aider. Et pour tout alibi concernant le
soir du crime, Ernest Dumoison était soi-disant chez lui en train de
dormir. Aucun témoin pour corroborer ses dires. La cause était
entendue, on avait les victimes, le coupable, l’arme du crime –
un scalpel abandonné sur place – et le mobile, avec en prime la
logistique – les lunettes de vision nocturne. Quel acte insensé
tout de même, affichaient en première page les journaux. Mais le
personnel et les patients n’avaient plus de crainte à avoir, le
coupable était identifié et mis hors d’état de nuire. La vie
pouvait reprendre son cours.
L’inspecteur de police Edouard
Mirepois, avec son jeune âge et son regard toujours affublé de
lunettes aux verres dont l’épaisseur prêtait à sourire, n’aimait
pas les évidences. « Seul le monde des enfants est
suffisamment innocent pour être simple », avait-il coutume de
dire. Le bureau du préfet avait demandé que ce dossier médiatique
lui soit confié, bien que l’hôpital ne faisait pas partie de sa
circonscription. Son flair lui fit relever plusieurs grains de sable
dans la théorie de la culpabilité évidente de Dumoison. Premier
grain de sable. Les victimes avaient été lacérées de gauche à
droite avec le scalpel retrouvé dans la salle d’opération. Il
était donc très fortement probable que l’assassin manipulait
l’objet tranchant de la main gauche. Or Ernest Dumoison était
droitier. Deuxième grain de sable. L’assassin avait coupé
l’électricité au moment de son forfait. Pourquoi ? Certes,
il devenait invisible, mais l’équipe chirurgicale connaissait les
locaux par cœur. Par conséquent l’absence de lumière était un
avantage pour les victimes. Pourquoi donner un avantage à la proie
que l’on pourchasse ? Pourquoi l’amener sur un terrain où
elle est à l’aise ? Troisième grain de sable. D’après la
hauteur des coups portés, l’assaillant mesurait entre 1m70 et
1m85, très probablement dans les 1m77 ou 1m78. Dumoison là encore
ne correspondait pas au profil attendu. Quatrième grain de sable.
L’assaillant connaissait parfaitement l’hôpital, car il avait pu
rejoindre la sortie dans le noir complet, en prenant soin d’éviter
les caméras de surveillance qui, alimentées par un réseau
électrique secondaire, continuaient à enregistrer. Pour
l’inspecteur Mirepois, qu’un éminent chirurgien ophtalmologue
soit assassiné dans le noir ne pouvait être que l’œuvre d’un
aveugle. Or Ernest Dumoison n’était pas un aveugle au sens propre.
Il avait perdu la vue récemment, ce qui était totalement différent,
car depuis qu’il avait perdu la vue, il était totalement
désorienté dans ce monde devenu sans image, et il était incapable
de se diriger sans aide. Cinquième grain de sable, l’arme
du crime était effectivement un scalpel, mais pas le modèle utilisé
par l’hôpital, pas plus que la lame montée sur le scalpel.
Sixième grain de sable, Ernest Dumoison n’avait de cesse de crier
son innocence. On clame son innocence lorsque l’on grille un feu
rouge, ou que l’on ne paie pas le parcmètre, mais pas lorsque l’on
a assassiné de sang froid six personnes et que l’on est démasqué.
Tous ces détails chagrinaient
l’inspecteur Mirepois qui savait par intuition que c’est le
détail qui révèle le mensonge. Lorsqu’il fit part de ses doutes
à voix haute, il rencontra un réprobation générale. On tenait le
coupable, il serait châtié. Pourquoi diable ce jeune inspecteur
venait-il faire du zèle et entraver une soif de vengeance légitime ?
Quelques petites vérifications supplémentaires et dès le lendemain
de son intervention verbale remarqué, l’inspecteur Mirepois fut en
mesure de confirmer que Ernest Dumoison n’était pas l’assassin.
Dans l’opinion publique, au sein du personnel de l’hôpital, et
jusque dans le bureau du Préfet, les paroles de ce jeune inspecteur
faisaient tousser. Son avenir professionnel s’engageait sur une
route désaffectée. Imperturbable aux remarques, l’inspecteur
Mirepois expliqua point par point pour quoi Dumoison était innocent
et qui était le coupable.
— Voyez-vous, l’arme du
crime est un scalpel, en apparence identique à ceux que l’on
trouve dans tous les blocs opératoires de cet hôpital. Et bien pas
tout à fait. Même si ce n’est pas flagrant à l’œil nu, la
qualité de la lame n’est pas celle utilisée dans les hôpitaux.
Elle est meilleur marché car l’exigence d’utilisation n’est
pas celle d’un chirurgien. Ce type de scalpel est distribué quasi
exclusivement chez les podologues !
Il expliqua ensuite pourquoi
l’assassin était gaucher, en raison du sens des entailles. Puis il
précisa que soit l’assassin avait accès à du matériel de vision
nocturne, soit, éventualité qui n’avait pas été envisagée, il
voyait la nuit, comme les chats.
— Si vous n’avez rien de
mieux que d’essayer de nous convaincre que c’est Catwoman qui a
fait le coup, je vous laisse à vos histoires, j’ai du travail,
pesta le vieux commissaire responsable du dossier, qui n’avait rien
contre une enquête rapidement bouclée.
— Catwoman ou bien n’importe
quel aveugle, s’empressa de continuer l’inspecteur Mirepois. Qui
se déplace aussi facilement la nuit que le jour ? Les chats,
Catwoman, et… les aveugles, asséna-t-il sentencieusement pour
tacler son supérieur hiérarchique.
équipé
d’une vision nocturne technologique comme les militaires ou
biologique comme les chats, l’assassin n’en connaissait pas moins
l’hôpital dans ses moindres recoins puisqu’il avait pu quitter
les lieux en évitant toutes les caméras de surveillance.
L’inspecteur Mirepois reprit :
— Notre assassin est donc
podologue, gaucher, militaire ou aveugle, mesure 1m77, connaît
parfaitement l’hôpital. Qui correspond à cette description ?
Personne malheureusement, ni parmi le personnel de l’hôpital, ni
parmi les anciens patients !
Le commissaire fulminait. Ce jeune
inspecteur ridiculisait la profession. Déjà que les temps étaient
difficiles et que la poulaille n’avait pas bonne presse, qui avait
bien pu recruter cet hurluberlu ? Encore un fils à papa planqué
dans le bureau du Préfet et qui n’avait jamais mis un pied dans la
rue ! L’inspecteur Mirepois ne s’arrêta pas en si bon
chemin :
— Il est impossible que
personne ne corresponde à cette description. Il y a forcément un
assassin ! J’ai donc étendu la recherche à l’environnement
proche. Gilles Dugule, le voilà le nom de votre assassin. Monsieur
Dugule est le mari de Marie-Thérèse Pierrefonds-Dugule, podologue
en activité. Il mesure 1m77, est gaucher, aveugle de naissance, et
connaît parfaitement l’hôpital pour s’y être fait opérer il y
a deux ans par le professeur Cornouille, l’une des six victimes.
L’assistance était bouche-bée.
Ainsi donc ce jeune inspecteur avait eu raison de douter de
l’évidente culpabilité de Ernest Dumoison.
— Félicitations jeune homme,
reconnut le commissaire. Cette affaire me paraissait à moi aussi
trop simple pour être honnête, il était évident que Dumoison
n’était pas le seul patient à qui le professeur Cornouille
n’était pas parvenu à sauver la vue.
— Au contraire commissaire,
la chirurgie que le professeur Cornouille réalisa sur Monsieur
Dugule fut un succès total. Gilles Dugule, aveugle de naissance
depuis 50 ans, a pu voir pour la première fois de sa vie, il y a
deux ans, le monde avec ses propres yeux.
— Mais alors que diable,
bredouilla le commissaire qui commençait à se demander si le jeune
Mirepois n’était pas en train de lui jouer une mauvaise farce.
— Gilles Gudule a tout avoué.
Il était heureux. Il était né aveugle. Pour nous c’est un drame,
mais pour lui, c’était sa vie, il n’avait jamais connu que ça.
Il s’était adapté, il vivait heureux. Bien sûr qu’il était
d’accord pour servir de cobaye dans une chirurgie expérimentale
qui, si elle échouait, ne changerait rien à sa vie, mais qui, si
elle réussissait, lui apporterait ce qui lui manquait le plus dans
cette vie : la vue. ça,
c’est l’opinion de ceux qui s’apitoient sur la cécité de
naissance de Monsieur Gudule. Mais encore une fois, Monsieur Gudule
vivait heureux. Si on lui avait demandé ce qu’il désirait changer
dans sa vie, il n’aurait rien eu à répondre. Sa vie était belle.
Peut-on imaginer le drame qu’affronte quelqu’un qui n’a jamais
ouvert les yeux durant les cinquante premières années de sa vie
lorsque soudainement, on les lui ouvre comme si c’était un moment
tout à fait normal en lui criant : « Bienvenue chez les
voyants ». Gilles Gudule découvrit le monde, il voyait enfin
les couleurs, mais le monde qu’il voyait n’était pas le même
que le monde dans lequel il avait toujours vécu. Lorsqu’il était
aveugle, il avait d’autres perceptions, il entendait les sons, il
ressentait les mouvements, il sentait les vibrations de l’air, il
avait un monde d’une telle richesse, et à présent qu’il voyait,
il ne reconnaissait plus du tout le monde. Il avait la vue, mais la
vue lui apportait un sens qu’il ne savait pas utiliser, avec lequel
il ne sait pas quoi faire. En revanche, la vue lui avait retiré la
puissance de tous ses autres sens, bref il se retrouva comme un
enfant plongé dans un monde qu’il ne comprenait absolument plus.
C’est pour cela qu’il en a voulu à l’équipe de chirurgie. Il
en veut au chirurgien car celui-ci n’a pensé qu’à sa carrière
professionnelle en l’opérant, n’a pensé qu’aux retombées
médiatiques de son opération, et à aucun moment il n’a essayé
de se mettre dans la tête du patient cobaye. Pourquoi Gilles Dugule
s’est-il laissé opérer ? Impossible pour un aveugle de
refuser lorsqu’on lui propose de retrouver la vue, personne
n’aurait compris, ni sa femme, ni ses enfants. Il a donc accepté,
d’autant qu’il n’y avait aucune raison pour que l’intervention
soit un succès. Pensez-vous, cinquante ans qu’il vivait ainsi.
Gilles Gudule avait perpétuellement vécu et s’était toujours
déplacé dans un monde nocturne. En abaissant le disjoncteur général
de l’hôpital, il a amené tout l’hôpital dans son univers à
lui, et il a pu se montrer particulièrement efficace puisqu’il ne
manquait pas de repères. Le chirurgien et son équipe l’ont mutilé
sans pitié, il leur a rendu la monnaie en utilisant la même arme :
un scalpel.
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